Eric Pessan

C’est un livre sorti lors de la
rentrée de janvier. J’ai tardé à le
lire mais au fur et à mesure que
l’échéance présidentielle se
rapprochait, il s’est rappelé à
moi. Régulièrement. Puis, il s’est
imposé. Deux êtres qui se sont
jadis aimés et se trouvent alors
que le second tour de l’élection
présidentielle vient d’avoir lieu,
aux antipodes, l’un de l’autre,
vivent ce qui s’apparente à un
bouleversement politique
majeur.

L’auteur ne dit jamais qui a gagné l’élection et ne cite jamais un
parti mais on sent bien que quelque chose de grave, quelque
chose d’inconcevable vient d’arriver. Le résultat de cette élection
les traumatise à jamais. La résistance et la fuite se côtoient. Le
courage et la lâcheté. A travers leurs vies, leurs ressentis, c’est
toute une société qui est dépeinte par l’auteur. Celle qui a laissé
faire et se délite. Celle qui tente malgré tout de résister.

A l’heure où les résultats sont sur le point de tomber, ce livre n’est
pas un roman. C’est un avertissement.

La nuit du second tour,
Albin Michel, 2017

Laurent Pfaadt

Thomas Adès

Thomas Adès est
certainement l’un
des compositeurs
les plus doués de
sa génération.
C’est ce que
montre la
compilation de
quelques-unes de
ses œuvres par le
London Symphony
Orchestra placé
pour l’occasion
sous la direction
du compositeur. L’orchestre est ainsi guidé au plus profond de ces
quatre œuvres par le maître lui-même, permettant une plongée
abyssale dans l’univers d’Adès.

Chez ce dernier, chaque œuvre raconte une histoire. Asyla et
Tevot renvoient à ces asiles, ces lieux de refuge. Polaris embarque
l’orchestre et l’auditeur dans un voyage au-delà de l’univers
comme si on se trouvait dans une navette spatiale et que l’on
tournait autour de la Terre. Avec Brahms, c’est une rencontre
presque du troisième type à laquelle est convié l’auditeur. A
chaque fois, Adès y compose un récit étincelant qui passe de la
lumière aux ténèbres.

London Symphony Orchestra,
LSO live

Laurent Pfaadt

Rodin, ce monument

A l’occasion du
centenaire de sa
mort, une
exposition et un
ouvrage
magnifiques
reviennent sur
cette figure
majeure de la
sculpture.

Il n’appartient plus à la France mais à l’humanité. Auguste Rodin
est depuis longtemps devenu plus qu’un sculpteur, un véritable
mythe qui transcende les frontières, qu’elles soient artistiques ou
territoriales. A l’instar d’un Leonard de Vinci, d’un Michel-Ange
ou d’un Picasso, il a définitivement rejoint les génies immortels de
l’art. On ne compte plus les films, les expositions et les livres qui
reviennent sur cet sculpteur hors du commun qui a influencé tant
d’artistes. Mais s’il en est un qu’il faut avoir, c’est assurément le
livre du centenaire, catalogue raisonné de l’exposition qui se tient
en ce moment au Grand Palais.

Les plus grands spécialistes ainsi que de nombreux artistes qui
apportent des témoignages parfois fort éclairants ont été réunis
dans cet ouvrage découpé astucieusement en grandes
thématiques ce qui permet d’appréhender avec beaucoup de
facilité la complexité de l’oeuvre. Car ce qui frappe
immédiatement à la lecture de l’ouvrage, c’est le caractère
inclassable de l’artiste. « Rodin s’accommode mal des classements en
raison du caractère protéiforme de son oeuvre, ainsi que de ses modes
d’expressions et de sa constante capacité à réinventer la sculpture »

écrivent ainsi les commissaires de l’exposition, Catherine
Chevillot et Antoinette Le Normand-Romain. Son oeuvre
emprunte à des univers différents et en même temps – c’est
d’ailleurs ce qui constitua sa grande force – elle est en perpétuelle
évolution, allant au-delà de son temps, rompant avec les canons
établis (il brisa ainsi les codes du torse en vigueur depuis
l’Antiquité), et n’hésitant pas à évoluer à contre-courant, comme
par exemple dans l’utilisation que fait le sculpture du Baiser du
plâtre qui lui permet de capter si bien la lumière.

