Alain-Claude Sulzer, Post-scriptum

post-scriptum-claude-alain-sulzerIl faut dire qu’on avait adoré Un
garçon parfait
. C’est dire que quand
on a su qu’un nouveau roman
d’Alain-Claude Sulzer sortait en
cette rentrée littéraire, on a prêté un
œil attentif. Et on n’a pas été déçu.

Post-Scriptum raconte l’histoire d’un
acteur allemand, Lionel, venu en
1933 dans un hôtel suisse
accueillant de nombreux
intellectuels berlinois. De Sils-Maria
où il rencontra son amant, Walter,  à
New York, la plume de Sulzer nous
plonge avec brio dans cette Mitteleuropa qui entonne son requiem
avec ses références à Stefan Zweig et à Thomas Mann. Poursuivant
son exploration de la séparation des êtres et de l’amour homosexuel,
Alain-Claude Sulzer achève de nous convaincre lorsqu’il s’aventure
sur le terrain de la vanité pour nous dire que l’on n’existe bien
souvent que dans le regard de l’autre. Freud y aurait vu un
magnifique objet d’étude…

Jacqueline Chambon
Chez Actes Sud, 2016

Laurent Pfaadt

Hugues Dufourt, Burning Bright

Percussions de Strasbourg,
l’Autre distribution & Believe, 2016

On ne présente plus Hugues Dufourt, l’un de nos plus grands
compositeurs contemporains. Interprétées par les plus grands
orchestres et les plus grands chefs (Etvös, Boulez, Sinopoli), ses
œuvres demeurent encore aujourd’hui inclassables même si on a fait
de lui, le précurseur du mouvement spectral. Trente-sept ans après
Erewhon, Hugues Dufourt retrouvent les percussions de Strasbourg
avec une nouvelle pièce pour six percussionnistes, Burning Bright,
écrite à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ensemble
strasbourgeois.

L’œuvre qui s’inspire du poème The Tyger de William Blake nous
emmène dans un univers à la frontière entre Dufourt et Blake, là où
se rencontre cette fureur qui caractérise leurs oeuvres. Avec ses
emblématiques frictions, la musique de Dufort est marquée par un
profond mysticisme notamment dans ses Tourbillons 1 et 2. La
composition volontairement éthérée est alors sublimée par le talent
des percussionnistes et nous plonge dans une atmosphère qui ne
ressemble à rien d’autre.

Laurent Pfaadtdufourt

Dieu au piano

lisztA l’occasion du 130e
anniversaire de la mort de
Liszt, retour sur un génie

Assis sur son trône de pierre
qui surplombe la façade de
l’académie de musique de
Budapest qui porte son nom,
la fameuse Zeneakademia,
Franz Liszt jette un regard
impérieux vers ce Danube qui
a irrigué la musique classique
depuis plusieurs siècles et a
contribué à diffuser son génie
dans l’Europe entière.

C’est à Dobrojan dans la partie hongroise de l’empire d’Autriche que
naît en 1811, Franz Liszt. Très jeune, il montra des dispositions
exceptionnelles au piano et il n’a que onze ans lorsque sa famille
s’installe à Vienne où il suit les cours d’Antonio Salieri. Enfant
prodige, il voyage ensuite longuement en Europe. A Paris, outre les
grands noms de la musique, il fit l’une des plus importantes
rencontres de sa vie : celle de Marie d’Agoult, son grand amour qui
lui donna trois enfants dont Cosima, la future épouse de Richard
Wagner, traçant ainsi de façon indélébile la relation musicale entre
les deux hommes.

A Weimar où il s’installe en 1848, le pianiste se mue en compositeur.
« Pour moi, Liszt appartient à Weimar qui, plus qu’aucune autre ville, lui
donna cette tribune où il put exprimer tout son génie de pianiste, de chef
mais également où il put affirmer sa personnalité »
affirme à juste titre
Kirill Karabits, chef d’orchestre de la Staatskapelle de Weimar. A
Weimar virent le jour notamment les deux concertos pour piano, la
Faust-Symphonie et surtout la sonate en si mineur, point d’orgue
d’une œuvre qui révolutionna le piano et n’eut d’équivalent que celle
de Beethoven dont il fut d’ailleurs l’un des promoteurs. « Nous
pouvons voir dans ses pièces pour piano combien il explora les possibilités
de l’instrument dans sa globalité, atteignant des proportions inégalées
jusque-là. Qu’il s’agisse du son, de la technique, de la palette d’expressions
ou de ses dynamiques, Liszt repoussa les limites de l’instrument dans un
processus de transformation du piano et de son « monde » qui mena à nos
critères modernes »
relève le pianiste Andrei Gavrilov.

