« Prokofiev a conféré à sa musique un esprit où règne la liberté humaine »

Kirill Karabits, chef principal du Bournemouth Symphony
Orchestra, a enregistré une intégrale des symphonies de Serge
Prokofiev. Alors que le monde de la musique s’apprête à fêter les
125 ans de la naissance du compositeur russe, le chef d’orchestre
ukrainien nous parle de sa fascination pour Prokofiev.

Karabits (© Sussie Ahlburg)
Karabits (© Sussie Ahlburg)

Que vous inspirent
les symphonies de
Prokofiev ?

Je pense que ses sept
symphonies sont des
chefs d’œuvre,
chacune à leur
manière. Elles sont
toutes différentes et
représentent les nombreuses facettes du talent si divers de
Prokofiev. Certaines d’entre elles, comme la première et la
cinquième sont les plus représentatives de ce talent. D’autres, en
revanche, comme la sixième et la septième nécessitent une
interprétation et une écoute plus délicates.

Quelle est la place de ces symphonies dans le répertoire du
20e siècle ?

Elles constituent toutes des pièces importantes dans le répertoire
au même titre que les symphonies de Chostakovitch, à la différence
près que ce dernier était un réaliste et décrivait sans détour un
sentiment et une émotion. Avec Prokofiev, c’est différent. Il a
conféré à sa musique un esprit où règne la liberté humaine,
regardant vers l’avenir plutôt que de montrer la tristesse comme en
témoigne sa vision de la commémoration des victimes de la seconde
guerre mondiale.

Quel a été votre objectif lorsque vous avez décidé d’enregistrer ces
symphonies avec le Bournemouth Symphony Orchestra ?

Ma motivation première a été de populariser ses symphonies les
moins connues et de mettre l’accent sur les œuvres de jeunesse que
Prokofiev composa lorsqu’il vécut en Ukraine avant 1910.

On a souvent parlé de la première symphonie, composée il y un
siècle tout juste, comme d’une symphonie néoclassique. Or, il a
abandonné son néoclassicisme dans les symphonies suivantes.
Qu’en pensez-vous ?

Le langage musical que Prokofiev développa à travers ses
symphonies, son utilisation des instruments et des couleurs de
l’orchestre devinrent de plus en plus perfectionnés. Cependant, les
modèles et les prouesses contenus dans la première symphonie se
retrouvent dans ses symphonies ultérieures. En fait, je dirais que
toute sa musique est néoclassique.

Prokofiev, symphonies 1-7,
Bournemouth Symphony Orchestra,
dir. Kirill Karabits,
Onyx Classics

Laurent Paadt

Portzamparc, dompteur de rêves

L’architecte français se raconte à travers ses œuvres

Suzhou (© Christian de Portzamparc)
Suzhou (© Christian de Portzamparc)

Lire un artiste
raconter son œuvre
est toujours
fascinant. Que l’on
soit clairement dans
l’hagiographie
importe peu car le
lecteur, séduit ou
agacé, est à chaque
fois embarqué dans un voyage unique.

Avec ce livre en forme d’album de souvenirs qui constitue autant
une monographie qu’une réflexion sur la création, Christian de
Portzamparc nous fait ainsi pénétrer dans le secret de son intimité.
Premier français à avoir remporté le Pritzker Prize – le Nobel de
l’architecture – en 1994, l’auteur de la tour LVMH de New York, du
siège du journal Le Monde et du palais des congrès de Paris se
raconte au fil des pages et détaille ses différents projets sur plus de
quarante ans, de la tour verte Noisiel au projet du Parlement
algérien.