Tout en expliquant la carrière et la technique du sculpteur,
l’ouvrage offre de judicieuses respirations sous la forme de focus
permettant de digérer la somme d’informations délivrées. Celui
sur la Porte de l’Enfer est particulièrement instructif puisque la
sculpture est qualifiée à juste titre titre par François Blanchetière,
conservateur du patrimoine, de matrice de l’oeuvre de Rodin. Un
peu plus loin, l’Eve et Dos de Matisse traduit l’incroyable influence
qu’exerça Rodin sur les jeunes sculpteurs de son temps. On pense
immédiatement à Camille Claudel dont la relation au maître
constitua la traduction contemporaine du mythe de Pygmalion.
Rodin influença également d’autres grands peintres et sculpteurs
comme Picasso, Giacometti, Moore et même de Kooning dans son
rapport si généreux à la féminité. Si bien que le peintre Markus
Lupertz apportant son précieux témoignage et dont l’héritage
rodinien n’est plus à démontrer, estime qu’« il est la mesure de
toutes les choses et chaque sculpture d’aujourd’hui s’y mesure »
.

Aussi inconcevable que celui puisse paraître aujourd’hui, Rodin ne
fut pas prophète en son pays. Reconnu internationalement, il dut
cependant attendre les dix dernières années de sa vie pour
connaître cette gloire hexagonale qui se refusait à lui. Après sa
mort, son oeuvre passa par un purgatoire d’un demi-siècle (on
peine à imaginer qu’on pouvait trouver des moulages dans des
bennes à ordures !) avant d’être redécouverte notamment au
Japon et aux Etats-Unis. Le MOMA lui consacra ainsi une
importante exposition en 1963. A partir de cette date, le
sculpteur de la porte des Enfers avait définitivement rejoint le
Paradis.

Rodin, le livre du centenaire,
sous la direction de Catherine Chevillot et
Antoinette Le Normand-Romain,
éditions Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2017

Rodin, l’exposition du centenaire,
Musée Rodin, Grand Palais
jusqu’au 31 juillet 2017

Laurent Pfaadt

Le spoutnik américain

Comment un
jeune pianiste
américain
bouleversa la
guerre froide

Avril 1958. Depuis
près de dix ans, le
monde est coupé
en deux blocs
antagonistes
menés par l’URSS et les Etats-Unis. Chaque domaine est propice à
démontrer la supériorité de son camp. En 1957, les soviétiques
ont frappé un grand coup en envoyant dans l’espace le premier
satellite, le célèbre spoutnik. Ils décident l’année suivante
d’organiser un concours international de piano, le désormais
célèbre concours Tchaïkovski en espérant bien évidemment voir
la victoire d’un soviétique. Car comment en pourrait-il être
autrement dans la patrie de Tchaïkovski, Prokofiev et
Rachmaninov ?

Les Américains qui comptent dans leurs rangs quelques pianistes
d’exception comme Byron Janis ou Leon Fleischer font le choix de
la jeunesse. C’est un jeune Texan, connu de quelques initiés,
Harvey Lavan Cliburn, qui débarque à Moscou pour jouer dans la
gueule du loup soviétique face à des jurés qui se nomment
Sviatoslav Richter ou Emil Gilels. Et à la surprise générale, Cliburn
devenu Van Cliburn l’emporte.

