L’échappée américaine

doverquartetLe Dover Quartet
était en concert à
Bruxelles

Considéré comme
l’un des quatuors les
plus prometteurs, le
Dover Quartet a,
une nouvelle fois,
ravi les spectateurs venus écouter les quatre musiciens américains.
Formé en 2008, il enchaine depuis cinq ans, les tournées aux Etats-
Unis et en Europe. De passage à Bruxelles, au conservatoire royal, il
a fait, une nouvelle fois, la preuve de son immense talent.

Tout a commencé avec le 23e quatuor de Mozart que la formation a
récemment gravé sur un disque remarquable. La légèreté et la
vivacité de l’interprétation ont permis d’apprécier la parfaite
harmonie entre les différents instruments. Ce dialogue permanent
notamment dans le menuetto a mis en lumière une prodigieuse
complémentarité. Dans cette conversation musicale permanente,
l’alto de Milena Pajaro-Van de Stadt a tiré son épingle du jeu. Jamais
dominant mais omniprésent, il a semblé virevolter, tantôt taquinant
le violon, tantôt s’amusant avec le violoncelle mais sans jamais se
laisser apprivoiser. Cette interprétation constitua un bel hommage
à un ancien professeur de violon du conservatoire et mozartien de
génie, le légendaire Arthur Grumiaux.

L’Adagio pour cordes du fameux premier quatuor à cordes de
Samuel Barber constitua, à n’en point douter, le clou du spectacle.
Enigmatique, incandescent, oppressant et mystique à la fois, le
Dover Quartet restitua à merveille toute l’émotion contenue dans
cette œuvre qui va bien au-delà de la musique pour nous dire
quelque chose de la vie elle-même et de sa fugacité. Portés la
douceur infinie du violon de Joël Link qui étendit le vibrato jusqu’à
la quasi-rupture, les quatre musiciens embarquèrent les
spectateurs dans un voyage musical dont ils se souviendront
longtemps.

Il ne restait plus qu’au 13e quatuor à cordes de Beethoven de
parachever ce merveilleux concert. Dans un extraordinaire
déchaînement de passion, le Dover Quartet, porté cette fois par le
violon de Bryan Lee dans l’adagio et le violoncelle de Camden Shaw
qui sonna le tocsin de la fugue, poursuivit son incroyable histoire qui
ne s’acheva pas sitôt la dernière jouée mais se poursuivit dans
toutes les têtes et dans tous les cœurs.

Laurent Pfaadt

A écouter : Dover Quartet, Tribute: Dover Quartet Plays Mozart,
Cedille Records, 2016

Retrouvez la programmation du BOZAR sur :
www.bozar.be/fr/homepages/73642-music

Ils ont changé le monde

Kazimir Malevich, Lady at the Tram Stop, 1913-1914. Collection Stedelijk Museum Amsterdam
Kazimir Malevich,
Lady at the Tram Stop, 1913-1914.
Collection Stedelijk Museum Amsterdam

Le BOZAR consacre
une exposition
lumineuse à l’avant-
garde

Ils s’appellent Pablo
Picasso, Die Brücke,
Robert Delaunay,
Die Blaue Reiter,
Marcel Duchamp ou
Fritz Lang et leurs
réflexions
considérées à
l’époque comme
décalées ou
révolutionnaires
furent en réalité en
avance sur leur temps. Entre 1895 et 1925 et l’émergence du
Bauhaus de Walter Gropius s’élaborèrent de grandes théories
artistiques qui donnèrent naissance à des formes d’art qui allaient
changer à jamais notre approche artistique et bouleverser la
conception que les hommes eurent de leur monde, de leur
environnement et de leur société.