Mystique, Liszt multiplia les séjours à Rome et rejoignit l’ordre
franciscain. Avec la ville du pape, Liszt partagea son temps entre
Weimar et Budapest. Puis le compositeur devint pédagogue en
enseignant à l’académie de musique de Budapest qu’il contribua à
fonder en 1875 et qui porte son nom aujourd’hui. L’aura du
compositeur nimbe toujours cette magnifique salle de concert
d’inspiration art nouveau, à l’acoustique exceptionnelle qui vit
passer Bela Bartok, Zoltan Kodaly ou Georg Solti, et qui continue
d’inspirer les musiciens qui s’y produisent. Ainsi Miranda Liu,
concertmaster du Concerto Budapest Symphony Orchestra, l’un des
grands orchestres de la capitale hongroise rappelle que jouer « à la
Zeneakadémia la musique de Liszt qui fonda l’institution est quelque
chose d’unique car sa musique contient tellement de poésie, une
profondeur musicale immense et une grande spiritualité ». 
Ces
sentiments sont d’ailleurs partagés par de nombreux musiciens
ayant interprété cette musique exigeante où les changements de
rythme sont permanents et où la lumière qui s’en dégage ne
s’obtient qu’après avoir vaincu moult difficultés. Ainsi dans le 2e
concerto pour piano, « la grande difficulté est de se sentir à l’aise dans
les transitions »
rappelle Monia Rizkallah, second violon à l’opéra de
Berlin. 

Le génie s’éteignit à Bayreuth en 1886 au lendemain d’une
représentation du Tristan et Isolde de Richard Wagner. Alors que
résonnaient encore les dernières notes de l’une des plus belles
histoires d’amour de l’humanité, les muses venaient de rappeler leur
protégé.

Laurent Pfaadt

L’exil, cette torture permanente

Photo by Atelier Reich © Stefan Zweig Centre Salzburg
Photo by Atelier Reich © Stefan Zweig Centre Salzburg

Les quatre dernières années
de l’écrivain Stefan Zweig.
Magnifique

Le 22 février 1942 à
Petrópolis, sur les hauteurs de
Rio de Janeiro, cette ville qui
l’avait jadis émerveillée,
Stefan Zweig se suicide en
compagnie de sa compagne,
Charlotte Elisabeth Altmann,
de trente ans sa cadette. Le
grand écrivain autrichien,
symbole même de cette
Mitteleuropa, ce creuset
artistique majeur d’Europe
centrale, ami de Sigmund Freud, d’Arthur Schnitzler ou d’Emile
Verhaeren mit ce jour-là un terme définitif à un exil qui l’aura
conduit de l’Autriche à Londres puis sur le continent américain. C’est
ce que raconte George Prochnik dans son magnifique ouvrage.

Le livre de George Prochnik, ancien professeur de littérature
américaine à l’université de Jérusalem est une course effrénée vers
l’abîme, une fuite en avant intellectuelle, un sentier incertain dont
Zweig n’a jamais vu le bout et dont il devint le Sisyphe. Concentré
sur les quatre dernières années de sa vie avec des incursions dans la
jeunesse de l’auteur de Marie Stuart ou de Fouché, l’ouvrage suit un
Zweig en proie au doute, à la mélancolie, à la dépression. Partout, la
guerre, la barbarie et la mort le poursuivent, le hantent telles trois
parques. En Espagne, elles sont là. En France, elles détruisent ce
pays qu’il aimait, ce pays où il était venu faire l’éloge du pacifisme,
cette France de Jean-Christophe, le roman de son ami Romain
Rolland.

A New York qu’il n’aime pas, il repense à ces villes,  à ce continent
qu’il a laissé derrière lui et qui se meurt, à ces cafés de Vienne, de
Budapest ou de Zürich où il aimait rencontrer ses amis mais aussi
ces étrangers qui lui rappelaient combien il était un grand écrivain. Il
y a un plaisir non dissimulé à se replonger dans le bouillonnement
intellectuel de cette Vienne d’avant la catastrophe et d’y découvrir
quelques anecdotes cocasses comme la rencontre de Stefan Zweig
avec Elias Canetti. L’exil l’enferme dans une forme de claustrophobie
et la gloire qu’il transporte avec lui ne parvient jamais à l’apaiser. Elle
n’est qu’ « un poudroiement né d’un battement d’aile ».

Ses trois parques ne lui laissèrent aucun répit. Même un océan ne
suffit pas à les arrêter. Elles revinrent le hanter, lui rappeler son
monde d’hier. Prochnik, qui a eu accès à la correspondance de
l’écrivain, montre à juste titre la torture que représente le
déracinement pour celui qui n’a plus de patrie, pour celui qui a dû
fuir sa maison, sa famille, sa réputation, sa vie. Elle offre une terrible
résonance à tous ceux qui prennent le chemin de l’exil, sur ces
routes balkaniques incertaines ou dans des embarcations de
fortune. « L’histoire de l’exil de Zweig (…) me permet de dérouler comme
un tableau vivant, les étapes du parcours de tout réfugié fuyant un état
meurtrier. Elle m’intéresse parce qu’elle révèle les nombreuses questions
que l’exil ne résout pas, même quand la liberté est retrouvée »
écrit
George Prochnik. A Alep, Mossoul ou Damas, on acquiesce.