Cette formidable aventure que même le plus talentueux des
scénaristes d’Hollywood n’aurait pu imaginer est l’objet de
l’ouvrage de Nigel Cliff qui devrait certainement connaître une
prochaine traduction. L’auteur raconte avec force de détails les
coulisses de ce tremblement de terre musical et politique,
comment Van Cliburn éblouit le jury et notamment Richter avec
son interprétation du premier concerto pour piano de Tchaïkovski
et surtout le moment de flottement qui précéda la décision du
jury. Ce dernier, qui avait du faire face à la standing ovation de
près de huit minutes du public réuni dans la grande salle du
conservatoire Tchaïkovski de Moscou, appela, gêné,
Khrouchtchev pour lui exposer la situation. Ce dernier se
contenta alors d’un : « Alors donner lui le prix ! »

L’ouvrage va également au-delà de 1958. De retour aux
Etats-Unis, Van Cliburn est fêté en héros. Il est à ce jour le seul
musicien à avoir été honoré de la célèbre ticker-tape parade. Un
concours international portant son nom est même créé au Texas.
Mais Nigel Cliff montre surtout que Van Cliburn devint un pont
musical entre les deux blocs durant la guerre froide. En 1972, il
accompagna Nixon et Kissinger à Moscou lors de la signature des
accords SALT I de réduction des armes de destruction massive. En
1987, il joua à la Maison-Blanche, à l’occasion de la visite du
nouveau maître du Kremlin, Mikhail Gorbatchev, dont les
réformes, Perestroïka et Glasnost, conduisirent à plus de libertés
mais également à la fin du système soviétique. « Une fois de plus
Van (Cliburn) fit les gros titres des journaux pour avoir fait parler
l’humanité d’un leader soviétique »
écrit Nigel Cliff.

Ce livre est donc une formidable démonstration du pouvoir de la
musique, capable de transcender les haines ancestrales et les
idéologies. Mais surtout il montre qu’un homme seul, assis
derrière un piano est bien plus efficace que des armées entières.
On gagne toujours à faire confiance à l’intelligence des gens
plutôt qu’à susciter leurs plus bas instincts.

Nigel Cliff, Moscow Nights,
The Van Cliburn Story,
How one man and his piano transformed the cold war,

Harper Collins Publishers, 2016

Laurent Pfaadt

Le violoncelle du siècle

Rostro © Picard/Radio France

Mstislav
Rostropovitch
aurait eu 90 ans,
le 27 mars dernier.
Un somptueux
coffret célèbre cet
anniversaire

Ils sont rares les
musiciens à avoir
personnifié leur
instrument ou leur don. Maria Callas à l’opéra, Yehudi Menuhin au
violon. Personne au piano. Et Rostropovitch au violoncelle.
Créateur et dédicataire d’un nombre incalculable d’œuvres dont
les plus grands concertos du 20e siècle, Rostropovitch ne
ménagea pas sa peine pour transcender les œuvres du répertoire
mais également pour s’aventurer dans la création contemporaine.
Le coffret Warner Classics reflète tout cela, des concertos
d’Haydn aux oeuvres de Dutilleux ou de Lutoslawski à qui il lança :
« ne pensez pas au violoncelle, c’est moi le violoncelle ! » Ce coffret
propose astucieusement plusieurs versions de la même œuvre
afin de permettre à l’auditeur de comparer le jeu de
Rostropovitch au contact d’un Carlo Maria Giulini ou d’un
Malcolm Sargent dans ce premier concerto de Saint-Saens qu’il
joua dès l’âge de treize ans. Warner Classics a ainsi puisé dans son
incroyable fond Erato pour ressortir quelques enregistrements
cultes où chaque disque mériterait une critique.

Et puis, il y a ces incroyables merveilles tirées de la période
soviétique de Rostropovitch. Celui qui se rêvait compositeur
transcenda les oeuvres de ses contemporains comme ces
concertos incroyables d’un Myaskovsky dont il fut l’ami ou d’un
Boris Tchaïkovski. Il y a une proximité telle qu’on entend presque
Rostropovitch respirer durant ces interprétations. Et puis cette
musique de Chostakovitch qu’il comprit si bien, seul ou en
compagnie de ces chefs incroyables comme Guennadi
Rojdestvenski dans cet incroyable premier concerto enregistré
dans la grande salle du conservatoire Tchaïkovski de Moscou que
Rostropovitch apprit par coeur en trois jours avant de le jouer
devant le compositeur le quatrième. Les deux hommes y
traduisent comme jamais l’angoisse et la peur inhérentes à la
musique du compositeur. L’orchestre se mue en force oppressante
et indestructible tandis que le soliste reste là, seul au milieu de ce
monde hostile, condamné à pousser son cri tantôt de détresse,
tantôt de résistance. Ou cette symphonie concertante pour
violoncelle et orchestre d’un Britten dont il fut si proche, venu
pour l’occasion diriger l’orchestre philharmonique de Moscou et
où Rostropovitch excelle à déployer toute la profondeur de
l’oeuve. Et puis, Prokofiev, ce professeur aimé dont il créa la
symphonie concertante le 18 février 1952, après l’avoir coécrit
avec le compositeur qui lui aurait lancé : « je vous plains, vous me
ressemblez physiquement »
. Cette oeuvre qui n’admet aucune
erreur d’interprétation et devait électriser bien plus tard un Yo-
Yo Ma qui signe l’introduction de ce coffret, traduit ce rêve
indirectement exaucé de devenir compositeur.