« L’itinéraire est inconnu, la raison et le rêve se répondent et se
provoquent comme si chacun voulait décider »
écrit Portzamparc en
ouverture de l’ouvrage. Et à force de tourner les pages, on se rend
bien compte que le rêve a souvent remporté la partie. Est-ce la
raison qui a gagné la partie dans ce projet du Broad Art Foundation
Museum représentant deux grands vers tirés du roman Dune de
Franck Herbert ? Certainement pas. Ici, dans la Tour 57 à New York,
c’est clairement le rêve qui l’a emporté quand on admire cet éperon
d’argent dressé vers le ciel et qui abrite certainement un super-
héros sorti d’un comic book. Là encore, dans le centre culturel de
Suzhou, la rêve a réussi à faire prévaloir son avantage, tiré comme le
rappelle l’auteur, d’un « roman d’anticipation ». Ici enfin au musée
Hergé, c’est assurément le rêve qui a raflé la mise en construisant
une bande dessinée de béton.

On ne se lasse donc pas de lire Christian de Portzamparc raconter
ses exploits architecturaux. Le classement chronologique permet
aussi de mesurer son évolution artistique, à la manière d’un
compositeur changeant de style à partir de fondamentaux dont le
fameux îlot ouvert et représentés sous forme de pastels,
d’acryliques, de maquettes et surtout de ses innombrables dessins.
D’ailleurs, ces derniers, « ces faux amis les plus intimes », ne sont pour
lui que des partitions musicales qui attendent, à la manière de
symphonies, d’être jouées sur le chantier. Alors Portzamparc
musicien ? La Cidade des Arts à Rio de Janeiro, la Philharmonie de
Luxembourg, la Cité de la musique de Paris, les projets de la
Philharmonie de Paris et du centre culturel de Suzhou laissent à
penser que oui.

L’ouvrage permet également de découvrir des réalisations et projets
moins connus comme « le saut de l’antilope », ce complexe culturel et
économique de la future ville angolaise de Kilamba Kiaxi avec ses
grands arcs protégeant de la pluie et du soleil, ou l’extension en mer
de la Principauté de Monaco proposée en compagnie des deux
autres géants de l’architecture, Rem Koolhaas et Frank Gehry. Mais
surtout, Kilamba Kiaxi et Monaco replacent l’architecte dans son
rôle fondamental, celui d’éclaireur de l’humanité qui, à travers ses
rêves, permet aux nouvelles sociétés de voir le jour. Avec ce
magnifique ouvrage, on comprend mieux que Christian de
Portzamparc appartient à ces hommes qui, de Filippo Brunelleschi à
Alejandro Aravena en passant par Frank Lloyd Wright ou Renzo
Piano ont changé à jamais la vie des hommes.

Christian de Portzamparc, les dessins et les jours,
« l’architecture commence toujours avec un dessin »
,
Somogy éditions d’art, 2016

Laurent Pfaadt

Le grand maître de l’alto

L’altiste est à l’honneur d’un coffret regroupant ses plus grands
enregistrements

Bashmet (© Oleg Nachinkin)
Bashmet (© Oleg Nachinkin)

L’alto a souvent été
considéré comme le
mal-aimé des cordes.
Entre le prestige du
violon et l’ombre
parfois envahissante
et grandiose du
violoncelle, il fut tiré
d’un oubli relatif aux
19e et 20e siècles par
quelques
compositeurs inspirés tels que Max Bruch, Bela Bartok, William
Walton et Alfred Schnittke qui lui écrivirent quelques pièces qui
sont aujourd’hui des classiques. Mais il fallut également quelques
grands interprètes pour faire rayonner cette musique qui
transcenda l’instrument. De William Primrose à Antoine Tamestit en
passant par Rudolf Barshaï, il se trouva une légion de virtuoses prêts
à se dévouer à cette noble cause. Parmi cette cohorte de génies, Yuri
Bashmet fait aujourd’hui figure de grand maître.

Depuis près de quarante ans et son premier prix au concours ARD
de Munich, Yuri Bashmet régale les salles de concert ainsi que les
oreilles des mélomanes. Des compositeurs contemporains lui ont
dédié certaines de leurs œuvres. Il n’y a qu’à citer Sofia Gubaidulina
et son incroyable concerto (1996) ou Gyan Kancheli et son
merveilleux Styx pour alto, chœur mixte et orchestre (1999).
Le coffret rassemblant ses enregistrements pour RCA Victor sont là
pour rappeler cet incroyable talent et montre que l’altiste, qui a joué
avec les plus grands orchestres et chefs de la planète, est également
un musicien de chambre accompli.