George Prochnik,
l’Impossible exil, Stefan Zweig et la fin du monde,
Chez Grasset, 2016

Laurent Pfaadt

La braise de la littérature hongroise

maraiPlusieurs romans de Sandor Marai
hongrois ressortent en poche

Très largement méconnu du grand
public, Sandor Marai (1900-1989)
demeure l’une des figures de proue
de la littérature hongroise durant cet
entre-deux guerres qui vit la Hongrie
devenir après le traité de Trianon et
le démembrement de l’empire
austro-hongrois, un état
indépendant. Cette époque resta
marquée par l’instauration en 1919
de la république des conseils,
d’inspiration communiste, écrasée par le régime autoritaire de
l’amiral Horthy qui devait régner sur la Hongrie pendant près de
trente ans.

Dans ce monde qui n’est plus tout à fait celui d’hier tout en portant
en lui la gestation de celui de demain et qui s’avéra bien pire encore,
Sandor Marai a construit une œuvre littéraire qu’il nous ait possible
de relire en poche. Souvent comparé à Stefan Zweig dont il finit par
épouser le destin funeste, Marai est d’abord un admirable analyste
des mœurs bourgeoises de son époque. Issu lui-même de la
bourgeoisie de cette Hongrie de Trianon, c’est-à-dire provenant d’un
territoire perdu, Kassa (aujourd’hui Kosice en Slovaquie), sa plume
plonge au plus profond de sa condition pour l’analyser, la
décortiquer. Ainsi, dans Métamorphoses d’un mariage (1980), il met
en lumière cette volonté manifestée par la bourgeoisie de conserver
sa place dans cette société en mouvement de l’entre-deux guerres.
Les Braises, roman écrit en 1942 et qui a permis en France et dans le
monde de redécouvrir son œuvre, met le doigt sur cette
structuration de la société hongroise en opposant les deux héros
dont l’amitié s’est muée au fil du temps en rapport de classes. Cette
analyse lui valut d’ailleurs les foudres d’un Thomas Mann puis des
communistes, maîtres de la Hongrie à partir de 1948, qui en firent
l’archétype de l’écrivain bourgeois décadent.

On a parfois rangé Marai dans la catégorie des écrivains de la
Mitteleuropa mais pour de mauvaises raisons car même s’il a vécu
dans cette Europe centrale de la première moitié du 20e siècle, il a
surtout su comme certains de ses contemporains (Schnitzler,
Canetti) scruter les rapports humains et cette violence
psychologique qui les régentent. Voilà pourquoi ses romans se
réduisent souvent à des conversations comme cette magnifique
Conversation de Bolzano (1940) construite autour d’un triptyque
(Casanova qui vient de fuir Venise, le vieux comte de Parme et sa
jeune épouse Francesca).

Ayant été confronté aux deux totalitarismes du 20e siècle, Sandor
Marai a livré à la postérité plusieurs récits notamment Ce que j’ai
voulu taire
, inédit découvert en 2013. Centrées autour de deux dates
majeures, l’entrée des troupes nazies dans Vienne le 12 mars 1938
et le 31 août 1948, date de son départ, ces mémoires fouillent les
tréfonds de la société de cette Hongrie qui « n’était pas plus
antisémite qu’il ne le fallait »,
qui conduisit plus de 500 000 juifs à la
mort et qui était marquée par de profondes inégalités foncières.
Mais surtout, Marai livre ici une critique acerbe du nationalisme.
Contraint de s’exiler lors de la prise de pouvoir des communistes,
Sandor Marai ne revit jamais sa Hongrie natale, « payant de son
propre destin l’effondrement d’un monde »
selon Imre Kertesz, prix
Nobel hongrois de littérature.

Sandor Marai, les Grands Romans,
coll. La Pochothèque, le livre de poche, 2016.

Sandor Marai, Ce que j’ai voulu taire,
le livre de poche, 2016.

Laurent Pfaadt

L’homme derrière le mythe

© Hergé Moulinsart - 2016
© Hergé Moulinsart – 2016

Hergé à l’honneur d’une
magnifique exposition

On est tous entrés un
jour dans Tintin : dans un
temple inca, en
Amérique, en Chine ou
sur la lune. Pour moi, ce
fut au Tibet à l’occasion
de l’une des plus belles
histoires d’amitié que la
littérature
contemporaine ait créé.
Tintin s’aventure sur les
pentes escarpées de
l’Himalaya à la recherche de son ami Tchang qu’il a sauvé dans le
Lotus Bleu.