Le coffret va également bien au-delà de la simple compilation de
disques. C’est une sorte de panthéon musical à la gloire du
violoncelliste. Il contient plusieurs enregistrements sonores où le
maestro y explique son art ou ses rapports avec Dimitri
Chostakovitch par exemple. Deux DVD permettent également
d’apprécier le jeu du génie, notamment cette suite de Bach en
1991 dont l’interprétation devant le mur de Berlin en novembre
1989, allait définitivement le faire passer de la musique à
l’Histoire. Mais n’y est-il pas déjà entré ? Assurément, comme le
prouve cet incroyable coffret.

Rostropovitch, le violoncelle du siècle,
The Complete Warner Reocrdings,
40Cds, 3 DVD, 200 page-book, Warner Classics, 2017

Laurent Pfaadt

Le protégé des muses

Sokolov © MarySlepkova-DG

Sokolov dans Mozart et Rachmaninov.
Un petit bijou.

Voilà de nombreuses
années que Grigori
Sokolov ne donne plus de
concertos ni
d’interviews. C’est-à-dire
combien ces CD et DVD
constituent des
témoignages uniques
permettant de
comprendre l’univers et
la personnalité hors du
commun de ce pianiste. Le film de Nadia Zhdanova « une
conversation qui n’a jamais eu lieu » porte bien son nom car le
pianiste russe ne parle jamais, se contentant d’apparaître sur
quelques photos et sur quelques et ô combien magnifiques films.

Les qualificatifs fusent pour décrire Sokolov : « unique »,
« différent », « extraterrestre ». De cette existence vouée à la
musique et non à l’interprétation qui lui fit obtenir à 16 ans le
premier prix au concours Tchaïkovski de 1966, Sokolov a su bâtir
un monument. Non le sien mais celui d’une conception, d’une
approche de la musique que l’on écoute avec passion dans ces
concertos de Mozart et de Rachmaninov qui relèvent d’une autre
époque, celle où Sokolov appartenait encore à l’orchestre. Depuis,
il s’en est extrait et se tient au-dessus, délivrant ses récitals, ces
moments uniques travaillés jusqu’à la perfection. Tels ses aînés,
Emil Gilels en tête, ce pianiste qu’il admirait tant et qui, en 1960,
reçut une lettre anonyme vantant les qualités exceptionnelles
d’un jeune garçon de dix ans, Sokolov réinvente en permanence
les œuvres qu’il joue.

L’auditeur bascule alors du CD au film pour voir un Sokolov à
l’assaut du troisième concerto mythique de Rachmaninov dompté
jadis par des Van Cliburn ou Janis. Les cheveux sont encore bruns
mais le jeu est là, intrépide, solaire, prodigieux. Fuat Mansurov et
le Leningrad Philharmonic ont remplacé Yan-Pascal Tortelier et le
BBC Philharmonic mais l’essentiel n’est pas là. Il se trouve sur le
clavier parcouru par ces mains uniques qui se confondent presque
avec l’instrument dans une illusion d’optique qui ne fait que
refléter l’impression que procure une interprétation de Sokolov.
Mozart de son côté, prend avec Sokolov une noblesse rarement
entendue. Comme le rappelle l’un des intervenants du film, on est
au-delà de la simple technique.

