Peter Stephan Jungk

La Chambre noire d’Edith Tudor-Hart.
Histoire d’une vie

Ça commence devant la roue du Prater à Vienne. Puis cela continue
avec le maître-espion du 20e siècle, Kim Philby. On se croirait dans le
Troisième homme
de Graham Greene ou dans un roman de Robert
Littell. Et pourtant tout ce qu’écrit Peter Stephan Jungk est
véridique. Le biographe de Franz Werfel revient avec un nouveau livre incroyable, celui de l’histoire de sa grand-tante, Edith Tudor-
Hart. Femme aux multiples visages, photographe devenue espionne,
Edith Tudor-Hart est née dans une famille juive autrichienne et
inscrivit son nom dans cette longue liste d’artistes sortis du
Bauhaus. Photographe de presse reconnue, communiste
convaincue, elle partit très vite en Grande-Bretagne. Elle y multiplia
les aventures et les rencontres notamment avec le fameux Kim
Philby, la figure de proue des Cinq de Cambridge, qu’elle recruta
pour le compte de l’URSS.

L’ouvrage, qui devrait donner lieu à un documentaire diffusé sur Arte
en 2017, est jonché de récits d’espionnage. Mais ce livre est aussi la
quête d’un homme parti sur les traces de cette femme qu’il n’a
rencontré qu’une fois et qui, si elle a recruté l’espion le plus célèbre
du 20e siècle, se battit avec encore plus de courage pour son fils
Tommy, atteint de schizophrénie. Fascinant et bouleversant à la fois.

Laurent Pfaadt

Actes Sud, 2016.

Smetana, Má Vlast

Ma Patrie, Bamberger
Symphoniker,
dir. Jakub Hrusa

Pour une entrée en matière,
cela s’apparente à un retour aux
sources. Avec ce premier
enregistrement, Jakub Hrusa,
nouveau chef des Bamberger
Symphoniker, envoie un
message, celui de la fidélité musicale du chef et de l’orchestre à leurs
racines tchèques. En choisissant ce long et si connu poème
symphonique, Hrusa adresse un chant d’amour à cette merveilleuse
Bohème qui a donné entre autres, Dvorak et Kafka.

Et il faut dire que le pari est réussi. Dans cette belle version
romantique, le chef et l’orchestre dont les qualités ne sont plus à
démontrer, naviguent avec une douceur toute bucolique sur la
Moldau ou dans les prés et les bois de Bohème à la manière un peu
d’un Fricsay, puis sonnent le tocsin dans Tabor et Blanik.
Chevauchant sa monture, Hrusa inscrit alors ses pas dans ceux des
guerriers hussites et fait rugir un orchestre qui n’en demandait pas
tant et galope avec allégresse dans ces merveilleuses montagnes
musicales.

Laurent Pfaadt

Tudor

On a tous droit à une deuxième chance

Un nouveau chef d’œuvre de
Bernard Malamud à redécouvrir

Après le Meilleur et l’homme de Kiev
qui ont connu un certain succès de
librairie, voici venir le Commis de
Bernard Malamud (1914-1986).
L’écrivain américain que beaucoup
considère comme l’un des plus
grands du 20e siècle se situe dans
la droite ligne des Saul Bellow,
Isaac Bashevis Singer et Philip
Roth. Ici, le récit américain se
colore d’humour juif souvent
sarcastique, toujours mordant et la réflexion sur la nature humaine
atteint assurément son plus haut degré littéraire en explorant l’âme
noire et blanche de chaque homme.

Alors direction la petite épicerie de Morris Bober, un nom «
irréconciliable avec la notion propriété ; comme si c’était dans votre sang
et votre histoire de n’avoir rien ».
Voilà le décor planté. Un épicier sur le
déclin qui a passé toutes ces années dans ce Brooklyn des années 50
à trimer pour rien, qui est toujours le loser de service et, qui plus est,
se retrouve cambriolé et séquestré par des voyous pas très fins et
pour une maigre recette – dix dollars à peine.

Après une période de convalescence, voilà que le destin frappe à sa
porte en la personne de Frank Alpine, jeune immigré italien qui se
trouve être l’un de ses ravisseurs. Pris de remords, Alpine a décidé
de racheter sa faute en aidant Morris à relancer son affaire, en
devenant son commis. Et cela marche.

Le lecteur pénètre immédiatement dans cet environnement que
Malamud connaît particulièrement bien, ces bas-fonds de Brooklyn
où le rêve américain n’est qu’une illusion et où le bien et le mal ne
sont que des chimères et coexistent bien souvent dans chaque être.

Dans son œuvre, Bernard Malamud questionne en permanence le
rôle du destin. Et le Commis ne fait pas exception, bien au contraire.
Pourquoi et comment les hommes en sont-ils le jouet ? Comment en
sortir ? Est-on condamné à n’être qu’un loser ? A n’être qu’un truand?
Peut-être pas car l’alliance entre Bober et Alpine va produire des
étincelles et va faire mentir la théorie selon laquelle zéro plus zéro
fait toujours zéro.