Cette histoire est née dans l’esprit d’un homme, celui de Georges
Rémi alias Hergé. Le père de l’un des personnages les plus célèbres
de l’histoire, dont le général de Gaulle disait à juste titre qu’il était
« son unique rival » est aujourd’hui l’objet d’une formidable
exposition au Grand Palais et d’un catalogue fort instructif. Hergé se
voulait journaliste. Il le fut à travers son héros. Entré très jeune au
journal conservateur 20e siècle, Hergé n’a que 22 ans lorsqu’il créé
Tintin dont le succès est immédiat. Et très vite, le personnage et son
créateur ne firent plus qu’un.

L’exposition ainsi que le catalogue mais aussi le film de l’exposition
signé Hugues Nancy, indissociable de l’exposition, permettent de
pénétrer la création en montrant l’élaboration des albums, qu’Hergé
réalisa seul jusqu’au Trésor de Rackham le rouge puis à la tête d’un
studio à la manière d’un grand peintre. Rubens eut Van Dyck, Hergé
a eu Edgar P. Jacobs.

Hergé, c’est d’abord un dessin, celui de la ligne claire constituée de
ce trait unique dont il fut l’inventeur. Coloriste hors pair, l’exposition
présente les magnifiques compositions du Secret de la Licorne ou le
traitement du noir dans On a marché sur la Lune qu’Hergé obtenait au
prix d’une minutie incroyable.

Tous les amoureux de bande-dessinée le savent : une belle plume ne
suffit pas, il faut également avoir une belle langue. Et c’est avec cette
dernière qu’Hergé a construit le mythe de Tintin qui l’a largement
dépassé. Car Hergé fut un formidable scénariste. Son travail dans
XXe siècle où il devait produire chaque semaine une planche avec
une chute en fit le précurseur de nos séries télévisées. Hergé
scénariste, c’est aussi comme toutes les grandes œuvres pour la
jeunesse, l’invention d’une famille avec le capitaine Haddock, le
professeur Tournesol, les Dupont et Dupond. Hergé scénariste, c’est
également des voyages au bout du monde mais également
l’incursion dans le paranormal, le mystère, les sociétés secrètes et la
science-fiction avec le voyage sur la Lune, quinze ans avant Neil
Armstrong. Hergé scénariste c’est enfin la célébration d’un monde
de solidarité et d’amitié qui a transcendé les époques, l’entre-deux-
guerres et le fascisme ridiculisé dans le Sceptre d’Ottokar puis la
seconde guerre mondiale, et d’un idéalisme à toute épreuve. En
1934, Hergé fit la connaissance de Tchang Tcheng-je, étudiant à
l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles dont il s’inspira pour en faire
le meilleur ami de Tintin, Chang, qu’il sauva de la noyade dans le
Lotus Bleu
. Rescapé, Chang proposa alors à Tintin de l’aider qui
répliqua : « C’est que je vais peut-être courir de graves dangers ». Le
jeune chinois lui répondit alors : « A deux nous serons plus forts ». Le
trait de génie d’Hergé, au propre comme au figuré, est contenu dans
cette seule phrase. Tintin, c’est à la fois Alexandre Dumas, Jules
Verne et Victor Hugo.

Qu’on le veuille ou non, Hergé demeurera à jamais un grand écrivain.
Son incroyable travail sur la langue française a permis de réhabiliter
des mots oubliés, ces fameuses injures du capitaine Haddock qui,
grâce à lui, ont permis de redécouvrir des pans entiers de notre
histoire ou de la science et de montrer combien notre langue s’est
enrichie au fil des siècles. Mais surtout, comme dans toutes les
grandes œuvres littéraires, ces mots appartiennent à jamais à son
héros.

Depuis près de 90 ans, les œuvres d’Hergé nous accompagnent. Une
fusée rouge et blanche, une statuette à l’oreille cassée présentée
dans cette exposition, des insultes incroyables ou des cigares que
l’on envie de fumer à dix ans. Tintin au Tibet s’achève sur une case
montrant le Yéti regardant les hommes quitter sa montagne. Le
monstre a acquis un semblant d’âme, une humanité. Refermant
l’album, le lecteur âgé de 7  ou de 77 ans en est convaincu : avec
Hergé tout est possible.

Hergé, Grand Palais, Galeries nationales,
jusqu’au 15 janvier 2017

A lire : Hergé, catalogue de l’exposition,
Éditions Moulinsart,
Les éditions Rmn-Grand Palais, 2016, 35 euros.

A voir : Hergé, à l’ombre de Tintin,
film d’Hugues Nancy, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Éditions Moulinsart, Arte France

Laurent Pfaadt