En écoutant les mouvements lents du 23e concerto de Mozart ou
du Rach 3, on comprend alors mieux pourquoi Sokolov a choisi de
ne donner que des récitals car ils exaltent la quintessence de son
génie à nul autre pareil, de cette musique qui dépasse la simple
succession de notes pour se transformer en philosophie.

Laissons le dernier mot à Yuri Temirkanov, chef de l’orchestre
philharmonique de St Petersbourg, citant Pouchkine : « Le service
des muses ne tolère pas l’agitation. Le beau ne peut qu’être digne »
.
Tout y est dit de Sokolov n’est-ce pas ?

Grigori Sokolov, Mozart / Rachmaninov:
Concertos / a Conversation That Never Was,
Deutsche Grammophon, 2017

Laurent Pfaadt

Le printemps en musique

Czech © archive of the czech philharmonic

Depuis plus de
120 ans,
l’orchestre
philharmonique
tchèque perpétue
une tradition
musicale unique

Le meilleur moyen
de découvrir un
orchestre est
avant tout de l’écouter. Avec l’orchestre philharmonique tchèque,
il suffit d’écouter l’un de leurs derniers enregistrements, les
Danses slaves
de Dvorak. Ici, tout est dit de cet orchestre. Avec ses
reliefs mélodiques parfaitement affirmés, l’orchestre traverse des
prairies bucoliques et marche le long de rivières indomptées. Il
délivre une musique vivante, joyeuse qui exalte des couleurs
chatoyantes, rayonnantes, celles d’un printemps qui vient de
naître. Il constitue le parfait écrin pour ces musiques
romantiques, celles de Brahms, de Tchaïkovski et bien entendu de
Dvorak et de ses danses populaires, de ses scènes de vie aux
champs, de cette nature légendaire contée, de ces croyances
mises en musique dans ses poèmes symphoniques et ses
symphonies, mais également de Smetana et de sa merveilleuse
Ma Vlast, hymne immortel à la Bohème musicale.

L’orchestre philharmonique tchèque est l’héritier de tout cela et
s’emploie, concert après concert, disque après disque, à
perpétuer cet héritage sous la baguette de ses chefs successifs. Et
ces derniers furent si brillants. Né officiellement en 1896,
l’orchestre philharmonique tchèque fut, à l’instar de son cousin
viennois, une émanation de l’opéra de la ville. Les grands
compositeurs de l’époque vinrent y diriger leurs œuvres: Dvorak
ou Mahler qui créa dans le magnifique joyau du Rudolfinum sa
septième symphonie en 1908. L’orchestre prit son envol musical
lorsque le premier violon de l’orchestre philharmonique de Berlin,
Vaclav Talich, fut nommé à sa tête. Il y resta plus de vingt ans,
jusqu’en 1941. Sorte de Fürtwangler tchèque, il développa la
musicalité de l’orchestre qu’il inscrivit dans cette tradition
tchèque définie par Dvorak, Smetana ou Martinu et cisela un son
qui reste encore aujourd’hui sa marque de fabrique.

Coincé entre sa fidélité à l’orchestre et sa volonté de résistance
aux nazis, Talich fut remplacé par Rafael Kubelik, certainement
l’un des plus grands chefs du 20e siècle, mais dont le mandat trop
court, ne permit pas de marquer durablement l’orchestre. Cette
tâche incomba aux grands chefs qui lui succédèrent : Karel Ancerl
et Vaclav Neumann. Le premier, élève de Talich et rescapé des
camps de la mort, emmena l’orchestre aux contacts des oeuvres
de Bartok, Stravinski et Prokofiev. Le second poursuivit après
Talich et Ancerl, la perpétuation de l’héritage tchèque en exaltant
sa grande expressivité mélodique. Venu du Gewandhaus de
Leipzig qu’il dirigea entre 1964 et 1968, Neumann amena avec lui

son approche de la musique germanique notamment de Mahler
qu’Ancerl avait déjà infusé à l’orchestre mais fut porté à un point
d’incandescence, donnant des disques qui constituent encore
aujourd’hui des références. L’homme qui avait quitté Leipzig pour
protester contre la répression du printemps de Prague, traversa
le régime communiste de Tchécoslovaquie tout en réprouvant ce
dernier. Sa neuvième symphonie d’un Beethoven qu’il
affectionnait tant lors de la révolution de velours en 1990 resta la
parfaite démonstration de la musique mise au service de la
liberté.

