Nézet-Séguin transcende Mendelssohn

Nézet-Séguin © nézet-séguin 2016

Le chef
d’orchestre
canadien signe
une magnifique
intégrale des
symphonies de
Félix
Mendelssohn

Il est des compositeurs dont l’œuvre est à la fois un testament et
un manifeste. Tel fut le cas des symphonies de Felix Mendelssohn
(1809-1847) qui dirigea en son temps le Gewandhaus de Leipzig
et reste le compositeur qui effectua le pont entre le classicisme et
le romantisme. C’est le sentiment qui ressort de l’écoute de cette
intégrale. Après John Eliot Gardiner qui vient d’achever la sienne
sous le label de l’orchestre symphonique de Londres, voilà venu le
témoignage discographique de Yannick Nézet-Séguin, directeur
en autres du Metropolitan Opera. Et il a eu l’intelligence, pour ne
pas dire l’audace, de confier cette tâche à un orchestre de
chambre, le Chamber Orchestra of Europe, dont l’excellence avait
ravi Abbado, Harnoncourt ou Haitink.

Enregistrées à la Philharmonie de Paris en février 2016, ces
symphonies témoignent d’une vivacité et d’une énergie assez
incroyables. La cinquième est à la fois douce (grâce à une
magnifique flûte) et épique, l’Ecossaise avec ses cordes incisives,
affûtées et ses magnifiques bois sonne tel une tempête déferlant
depuis la Mer du Nord. Ces mêmes cordes deviennent
langoureuses, très « Trauerische », parfois mystiques dans la
seconde symphonie. A chaque interprétation, on sent le travail du
chef, patient, obstiné, n’hésitant pas pousser l’orchestre dans ses
derniers retranchements sans pour autant le brutaliser. Il
commande mais n’impose pas.  Le son est parfois poli à l’extrême
comme dans la première symphonie. Mais il n’est en que plus
brillant, plus éclatant, plus sauvage dans la troisième. De cette
lumière jaillissent des reflets tantôt dorés dans la quatrième avec
son second mouvement plein de couleurs, tantôt de bronze avec
cette cinquième solennelle.

Nézet-Séguin se mue aussi en guide qui nous entraîne dans une
véritable histoire de la musique classique où l’on perçoit aisément
toutes les influences qui imprégnèrent l’œuvre de Felix
Mendelssohn. De Bach dans la deuxième symphonie-cantate
certainement la moins connue de toutes et bien servie par le
RIAS-Kammerchor, probablement le meilleur chœur en activité et
les voix de Daniel Behle et Karina Gauvin, à Mozart ou Haydn
dans la première, à Berlioz dans l’Italienne ou à Beethoven dans la
cinquième. Le Chamber Orchestra of Europe est là derrière son
maître, libérant son incroyable énergie. On le sent prêt à suivre
Yannick Nézet-Séguin n’importe où. Cela tombe bien car les voici
au panthéon discographique.

Laurent Pfaadt

Mendelssohn : symphonies 1-5, Chamber Orchestra of Europe,
RIAS-Kammerchor, Daniel Behle, Karina Gauvin
dir. Yannick Nézet-Séguin,

Deutsche Grammophon, 2017

Des soucis de cadets

Majdalani © Hayat Karanouh-koboy

Le nouveau roman
de Charif
Majdalani nous
emmène sur les
traces de la
dynastie Jbeili

Charif Majdalani
n’a pas son pareil
pour nous conter
des histoires
familiales où se mêlent aventures et tragédies. L’auteur de
Caravansérail (2007) et du Dernier Seigneur de Marsad (2013)
plonge une nouvelle fois son lecteur dans ce Liban qui a nourri
tant d’imaginaires, à l’ombre de ce cèdre du Moyen-Orient irrigué
par le sang et les larmes de ses hommes et de ses femmes.
D’arbres, il est en d’ailleurs question dans ce nouveau roman,
l’Empereur à pied, qui nous relate l’histoire familiale des Jbeili sur
près de cent cinquante ans. Arbousiers arrachés par Khanjar
Jbeili, le fameux empereur à pied, fondateur de cette dynastie de
commerçants, ou pommiers plantés par l’un de ses descendants,
c’est surtout devant l’Arbre-Sec, sur cette route montagneuse
bordée de précipices qui allaient engloutir ceux qui devaient
s’opposer au destin des Jbeili, que se joua ce dernier. Ici
l’empereur à pied édicta la règle immuable qui devait régir
l’histoire familiale sous peine de ruine : seul l’aîné aurait le droit
de se marier et d’avoir des enfants. Tous ceux qui
contreviendraient à ce qui allait se transformer en malédiction
seraient déshérités.