En mêlant comme à son habitude les esthétiques, le BOZAR a voulu
comprendre la genèse, l’élaboration de cette avant-garde mais
également sa diffusion dans l’Europe entière, de cette Allemagne au
carrefour de son histoire politique et artistique à une Russie au bord
de l’abîme en passant par la Belgique de Théo van Doesburg, la
France et une Italie où fascisme et futurisme ne firent qu’un. La
naissance et la diffusion de l’avant-garde russe est à ce titre presque
un cas d’école. Venu de la galerie Tretyakov à qui l’on doit de
magnifiques pièces, le bain des chevaux de Goncharova en 1911 offre
le témoignage d’un monde révolu traversé par une énergie féroce,
celui d’une société paysanne qui se disloque sous l’effet d’un
pouvoir primaire qui prendra la forme de la révolution bolchévique
de 1917 avec son industrialisation à outrance qui hissa en une
trentaine d’années cette société agraire où persistait le servage au
rang de première puissance économique mondiale et en modèle à
suivre et à copier.

L’avant-garde russe ou italienne, avec sa foi inébranlable dans un
progrès basé sur la machine, la vitesse et l’énergie que l’on perçoit
dans les illustrations de Mario Chiattone entraîna le monde dans un
développement urbain jusqu’à la démesure faisant des métropoles
les centres névralgiques du pouvoir humain, illustrées notamment
par un Fritz Lang dans Metropolis et plus tard par un George
Orwell. Car si l’avant-garde a changé le monde, il est légitime de se
demander s’il ne continue pas de le changer aujourd’hui, si la
direction prophétique qu’elle a indiquée aux hommes ne s’est pas
retournée contre eux. C’est peut-être cela le pouvoir de l’avant-
garde, celui dénoncé par Orwell, celui qui a libéré la Russie d’avant
1917 avant de devenir liberticide. On touche là aux limites des
idéologies lorsqu’elles fondent leurs réflexions sur des utopies qui
ne peuvent avoir de matérialisation effective. Cantonnées à l’art,
elles sont encensées. Appliquées à la politique, elles furent souvent
meurtrières.

La ville et sa place est au cœur de la réflexion de l’avant-garde. Et
très vite, les artistes ont perçu ses dangers notamment celui de
l’atomisation de l’individu que l’on trouve dans cette toile de Jakob
Steinhard ou dans ces œuvres inédites de Paul Klee ou d’Egon
Schiele, tirées de collections privées.

Afin de donner plus de relief à ce questionnement, le BOZAR a
demandé à quinze artistes, considérés comme avant-gardistes dans
leur domaine, d’apporter leurs éclairages sur des œuvres de leurs
célèbres aînés. Ainsi, le chorégraphe William Forsythe a installé des
chaînes au sol en invitant les visiteurs à les déplacer avec leurs pieds
pour questionner notre représentation de l’espace. Il a choisi
Marcel Duchamp et son Three Standards Stoppage (1913-1914)
comme miroir de sa conception spatiale, ce même Duchamp qui se
demandait si l’on pouvait « faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ?»
A la lumière de cette exposition, la réponse est clairement oui.
Cependant, il est toujours dangereux d’avoir raison avant les autres.
Pour soi et pour les autres.

Laurent Pfaadt

The Power of the avant-garde, now and then,
BOZAR, palais des beaux-arts, Bruxelles,
jusqu’au 22 janvier 2017

Noura Mint Seymali

Si vous ne connaissez ce genre musical que l’on qualifie de rock
mauritanien ou touareg, il faut vous précipiter sur le nouvel album
de Noura Mint Seymali, Arbina. Après un premier album remarqué
en 2014, Noura Mint Seymali confirme tout son talent avec ce
nouvel album enregistré à Brooklyn. Sorte de Marianne Faithfull
sub-saharienne, cette griotte séduit  dès les premières notes avec sa
voix puissante et âpre qui raconte l’histoire de ses ancêtres sous la
forme d’une poésie savamment élaborée en fonction de sa
musicalité.