L’extrême virtuosité de Bashmet est perceptible sur chaque disque.
En musique de chambre, elle est éclatante notamment dans Brahms
ou Schubert. Avec la complicité du pianiste Mikhail Muntian,
Bashmet transcende les œuvres qu’il interprète, sublimant ici la
dimension romantique d’un Glinka ou là l’angoisse d’un
Chostakovitch.

A propos des œuvres concertantes, le coffret comprend de
nombreux enregistrements des Moscow Soloists, cet ensemble que
Bashmet a fondé en 1992 et qu’il dirige toujours. Il y exprime
parfaitement cette âme russe qui mêle passion et mélancolie dans la
sérénade de Tchaïkovski et magnifie la Trauermusik de Paul
Hindemith où l’on a le sentiment incroyable que Bashmet nous
raconte quelque chose d’incroyable, une sorte de destin en
mouvement que la musique accompagne peut-être vers sa fin
inéluctable sans pouvoir l’arrêter. Dans le concerto pour violon et
alto de Max Bruch sous la baguette de Neeme Järvi et accompagné
du London Symphony Orchestra, l’osmose avec Viktor Tretyakov est
telle que l’on a parfois le sentiment que les deux instruments n’en
forment qu’un seul.

L’apothéose est cependant atteinte dans Schnittke et Walton. Dans
ce concerto du compositeur russe ainsi que dans le Monologue –
tous deux dédiés à Bashmet – l’altiste se livre à des interprétations
d’une noirceur et d’une mélancolie qui font aujourd’hui référence.
Ne restait plus qu’à conclure avec le concerto pour alto de William
Walton sous la direction d’André Previn à la tête du London
Symphony Orchestra (1994) qui reste aujourd’hui la plus
extraordinaire version enregistrée de l’œuvre. A l’inverse de
Schnittke, Bashmet y déploie ici toute la chaleur de l’instrument,
toute sa sensualité.

Ce coffret achèvera donc de rappeler que Yuri Bashmet est
certainement le plus grand altiste vivant de notre temps et surtout, il
redonnera à l’alto la place qui lui revient et qui est si grande.

Yuri Bashmet, the Complete RCA Recordings,
Sony Classical, 1996

Laurent Pfaadt

La comtesse aux pieds nus

Patricia Kopatchinskaja en répétition (© Emilie Dubrul)
Patricia Kopatchinskaja en répétition
(© Emilie Dubrul)

Magnifique concert de Patricia Kopatchinskaja à l’auditorium de Bordeaux

Il y a des concerts qu’il ne faut
surtout pas manquer dans une
saison. Celui qui réunissait dans la
magnifique salle de l’auditorium
de Bordeaux à l’acoustique
incomparable, la violoniste
Patricia Kopatchinskaja, le chef
polonais Vladimir Jurowski et le
Chamber Orchestra of Europe
représenta un de ces instants
magiques que l’on ne regrette pas.
Car ce soir-là, le public n’était pas au bout de ses surprises.

La première fut le remplacement du chef, souffrant, par le Français
Thierry Fischer, ancienne flûte solo de l’orchestre passée à la
direction notamment à la tête de l’orchestre symphonique de l’Utah.
Fin connaisseur de la maison COE, il prit très rapidement ses
marques. Et si Jurowski était absent, il avait concocté une autre
surprise à destination du public, la dixième symphonie pour
orchestre à cordes de Mieczyslaw Weinberg. Injustement reconnu,
Weinberg, dont la production musicale est considérable et peut
parfois être hermétique, a ouvert cette soirée avec une œuvre en
forme de course à l’abîme. Porté par des cordes très en verve et
notamment les solistes de chaque section (Loranza Borrani, Scott
Dickinson, Richard Lester et Enno Senft), cette symphonie
néobaroque qui s’ouvre avec un concerto grosso monta lentement
en tension jusqu’au cinquième mouvement qui s’apparenta à une
course folle s’achevant dans un gouffre. L’orchestre exploita
parfaitement le dialogue incessant entre chaque section qui
structure l’œuvre.