A la force du poignet mais également en forçant le destin, les
Jbeili édifieront un empire commercial, cultivant relations
politiques et accompagnés de personnages troubles et fantasques
comme seuls l’Orient dans lequel Majdalani n’a qu’à tremper sa
plume, sait en fabriquer. Face à leurs aînés, pragmatiques et
ternes, les cadets se révèleront rêveurs et contemplatifs. Mais le
prix à payer sera celui de l’exil. Comme si leur existence ne
pouvait se concevoir qu’en dehors de cette terre libanaise
devenue par la simple volonté de l’empereur, un désert aride aussi
bien psychologiquement que sentimentalement. Le monde ne
sera pas assez grand pour exaucer leurs rêves brisés de grandeur.
Les grandes propriétés terriennes du Mexique, les palais de
Venise, de Naples ou de Boukhara ou les quêtes d’un ataman
cosaque dans les steppes russes et d’un tableau de Véronèse au
Monténégro constituèrent les multiples routes de leur exil. Leur
empire sera philosophique, artistique, intellectuel à défaut de
pouvoir se matérialiser. Mais ce Liban ottoman, français,
indépendant que nous fait traverser comme à chaque fois avec
bonheur l’auteur et plus particulièrement cette terre de Massiaf,
se rappellera à eux comme un aimant.

A travers le récit de cette famille, Majdalani nous dépeint un Liban
multiculturel entre Occident et Orient, entre christianisme et
Islam, entre velléités d’indépendance et attachement colonial
jusqu’à l’histoire récente marquée par la terrible guerre civile qui
ensanglanta le pays. Plus encore, cette histoire familiale
symbolise à elle seule l’histoire d’un pays marqué la violence. Des
origines de la famille Jbeilli qui prend des allures de western aux
nouveaux riches étalant leur fortune dont la séduction est
devenue légendaire notamment en France, en passant par cette
industrialisation du début du 20e siècle, le nouveau roman de
Charif Majdalani brille de mille feux, sent la poudre et le sang. Une
vraie réussite qui ne devrait pas manquer de convaincre en cette
rentrée littéraire.

Laurent Pfaadt

Charif Majdalani, l’Empereur à pied,
Seuil, 2017.

Les mots, ces élixirs de vie

Le nouveau roman
de Kamel Daoud
célèbre le pouvoir
des mots et de la
littérature

Il nous avait
enchanté avec
Meursault, contre-enquête, prix Goncourt du premier roman 2015
puis interpellé avec ses Indépendances. On s’attendait donc à
retrouver cette même veine dans son nouveau roman, Zabor ou
Les Psaumes
. Mais on s’est vite retrouvé plongé dans un conte qui
relate l’histoire d’un enfant rejeté par son père et vivant aux côtés
de sa tante et d’un grand-père sénile et apathique. Mais cet
enfant surnommé Zabor a un don. Il prolonge la vie de tous ceux
sur lesquels il écrit ses fameux psaumes. L’enfant méprisé du
village devient ainsi, malgré lui et malgré ceux qui ne l’aiment pas,
l’un de ses personnages incontournables. Ses centaines de cahiers
noirs griffonnés tiennent entre leurs lignes, la vie de ces vieillards
qui survivent grâce à lui, tels des oliviers millénaires. Or, voici
qu’un homme du village s’apprête à mourir, son père, cet homme
dont il avait été séparé par une belle-mère cruelle. Zabor va alors
s’employer à le sauver.

Le lecteur devra se familiariser avec la composition narrative de
l’ouvrage mais d’emblée, il doit se dire qu’il entre dans un conte,
un peu comme on entre dans Borges, Sebald ou Rulfo. Un peu
comme on pénètre dans les récits des Mille et Une nuits. Mais à la
différence de Shéhérazade, Zabor sauve la vie des autres.
L’époque est différente. La princesse est belle quand Zabor est
maudit. La culture n’est plus glorifiée mais sans cesse menacée, et
ses livres, méprisés. C’est pour cela peut-être que Daoud
s’emploie à magnifier la beauté des mots. Pour que ceux-ci, tel le
visage d’une femme aperçue furtivement, nous reste dans un coin
de notre tête. Hadjer, la tante de Zabor, est de ces personnages
que l’on n’oublie pas car « tous les corps des femmes dans les livres
avaient volé un peu du sien ou l’imitaient dans un jeu de miroirs qui me
gênait et me troublait »
. Tiens justement, le miroir dans lequel la
littérature contemple la réalité et non l’inverse, est assurément
l’objet favori de l’auteur.

Kamel Daoud matérialise ainsi admirablement le pouvoir des
mots. Ils sauvent de la mort, de l’oubli car Zabor c’est aussi cela :
une quête inlassable contre la mort, contre l’oubli comme
auraient pu le dire Imre Kertesz ou Jorge Semprun. Mais Daoud
apporte dans ce roman, sa vision du métier – ou devrait-on dire du
don comme Zabor – d’écrivain. Etre écrivain, c’est disposer d’un
pouvoir que seul Dieu possède : celui de la vie et de la mort, celui
de changer la face du monde et des êtres qui le peuplent.

En choisissant la voie du conte, Kamel Daoud pense nous avoir
surpris, dérouté. Il n’en est rien car il reste fidèle à lui-même,
fidèle aux convictions qui transparaissent dans ses écrits. Les
écrivains ne font que se répéter. Simplement, ils changent de
masques pour habiller l’illusion de leurs romans. Mais au final, ils
disent toujours la même chose. Et dans le cas de Daoud, lorsqu’il
s’agit d’humanité, on a envie qu’ils se répètent.

Laurent Pfaadt

Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes, Actes Sud, 2017.