Elle est accompagnée d’instrumentistes de haut vol notamment son
époux, Jeiche Ould Chighaly, qui a modifié sa guitare électrique
pour donner ce son inimitable et si reconnaissable du rock
mauritanien ou qu’il troque pour le luth Noura Mint Seymali n’est
pas en reste puisque avec son ardîn, cette harpe maure si
caractéristique qui souffle comme un vent brûlant du désert, elle
achève de convaincre qu’elle est une grande artiste.

Laurent Pfaadt

arbina

Arbina, Glitterbeat

 

Souvenirs d’une occupation

© Deutsches literaturarchiv Marbach
© Deutsches literaturarchiv Marbach

L’occupation allemande racontée
par les soldats allemands

Le 10 mai 1940, la Wehrmacht
envahit la France. En un peu moins
de cinq semaines, les troupes du
Troisième Reich écrasent les
armées françaises dans ce qu’il
convient d’appeler aujourd’hui la
bataille de France. Le 14 juin, Paris
tombe. Le 22 juin, le maréchal
Pétain, nouveau chef du
gouvernement, signe l’armistice et
ouvre l’époque du gouvernement
Vichy. Pendant plus de quatre ans,
la France fut divisée entre une zone occupée au nord et une zone
libre au sud, qui fut elle-aussi occupée à partir de novembre 1942.
Des milliers de soldats allemands stationnent alors dans l’hexagone
tandis que les résistances intérieure et de Londres s’organisent.

De nombreux ouvrages ont relaté cette période tragique de notre
histoire y compris du point de vue allemand. Mais il demeure encore
quelques petits trésors épistolaires dénichés dans les archives
fédérales et locales allemandes qui permettent d’apprécier ce que
fut le quotidien des troupes d’occupation pendant ces quatre
années. L’ouvrage d’Aurélie Luneau, Jeanne Guérou et Stefan
Martens n’est cependant pas un livre de plus mais plutôt un album
illustré avec ses lettres magnifiques, pathétiques ou tragiques, ses
photos-souvenirs ou ses croquis. D’une lecture très plaisante, il
entre dans l’intimité de ces hommes, intellectuels, agriculteurs ou
employés, officiers ou simples soldats plongés dans ce conflit.
Durant quatre longues années, le lecteur mesure leur patriotisme,
leurs doutes mais également leur vision d’une France et d’une
guerre qui allaient les changer irrémédiablement. Ils y
rencontreront les joies de la vie française, quelques fois l’amour
mais également le dégoût et pour certains d’entre eux, la mort.

A leur arrivée en 1940, ils sont les héros du triomphe nazi en Europe
et les hérauts de cette nouvelle Europe vantée par le Führer. « Le
coeur de la France est entre nos mains ! Fantastique ! »
écrit ainsi
Arnold Binder, le 14 juin 1940. Jusqu’en 1943, la Wehrmacht vole
de victoires en victoires. Mais à partir de Stalingrad, l’espoir s’étiole
lentement même s’il demeure chez eux un nationalisme marqué par
la propagande. « Non, l’Allemagne ne mourra jamais, même si nous
perdons la guerre »
avoue Heinrich Böll, futur prix Nobel de
littérature, le 29 janvier 1943. Il y a également les rumeurs de
quelque chose d’horrible à l’Est mais les hommes ne disent rien,
certainement en raison de la censure qui surveille les courriers mais
autorise les photographies qui permettent aujourd’hui de mettre
des images sur leurs mots. Seul l’auteur d’Orages d’acier, Ernst
Jünger, critique à l’égard d’Hitler depuis 1933, ose manifester
ouvertement son dégoût concernant le traitement des juifs : « c’est
ainsi que je me suis senti immédiatement gêné de me trouver en
uniforme»
(7 juin 1942) dit-il en voyant des juifs parisiens porter
l’étoile jaune.

L’ouvrage montre également la perception qu’ils ont de Paris et de la
France. On est bien loin des nazis se vautrant dans la luxure
parisienne. Paris est tantôt la ville des arts, tantôt celle de la
débauche. Arrive bientôt la défaite, d’abord à Paris puis à Berlin. Les
uns rencontrèrent leur destin funeste sur le front russe, les autres
reprirent leur vie d’avant après un passage par un camp de
prisonnier.