C’est alors qu’arriva Patricia Kopatchinskaja qui tira le public des
ténèbres dans lesquels nous avait plongé Weinberg. Pieds nus
dissimulés sous son ample robe rouge, la soliste moldave avait
emmené avec elle le deuxième concerto pour violon de Serge
Prokofiev. Avec sa virtuosité exceptionnelle, Patricia Kopatchinskja,
« PatKop », entra immédiatement dans ce concerto composé en
1935 en y faisant briller son lyrisme qui ne demandait d’ailleurs qu’à
être exalté par une main aussi experte. La complicité avec le
Chamber Orchestra of Europe fut immédiate, la soliste faisant
parfois signe d’entrer dans l’orchestre pour l’enjoindre à la suivre.
Après Weinberg et avant Beethoven, le concerto de Prokofiev
montra – s’il en était encore besoin – toute la plasticité de l’orchestre
et sa grande maîtrise des rythmes mélodiques (cordes et bois au
premier mouvement ou percussions dans le finale) qui lui donne, à
chaque concert, ce caractère incroyablement organique.

PatKop ne laissa personne insensible, bien au contraire. Avec son air
à la fois passionné et mutin, elle accompagna un orchestre envers
lequel elle entretient une affection évidente et qu’elle exprima aussi
bien dans cette partie soliste absolument géniale où elle livra cette
liberté et cette sensibilité contenues dans l’œuvre de Prokofiev que
dans ce finale et cette danse ensorcelante avec les percussions.
Cette liaison ne pouvait s’arrêter sitôt la dernière note jouée et
quelques baisers signés Ravel et Bartok avec le violoncelle solo et le
premier violon en guise de bis vinrent conclure, pour un temps, cette
lune de miel.

Les spectateurs n’étaient définitivement pas au bout de leurs
surprises. Car Patricia Kopatchinskja débarqua chez les violons en
tenue de musicienne d’orchestre pour suppléer l’une de ses amies
souffrantes dans une septième symphonie de Beethoven d’une
puissance parfaitement maîtrisée. Ce fut la surprise finale, celle
d’une artiste au talent incroyable qui a montré à tous que génie et
humilité n’étaient pas incompatibles.

Laurent Pfaadt

L’Histoire à coup d’archet

Menuhin (© Warner Classics)
Menuhin (© Warner Classics)

Le centenaire de la naissance de Yehudi Menuhin raconté en 80 CDs

On a coutume de l’appeler le violon du siècle. A l’occasion du centenaire de la naissance de Yehudi
Menuhin, il apparaît nécessaire de se
replonger dans cette vie incroyable entièrement consacrée à la musique. L’abondante discographie du génie réunie dans cette édition de prestige (80 CDs), lui qui fut une légende de son vivant comme après sa mort, permet de redécouvrir les différentes facettes de
Yehudi Menuhin. Et notamment celle qui lui fit jouer un rôle, certes modeste, mais non négligeable dans l’histoire. C’est toute
l’importance du coffret Yehudi, History recordings, présent dans l’immense réédition de l’œuvre du maestro.

Alors quelle histoire ? Celle de la musique tout d’abord. Comme
Paganini ou Ysaïe avant lui, Yehudi Menuhin, jeune enfant prodige né à New York en 1916 de parents juifs qui donna son premier concert à dix ans et enregistra son premier disque à 12 ans, fut le
dédicataire d’œuvres devenues des classiques du répertoire, de
Walton à Panufnik en passant par Bloch ou Bartok. Ainsi « en 1942, entre deux concerts (…), je rencontrais Bela Bartok à New York. Il me
captiva par son intégrité passionnée, son originalité »
rappelle Menuhin
qui devait commander au compositeur une sonate pour violon solo, créée en 1944.