Bien entendu, on n’évitera pas le parallèle avec Crimes et Châtiment et sa dimension rédemptrice. Car au fond, le livre, outre sa
formidable construction narrative, avec ses dialogues piquants
parsemés d’expressions savoureuses en yiddish et son suspense qui
tient le lecteur en haleine jusqu’au bout, nous interroge tous : a-t-on
le droit à une deuxième chance ?

Classé par le magazine Time dans la liste des 100 plus grands
romans du 20e siècle, le Commis ne laissera personne indifférent.
Mais surtout, en plus d’être un formidable hymne à ces valeurs
d’honneur et de respect défendues par ces populations ruinées, ce
livre prouve une fois de plus que même l’être le plus nul peut
changer le cours du destin. Une belle leçon d’humanisme.

Laurent Pfaadt

Bernard Malamud,
le Commis,
Rivages, 2017

Barenboim, dieu du tonnerre

Barenboim © Monika Rittershaus

En compagnie de la
Staatskapelle de
Berlin, le maestro
poursuit l’intégrale
des symphonies de
Bruckner.

Après un premier
épisode en
septembre dernier
où le chef d’orchestre
dirigea les 4e, 5e et 6e
symphonies de
Bruckner, couplées
avec des œuvres de Mozart dont les concertos n° 24 et 27 dirigés du
clavier, Daniel Barenboim était de retour à la Philharmonie en ce
début d’année 2017 avec les trois premières symphonies du
compositeur qui sont certainement les moins connues même si la
troisième, dédiée à Richard Wagner, bénéficia et bénéficie toujours
d’une relative notoriété. La soirée débuta donc par la symphonie
concertante pour violon, alto et orchestre de Mozart, la partie
soliste étant assurée par le premier violon solo, Wolfram Brandl, et
l’alto solo, Yulia Deyneka, de la Staatskapelle de Berlin. La complicité
entre les deux solistes fut immédiatement perceptible, bien
secondée par un orchestre que connaît parfaitement le maestro et
qui a pu ainsi doser ce rythme enthousiasmant propre à Mozart.
L’orchestre s’est ainsi parfaitement fondu dans cette atmosphère
pour nous délivrer une interprétation pleine d’entrain et de vie. Le
second mouvement se chargea d’émotion grâce au duo entre Brandl
et Deyneka avant que l’orchestre ne fasse vibrer l’oeuvre dans un
dernier mouvement conduit sur un rythme soutenu où des cors
alertes eurent tout le loisir de se chauffer en attendant Bruckner.

Après l’entracte, l’orchestre au grand complet se massa sur la scène.
Barenboim nous entraîna dans cette première symphonie du jeune
Anton Bruckner. Dès le départ, on eut l’impression d’assister au
réveil d’une bête puissante dont le calme n’est qu’apparence. Ce
sentiment a été rendu possible par une maîtrise parfaite des
équilibres sonores et une précision incroyable. A la noirceur du
second mouvement succéda cette force tellurique du troisième
avant que ne se déchaînent les forces musicales du dernier
mouvement.

Lentement, patiemment, Daniel Barenboim construisit son ouvrage.
Il se saisit tantôt des cuivres si chers à Bruckner, tantôt des flûtes
traversières pour maintenir un rythme qui jamais ne faiblit. Son
orchestre, sa Staatskapelle, lui obéit à chaque instant. Il sait être
puissant sans être brutal et le résultat est stupéfiant. Le maestro se
mua ainsi en dieu du tonnerre, tel Thor frappant avec son marteau
sur l’enclume de la partition à l’image de ces superbes percussions.
Aidé de cordes tranchantes, Barenboim emporta alors l’orchestre et
l’auditoire dans une coda vertigineuse. On a hâte de les retrouver en
septembre 2017 pour la fin de ce cycle Mozart-Bruckner.

Pour ceux qui ne pourraient attendre, il faudra se précipiter sur le
coffret Deutsche Grammophon sorti ces jours-ci qui regroupe
l’intégrale des symphonies interprétées par le maestro et son
orchestre. Evidemment, on commencera par les 7e, 8e et 9e
symphonies qui sont toutes les trois emblématiques de cette
magnifique alliance entre la puissance, la sensibilité et l’immense
spiritualité qui irriguent l’œuvre de Bruckner. Il suffit d’écouter un
mouvement de chaque symphonie pour s’en persuader. Le final de la
8e symphonie sonne comme ce marteau que maniait le chef en
concert. Mais en passant à l’adagio de la 9e, il nous semble sentir le
compositeur jetant ses dernières forces avant de rejoindre Dieu. La
7e symphonie et son merveilleux adagio est quant à elle,
bouleversante. Alors on reprend ses classiques, son Eugen Jochum,
son Bernard Haitink et on se dit que l’on n’est pas loin.  Puis on
écoute à nouveau, cette 3e symphonie que Bruckner a dédiée à
Wagner et là, on reconnaît Barenboim, ce chef qui sait si bien
appréhender la musique de Wagner pour comprendre Bruckner en
exaltant notamment sa dimension épique. Ces symphonies-là sont
des enfants du maître de Bayreuth. La troisième semble sortir du
Ring. La 9e atteint cet absolu spirituel à l’image du Parsifal. On passe
les autres symphonies et elles nous paraissent toutes renouvelées.
Chez Barenboim, chaque symphonie raconte une histoire. Alors
vient la fin, on termine bien entendu avec le premier mouvement de
la quatrième avec son incroyable cor. Et dans ces quintes, tout est
dit. De Bruckner mais aussi de Barenboim.