Reste alors ces histoires singulières vécues par des hommes
ordinaires engagés dans cette guerre. Ces lettres laissent
également entrevoir ces histoires d’amour qui naquirent durant
cette époque de haine de l’autre et qui restent encore aujourd’hui
taboues. A la lecture de l’histoire de Christiane et de Fritz, cette
passion entre cette jeune Française et ce soldat allemand, on
imagine les retrouvailles à venir après le chaos. La lettre de Fritz est
datée du 29 août 1944, soit trois jours après le défilé du général de
Gaulle sur les Champs-Elysées. Mais l’ouvrage ne dit pas si les deux
amants se retrouvèrent comme pour nous signifier que cette lettre
est déjà passée de l’histoire à la littérature.

Laurent Pfaadt

Aurélie Luneau, Jeanne Guérout, Stefan Martens
Comme un Allemand en France,
lettres inédites sous l’occupation, 1940-1944
,
L’Iconoclaste, 2016

Charl du Plessis Trio

plessisAprès un premier
volume fort réussi,
ce nouvel opus du
Charl du Plessis trio
enregistré au festival
Musikdorf d’Ernen,
s’attaque à d’autres
morceaux bien
connus du répertoire
tels que les Quatre
Saisons de Vivaldi, la
fameuse Sarabande
de Haendel rendue
célèbre par le film
Barry Lindon ou la Toccata et fugue de Bach.

On est une nouvelle fois enchanté par cette initiative qui vise à
transcender les frontières parfois trop hermétiques entre musique
classique et jazz.

Les grands classiques de la musique baroque sont réinventés et il
faut dire que la magie opère immédiatement. Cette réinterprétation
est proprement bluffant ici car la composition des oeuvres n’a pas
été modifée mais transformée, jazzifiée en quelque sorte. Et l’on
comprend alors mieux pourquoi ces morceaux traversent les
époques et demeurent immortels.

On en viendrait même à danser sur du Bach…

Laurent Pfaadt

Baroqueswing vol. II,
Claves Records

Le livre du mois

svetlanaLa fin de l’homme rouge

La sortie en poche de l’ouvrage de
Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de
littérature 2016, permet de pénétrer
au cœur du système soviétique.
L’auteur y dissèque avec brio ce
fameux « Homo sovieticus », cet
homme nouveau ainsi que le
basculement de la société soviétique
dans l’ère du libéralisme incontrôlé. A
travers les témoignages de gens
ordinaires, elle montre l’atomisation
d’un peuple passé d’une idéologie à une autre.

Svetlana Alexievitch nous dépeint ce basculement brutal entre deux
systèmes politiques que tout opposait mais qui au final se
ressemblent tellement car ils ont voulu tous les deux faire table rase
du passé et créer un homme nouveau. Livre choral, la fin de l’homme
rouge
se fait le porte-parole de ces milliers d’êtres humains qui ont
vu leur vie et leur histoire bouleversé, passant d’un totalitarisme à
un autre.

Laurent Pfaadt

Svetlana Alexievitch,
La fin de l’homme rouge,
Babel, Actes Sud

Dans l’ombre de Poutine

Poutine © RIA NOVOSTI
Poutine © RIA NOVOSTI

Un journaliste allemand a suivi le
président russe pendant six ans. 

Il faut dire que le président russe aux
commandes de l’une des plus grandes
puissances mondiales depuis plus de
quinze ans, n’a pas bonne presse en Occident : faiseur de guerres, pourfendeur des droits de l’homme,
maître-chanteur économique ont été depuis toutes ces années, les
qualificatifs les plus utilisés pour décrire celui que l’on présente
souvent comme l’héritier des tsars rouges.