Aujourd’hui, c’est un autre tchèque, Jiri Belohlavek, qui est aux
commandes de l’orchestre. Lui, l’élève de Celibidache passé par
l’Angleterre et ancien assistant de Neumann, est revenu sur sa
terre natale pour conduire cet orchestre. Véritable sculpteur de
sons en même temps que peintre baroque de la mélodie,
Belohlavek s’est hissé à la hauteur de ses illustres aînés pour
devenir l’héritier d’une tradition musicale qui compte parmi les
plus prestigieuses en Europe.

A écouter :

Dvorák: Slavonic Dances Opp. 6 & 72, Czech Philharmonic,
dir. Jiri Belohlavek, Decca Classics, 2016

Tchaïkovsky Project : symphony n°6 « pathétique » ;
Roméo et Juliette, Czech Philharmonic,
dir. Semyon Bychkov, Decca Classics, 2016

Laurent Pfaadt

Plus qu’un musicien

Berlin © Succo/Action Press/Visual Press Agency

Au-delà de son
incroyable génie,
Rostropovitch fut
également un
ardent défenseur
de la liberté 

Il fut tour à tour
l’instrument de la
supériorité
musicale
soviétique, un traitre, le parangon de la dissidence, le héraut de la
liberté des peuples et enfin le dernier fossoyeur d’une idéologie
qui l’avait banni. Malgré cela, malgré ce destin hors normes qui
navigua sur les fleuves tourmentés du 20e siècle, jamais il ne se
départit de sa profonde conviction dans la liberté de l’homme qui
devait prévaloir sur toute autre considération. Cette position
contribua grandement à transcender une légende qui se
cantonnait non sans mal à sa dimension musicale.

Et pourtant, le musicien n’avait rien à prouver. Adulé comme
aucun autre violoncelliste avant lui, et comme peu de musiciens, il
aurait très bien pu se contenter de cette situation. Mais tel n’était
pas Mstislav Rostropovitch. « Son courage, son honnêteté, son sens
de la justice ont été plus forts. Il ne pouvait pas se taire et ne rien faire
comme la plupart des autres »
estime ainsi sa fille, Elena. Proche de
Soljenitsyne, il hébergea l’auteur de l’Archipel du goulag, devenant
ainsi le complice de la liberté. Il  fut contraint de quitter sa Russie
chérie où il écrivit quelques-unes des plus belles pages musicales
de ce pays en compagnie d’un Gilels, d’un Richter on d’un Kogan.
Le 10 mai 1974, il donna son dernier concert en Russie : « les gens
pleuraient dans la salle et ils me disaient : revenez revenez abso-
lument ! » 
rappelait-il. Déchu de sa nationalité par un régime
devenu sans le savoir un astre mort, il trouva refuge en France et
aux États-Unis. À coups d’archet et de plume, il fit de cet exil une
tribune, en soutenant par exemple à Paris le combat de Sakharov
en 1980, jusqu’à la chute du mur dont il entonna avec la suite pour
violoncelle de Bach le joyeux requiem d’un régime enfin abattu.

Mais que ce choix fut difficile. La solitude fut souvent au rendez-
vous, la vie en exil suivant son douloureux cours, rythmée par les
disparitions comme les accords de cette Canzona de Taneiev que
contient le coffret Warner Classics. Derrière lui, il laissa ainsi ses
amis et ces autres musiciens qui n’avaient pas voulu ou pu le
suivre sur ce chemin sans retour et sur lesquels l’histoire se
referma. Seuls demeurèrent les souvenirs d’un autre âge, d’une
époque où la musique se faisait avec des chaînes. À son retour en
Russie, il se rendit au cimetière pour rendre hommage à tous ceux
qui n’avaient pu les briser.

Et si les morts avaient pu lui parler, ils auraient certainement dit  :
merci Slava.

Laurent Pfaadt