Laurent Pfaadt

Cycle Mozart-Bruckner à la Philharmonie de Paris,
septembre 2017.

Bruckner, the complete symphonies,
dir. Daniel Barenboim, Staatskapelle Berlin,
Deutsche Grammophon, 2017.

Une vengeance interstellaire

L’un des grands
classiques de la
science-fiction à
redécouvrir
absolument

En août 2016, il
aurait eu cent ans. A
l’inverse de bon
nombre d’anniversaire, cette idée ne paraît pas totalement
saugrenue puisque Jack Vance, disparu en 2013 à l’âge de 96 ans
aurait très bien pû atteindre cet âge. Mais il s’en est allé dans
l’espace interstellaire rejoindre ses héros et ses pairs tels Isaac
Asimov (Fondation), Alfred Van Vogt (Le Monde du A) ou Frank
Herbert (Dune) qui ont donné leurs lettres de noblesse non
seulement à la science-fiction dans ce qu’il convient d’appeler
aujourd’hui l’âge d’or mais surtout au space-opera, popularisé par le
désormais cultissime Star Wars.

C’est dans les années d’après-guerre que Vance invente Cugel, ce
personnage filiforme retors et malin devenu le personnage principal
de sa première saga, la Terre mourante, et qui devait rester son grand
héros, traversant son œuvre pendant plus d’une trentaine d’années.
Mais au côté de Cugel apparut bientôt dans ce milieu des années 60
où la science-fiction connaissait son époque de gloire avec Stanley
Kubrick ou Philip K. Dick, Kirth Gersen, le principal personnage de la
Geste des princes-démons
.

Cette saga composée de cinq tomes publiés entre 1964 et 1981 fait
l’objet aujourd’hui d’une intégrale qui permet de redécouvrir ce
classique. Elle obéit à quelques règles de base de la science-fiction :
la lutte entre le bien et le mal, un monde connu et un espace
inconnu, et surtout la vengeance comme fil conducteur. Car c’est
bien de cela qu’il s’agit dans la geste des princes-démons. Le jeune
Kirth qui vit sur la planète Smade a vu ses parents assassinés et la
population de son village réduit en esclavage. Des années plus tard,
devenu explorateur, il part à la recherche des cinq créatures qui ont
perpétré ce forfait. Chaque tome est ainsi consacré à la poursuite et
à l’élimination de chaque criminel. Et ils sont tous différents : cruel,
vaniteux, mégalomane, brillant, débauché.

Le lecteur se plonge très vite dans cette Oecumène, sorte de ligue
associant divers mondes et régie par une compagnie de coordination
de police intermondiale (CCPI), le service de sécurité chargée de
faire respecter l’ordre. La mission à laquelle Kirth Gersen va vouer
son existence ne sera pas de tout repos car il manquera de mourir à
de nombreuses reprises et devra développer des stratégies
différentes et des trésors d’ingéniosité pour parvenir à ses fins.
Cependant, le récit ne se résume pas uniquement à la traque des
princes-démons mais s’insère dans une histoire plus grande,
jalonnée de complots et d’aventures comme par exemple ce coup
d’Etat du Livre des rêves fomenté par un Howard Alan Treesong
délicieusement manipulateur.

L’écriture de Jack Vance oscille en permanence entre action et
humour donnant au récit un rythme extrêmement appréciable. Mais
surtout, l’auteur emprunte à la tradition médiévale la narration de
son récit qui trouve des échos dans des revues, journaux et livres
inventés et inscrit les aventures de Kirth Gersen dans une histoire
plus grande que lui. C’est tout le sens de la geste des princes-démons.
Les personnalités extrêmement bien travaillées des princes-démons
tiennent également à la réussite de cette saga. Mais surtout, elle
séduit car comme l’écrivait le grand-père de Kirth, seul survivant
avec son petit-fils du massacre qui ouvre la saga, « la vengeance n’a
rien d’un mobile ignoble lorsqu’elle sert des fins utiles »
. C’est avec ces
mots qu’il faut se plonger dans une œuvre pleine de justice et de
fureur dont les héritiers se nomment aujourd’hui Lois Mc Master
Bujold, Orson Scott Card ou plus récemment James SA Corey et
bien entendu, George Martin.

Laurent Pfaadt

Jack Vance,
La Geste des Princes-démons,
intégrale, coll. Majuscules, Le Livre de poche, 2016.