Le journaliste allemand, Hubert Seipel, est parti sur les traces de cet
homme qui constitue toujours, alors qu’il nous semble si familier,
une énigme. Pendant six ans, il a suivi le président russe, pénétré son
intimité, son idéologie et analysé ses choix politiques qui
apparaissent à la fois d’une extrême limpidité et d’une incroyable
complexité. Puisant dans le passé personnel et politique de cet
homme, Hubert Seipel est descendu jusqu’aux tréfonds de l’âme
poutinienne qui a fini par se confondre avec l’âme russe. Et en a
ressorti un portrait où la frontière entre objectivité et subjectivité
est parfois difficilement perceptible.

Pour connaître véritablement Vladimir Poutine, il faut revenir à St
Pétersbourg, au début des années 1990 lorsque ce dernier était
adjoint du maire d’alors, Anatoli Sobtchak, figure de proue du
réformisme postcommunisme. Venu des services secrets, Poutine
gère une métropole qui lutte pour sa survie alors que la Russie est
humiliée sur la scène internationale notamment par un Occident
mené par les Etats-Unis. Voilà la matrice de son engagement
politique qui guidera et guide toujours son action et se traduira par
deux idées fortes : revanche sur la scène internationale, fierté
retrouvée sur la scène intérieure.

Afin de parvenir à ces deux objectifs, Vladimir Poutine, fauve
politique qui a fait de l’acribie et de l’embuscade ses maîtres-mots,
s’appuiera sur ses réseaux des services secrets et de St Petersbourg.
Pour preuve, Alexeï Koudrine, Sergueï Ivanov ou Dimitri Medvedev,
les grands hommes de la galaxie Poutine, viennent de la ville de
Pierre le Grand.

A lire Seipel, on découvre avec intérêt l’organisation du système
Poutine côté russe. « Plus de démocratie est en réalité, pour Poutine, la
poursuite d’une stratégie visant à réduire l’influence de la Russie »
écrit
ainsi l’auteur qui déconstruit les mythes des révolutions orange
(Ukraine) et des roses (Géorgie) nées de la simple volonté des
peuples mais plutôt facilitées par Washington. On pensera ce que
l’on veut des Pussy Riot ou de l’affaire Khodokhorski, cet oligarque
qui s’est érigé depuis son bagne en opposant à Poutine et en héraut
des droits de l’homme après avoir contribué à piller l’économie russe
et avoir jeté dans la misère des milliers de ses concitoyens.
D’ailleurs, l’auteur est sans pitié pour ces oligarques qu’il qualifie de
« voleurs ».

Certes, il y a matière à réflexion sur la méthode Poutine, partisan
d’un état fort qui trouve sa traduction dans une verticalité du
pouvoir qui rappelle son ancêtre soviétique et dans le renouveau
d’un nationalisme appuyé sur un christianisme orthodoxe dont il a
résorbé le schisme russe. Le livre montre un président animé de
convictions, parfois plus modéré que la société qu’il dirige comme
par exemple sur la question de l’homosexualité mais également
tactique, n’hésitant pas à mobiliser la morale comme dans l’affaire
des Pussy Riot qui renforça sa popularité. Seipel explique que
Poutine est avant tout le président de la Russie avant d’être l’allié de
l’Occident et que, à la différence de l’ère Eltsine, son but n’est pas de
copier l’Occident. C’est peut-être en cela qu’il nous agace car il
montre que la Russie, après une période de bouleversements
majeurs – en cela, l’auteur rappelle la gestion en tout point
exemplaire de la division nucléaire du pays – est restée elle-même et
n’a pas été vaincue.

Chacun pensera ce qu’il veut de cette approche du président
Poutine qui n’aborde que légèrement les points sensibles de son
ascension politique mais elle a le mérite de permettre de
comprendre sa vision du pouvoir et le positionnement de ce grand
pays aux héritages multiples.

Laurent Pfaadt

Hubert Seipel,
Poutine, une vision du pouvoir,
éditions des Syrtes, 2016.