Elève du célèbre violoniste Adolf Busch, Menuhin rencontra en 1925 George Enesco, ce maître devenu ami. Entre eux naquit une complicité indéfectible qui se traduisit notamment dans ce concerto pour deux violons de Bach donné à Paris en juin 1932 que Menuhin devait d’ailleurs rejouer en novembre 1945 à Moscou, en compagnie d’un autre génie, David Oïstrakh.

Menuhin fut également un ardent défenseur du concerto d’Elgar que le compositeur lui demanda d’enregistrer alors qu’il n’avait que 12 ans. La version présente dans le coffret enregistrée les 14 et 15 juillet 1932 sous la direction du compositeur dans un enregistrement devenu mythique témoigne d’une émotion qui ne quitta jamais le virtuose et surtout d’une maturité incroyable (un quatrième
mouvement d’anthologie) quand on sait qu’il n’a alors que seize ans !

Ce que montre également ce magnifique coffret, c’est le rôle non
négligeable que joua Menuhin sur la scène de la grande histoire.
Ainsi, en 1944 il joua le concerto de Mendelssohn à l’occasion de la
réouverture de l’opéra d’une ville de Paris libérée après avoir interprété la Marseillaise. Il aida également le chef d’orchestre Wilhelm Fürtwangler dans son chemin de croix de la dénazification, ce qui contribua grandement à son retour. Plusieurs enregistrements témoignent de cette complicité notamment ce concerto de Beethoven enregistré au festival de Lucerne en août 1947 où la magie opère
immédiatement entre Menuhin et Fürtwangler alors interdit
d’Allemagne.

Le concert pour le premier anniversaire de la déclaration des droits de l’homme et sa merveilleuse Chaconne de Bach le 10 décembre 1949 témoigna de son engagement indéfectible pour ces derniers (contre l’apartheid, pour la paix au Proche-Orient, etc) et les nombreuses causes qui lui valurent, entre autres, d’être indésirable en URSS. Cette ouverture au monde et aux autres se traduisit également dans son engagement en faveur de la musique contemporaine et de certains de ses représentants tels qu’Harry Somers ou John Williamson ou dans sa volonté de mêler des univers musicaux
différents en compagnie de Stéphane Grappelli ou de Ravi Shankar. Cet humanisme indéfectible et cette quête de l’altérité ne furent
finalement que le prolongement de sa musique qu’il adressa au monde entier, sur tous les continents, peu importe les différences et les épreuves.

Yehudi Menuhin, History recordings,
Warner Classics (18CDs), 2016

Laurent Pfaadt

L’indépendance du génie

Prokofiev (© Bibliothèque nationale de France)
Prokofiev (© Bibliothèque nationale de France)

Il y a 125 ans naissait Serge
Prokofiev, l’un des compositeurs majeurs du 20
e siècle

Définir Serge Prokofiev relève soit de la gageure, soit de
l’exploit tant l’homme et le compositeur se révélèrent complexes et surtout indépendants. Se nourrissant d’influences diverses et des multiples courants artistiques de la première moitié du 20e siècle, il développa un style propre, en dehors de toute école, et ne suivit qu’un seul chemin
artistique : le sien.

Si l’on devait caractériser son œuvre, il faudrait emprunter le mot du compositeur russe Alfred Schnittke, celui de polystylisme dont il fut l’inspirateur au demeurant. Car Serge Prokofiev s’imprégna aussi bien du constructivisme, du classicisme, se fit le promoteur du réalisme-socialiste tout en intégrant à son œuvre les grandes plumes de l’âge d’argent (Biély, Balmont, Akhmatova), absorba le folklore russe et la modernité industrielle, puisa enfin dans la nature. « Oui, j’aime furieusement la diversité partout et en toute chose » écrivait-il ainsi dans son journal en 1910.