Un crime dans la tête

molinaLe grand écrivain
espagnol, Antonio
Munoz Molina, signe
un nouveau chef
d’oeuvre

Il y a des rencontres
qui vous marquent à
jamais et vous
hantent. Celle du fantôme de James Earl Ray, l’assassin de Martin
Luther King, poursuivit pendant près de trente années, l’écrivain
espagnol Antonio Munoz Molina. Et c’est dans la capitale portugaise
que les destins de ces deux hommes se croisèrent. Le meurtrier du
pasteur américain, après avoir abattu le prix Nobel de la paix 1964 à
la terrasse du motel Lorraine de Memphis, le 4 avril 1968, s’enfuit en
Europe. Il est à Londres puis à Lisbonne. Il s’y consume dans une
fuite qu’il sait sans retour, fréquentant les endroits mal famés, bordels et bars. Revenant à Londres, il y est finalement arrêté. Près
de vingt ans plus tard, Antonio Munoz Molina, alors jeune auteur en
vue, se trouve à Lisbonne pour écrire son roman l’Hiver à Lisbonne
qui mêle jazz, histoire d’amour et roman noir.

Trente ans plus tard, l’écrivain de Pleine lune et de Dans la grande nuit
des temps
, célébré dans le monde entier (Prix des Asturies 2013)
revient sur les traces de Ray, sur les traces de cette ombre qui passe
dans Lisbonne. Il suit les pas de l’assassin, recrée son univers mental,
redonne corps à cette fuite et dans le même temps, revient sur les
traces de son apprentissage d’auteur. Dans un subtil parallèle,
Molina décrit la lente destruction de Ray et en même temps sa
construction d’auteur. James Earl Ray, criminel échappé d’un
pénitencier devenu l’Oswald des Noirs d’Amérique, donna la mort
quand Molina créa la vie dans ses romans.

Molina s’est plongé avec une minutie qui fait la richesse de ses
romans dans le cerveau de Ray. Il a tout décortiqué, des archives du
FBI en passant par les travaux de la commission du Congrès des
Etats-Unis ou HSCA chargée de faire la lumière sur les assassinats
de JFK et Luther King et qui donna lieu à un rapport en 1979 ou des
objets ayant appartenu à l’assasin. Il en a extrait une construction
psychologique qui rappelle un peu celui de l’écrivain. Par exemple,
qui est ce Raoul dont parla Ray et qui aurait guidé sa main ? Peut-
être ne fut-il dans l’esprit de Ray qu’un prête-nom, celui du destin
dont il fut l’objet, le même qui conduisit Santiago Biralbo, le héros de
l’Hiver à Lisbonne, sur les chemins tortueux de sa passion dévorante
pour Lucrecia.

Le roman car il s’agit avant tout d’un roman, met à nu le travail de
l’écrivain. En ce sens, il est passionnant car parfois Molina pose sa
caméra sur une table et laisse tourner. On y voit l’écrivain au travail,
à sa table ou déambulant dans les rues avec son carnet de notes en
redonnant corps à James Earl Ray tout en le suivant et en lui
ordonnant d’accomplir telle ou telle chose. La toute-puissance de
l’écrivain se révèle alors dans ses rues sinueuses de Lisbonne ou à
Memphis en ce 4 avril 1968. Disposant d’un pouvoir de vie et de
mort, l’écrivain entre dans la tête de ses héros, leur ordonnant de
mourir ou de donner la mort. Il contrôle les esprits, revient dans le
passé pour le changer ou le contempler. On se rend compte à cet
instant précis qu’à travers le roman, l’écrivain est devenu l’égal de
Dieu. D’ailleurs, James Earl Ray écrivit lui aussi en prison. Se prenait-
il pour Dieu ? C’est pour cela peut-être qu’il abattit son pasteur…

Laurent Pfaadt

Antonio Munoz Molina,
Comme l’ombre qui s’en va,
Seuil, 2016