Les années 1916-1918 demeurent à ce titre parmi les plus prolifiques de son existence. Il y a un siècle, Serge Prokofiev composait sa première symphonie ainsi que son premier concerto pour violon. Ce dernier, relativement classique, se veut moins percutant que ses deux premiers concertos pour piano. « Tout le concerto est un rêve et je pense que le violoniste doit imaginer son archet comme le pinceau d’un peintre, son œil comme la fenêtre d’un conte de fées tout en ayant l’esprit d’un metteur en scène » rappelle Patricia Kopatchinskaja, soliste
internationale. Tout en déployant ce lyrisme omniprésent dans toute l’œuvre de Prokofiev, le concerto pour violon, comme d’ailleurs la première symphonie, ressemblent à des rivières joyeuses lorsque la Suite Scythe (1914-15) s’apparente à un torrent furieux. « Ce concerto possède des éléments d’une pureté issue de sa personnalité et de son côté visionnaire de sa musique » poursuit Patricia Kopatchinskaja.

Cette première symphonie, avec ce premier mouvement et surtout cette gavotte, est un hommage aux grands maîtres du classicisme que furent Haydn et Mozart. Avec la deuxième symphonie d’inspiration beethovienne et sa cinquième qui rappelle le Parsifal de Wagner, Prokofiev a également inscrit son œuvre dans la lignée des grandes génies mélodiques de l’histoire de la musique. Et c’est ici que réside précisément le génie de Prokofiev. Il a introduit la poésie des anciens dans la forge du 20e siècle à coups de martèlements, d’asymétries et de dissonances, l’a broyé et en a fait du métal, de cet acier
indestructible qui dure éternellement et qui choqua certains de ses contemporains et en fascina d’autres.

Tous ces éléments forment une musique unique animée d’une
énergie incandescente qui a pour but d’interpeller et de provoquer quelque chose chez son auditeur, sans jamais tomber dans la banalité. « Certains considèrent la musique de Prokofiev comme extrêmement forte. D’autres, en revanche la perçoivent difficile et le public peut parfois la juger inamicale » résume le chef d’orchestre ukrainien Kirill
Karabits. Véritable héraut d’une modernité qu’il défendit par-dessus tout et qui convainquit les plus grands interprètes de son temps, de
Maria Yudina à Mstislav Rostropovitch en passant par David
Oïstrakh et Sviatoslav Richter, Serge Prokofiev demeurera un
compositeur aux multiples facettes. Cette formidable complexité se retrouve aujourd’hui dans sa musique, irrémédiablement unique.

A écouter : 

Prokofiev symphonies 1-7, Bournemouth Symphony Orchestra,
dir. Kirill Karabits, Onyx Classics

Prokofiev concerto pour violon, Patricia Kopatchinskja,
London Philharmonic Orchestra,
dir. Vladimir Jurowski, Naïve, 2013.

Laurent Pfaadt

Une histoire d’amitiés et d’exil

Coffret inédit dédié à l’altiste et chef d’orchestre Rudolf Barshaï

barshaiLa musique c’est un peu comme l’archéologie, il y a toujours quelque chose à découvrir, caché au fin fond d’une bibliothèque ou dormant sur les étagères poussiéreuses d’un conservatoire. Le coffret
consacré à l’altiste et chef d’orchestre Rudolf Barshaï publié aujourd’hui par le label ICA Classics appartient indiscutablement à ces trésors oubliés.

Rudolf Barshaï (1924-2010) a traversé d’Est en Ouest un siècle
musical intense et divisé par un rideau de fer. De l’alto à la baguette, il a laissé un legs important que vient encore enrichir ce magnifique
coffret composé en très grande majorité d’inédits que l’on doit en grande partie à sa veuve, Elena Barshaï.

La vie de cet homme, considéré comme l’un des plus grands altistes du XXe siècle démarre dans le conservatoire de Moscou, ce haut-lieu de la musique européenne qui a vu Tchaïkovski, Prokofiev,
Rachmaninov ou Chostakovitch. Plusieurs étudiants dont Barshaï et Dubinsky rejoints très vite par Rostropovitch fondèrent le quatuor Borodine en 1945. Cette histoire d’amitié fut à l’origine de l’une des plus belles aventures de la musique de chambre du siècle passé. Les enregistrements du quatuor sont légions mais ceux enregistrés au conservatoire de Moscou nous font entrer dans une intimité de toute beauté en particulier dans cette merveille du premier quatuor à cordes de Chostakovitch qui n’hésita pas dans son quintet pas à
accompagner cette petite troupe au piano ! On y apprécie également ce merveilleux Bach que Barshaï fit résonner avec ce
Stradivarius qui appartint en son temps à Henri Vieuxtemps.

Du quatuor à l’orchestre de chambre, il n’y eut qu’un pas que Barshaï franchit avec allégresse. Ce fut l’aventure du Moscow Chamber
Orchestra qui s’imposa très vite comme un orchestre de référence. Barshaï noua des amitiés avec un certain nombre de compositeurs présents dans le coffret dont Alexandre Lokshin et Revol Bounine qui lui dédia son concerto pour alto et surtout Dimitri Chostakovitch dont Barshaï et le MCO créèrent la 14e symphonie le 29 septembre 1969. Même si le coffret contient une version ultérieure (1971), elle témoigne bien de cette admiration réciproque et de cette articulation magistrale entre les cordes, les percussions et les voix que sut saisir Barshaï. On raconte d’ailleurs que lors d’une répétition du quintet pour piano, Barshaï se trompa d’entrée. Cette erreur plût tellement à Chostakovitch qu’il l’a consigna dans la partition. Le
coffret se fait également l’écho de ces amitiés avec Emil Gilels (concerto pour piano n°21 de Mozart) ou David Oïstrakh dans cet incroyable Rondo de Mozart qui marquèrent la légende du Moscow Chamber Orchestra.

Vint 1977 et l’exil. Le banni se fit alors citoyen du monde. En Israël dont il prit la nationalité, à Paris, à Vancouver et surtout à la tête du Bournemouth Symphony Orchestra où il laissa un souvenir mitigé parmi les musiciens. Le chef ukrainien Kirill Karabits, son lointain successeur à la tête de l’orchestre, reconnaît pourtant que « Barshaï contribua grandement au son de cordes de l’orchestre mais également de lui avoir apporté le répertoire russe, en particulier Chostakovitch ». Sur le disque, cette collaboration laissa des témoignages uniques tels que la cinquième symphonie de Lokshin. Mais surtout, Barshaï, qui se sacrifia totalement à la musique, revint aux sources de ce 20e siècle qui l’émerveilla et le fit souffrir. Il avait embrassé Chostakovitch, il servit Mahler, ce compositeur qu’il n’avait jamais cessé d’aimer et de promouvoir en URSS. Son travail sur la 10e symphonie, laissée inachevée par le maître et arrangée par Barshaï, révèle une autre facette de l’homme mais surtout, montre que s’il a choisi d’être interprète, il aurait pu devenir compositeur. C’est ce qu’avaient parfaitement compris Loshkin, Kryukov, Bounine ou Chostakovitch. Même si le
régime soviétique qu’il servit magnifiquement avec son alto tenta d’effacer sa mémoire, le concert de 2003 à Tokyo qui ferme ce
coffret rappelle avec éclat que son empreinte musicale demeure
ineffaçable. Car au final, la musique a raison de tout, surtout de ceux qui prétendent la confisquer.

A tribute to Rudolf Barshaï,
œuvres de Vivaldi, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Mahler,
Chostakovitch, Bounine, Britten, Tippett
notamment ICAB 5136 ICA Classics, 2015.

Laurent Pfaadt