Le musée qui fait son récital

Deuxième édition de Piano au Musée Würth

Voilà un festival qui devrait constituer l’un des rendez-vous musicaux
incontournables de la région. Une fois de plus, le musée Würth alliera
l’art à la musique. Il sera possible, en plus d’admirer jusqu’au 8 janvier
2018 les trésors de l’exposition « la tête aux pieds », d’écouter Chopin,
Brahms, Schubert ou Beethoven sous les doigts de musiciens
d’exception. 

Avec Philippe Bianconi ou le génial Nelson Goerner qui clôturera
cette deuxième édition, le piano résonnera en maître. Le virtuose
argentin qui compte parmi les meilleurs interprètes de Chopin ou
de Liszt – et pour cause, il remporta le premier concours Liszt de
Buenos Aires en 1986 – régalera les spectateurs des deux
premières nocturnes et de la troisième sonate de Chopin qu’il a
d’ailleurs gravé sur le disque (EMI). De Chopin, il en sera
également question avec la pianiste polonaise, Ewa Osinska, qui
aura une fois de plus à cœur de faire résonner les accords du plus
français des compositeurs polonais et accompagnera les
spectateurs sur des chemins de traverse notamment ceux d’un
autre compositeur polonais, le génial Karol Szymanowski.
D’autres compositeurs seront à redécouvrir : Nicolaï Medtner ses
doigts de l’Ukrainien Vadym Kholodenko, vainqueur du concours
Van Cliburn en 2013 ou Alban Berg dont l’œuvre pour piano reste
largement méconnue et que

Vincent Larderet

dans son récital
d’inauguration s’emploiera à
nous faire aimer. Pour ceux
qui souhaitent des « tubes », il
faudra venir écouter la
sonate des adieux d’Ana
Kipiani, un jeune talent à
suivre, les variations Diabelli
par Herbert Schuch qui
rendra hommage au grand
Beethoven ou les Préludes de
Debussy d’un Philippe
Bianconi qui nous emmènera,
à n’en point douter, sur les
traces du légendaire Arturo
Benedetti Michelangeli.

Des escapades dans la musique de chambre et le jazz seront
possibles durant ces neuf jours. Le violoncelle de Marc Coppey,
ancien du quatuor Ysaye, le violon de Nicolas Dautricourt et le
piano de Vincent Larderet emmèneront les spectateurs se
contempler dans les miroirs de Ravel. Marc Coppey rejoindra
ensuite le pianiste Peter Laul pour les troisième, quatrième et
cinquième sonates de Beethoven. Enfin préparez-vous à pénétrer
dans l’un des univers jazzy les plus originaux avec les musiciens du
Colin Vallon trio qui, avec les titres de leur dernier album, Danse
(ECM records), ne manqueront de vous émouvoir et de vous
déstabiliser. Avec de surcroît des tarifs plus qu’attractifs, il serait
donc dommage de passer à côté de cette parenthèse enchantée.

Laurent Pfaadt

Piano au musée Würth, 10-19 novembre 2017.
Toutes les informations à retrouver sur :
http://www.musee-wurth.fr/wp/index.php/festival-piano-au-musee/

Les voies souterraines du racisme

Whitehead © Sunny Shokrae for The New York Times

Avec sa parabole
sur le racisme,
Colson
Whitehead réalise
un chef d’œuvre. 

En choisissant le
livre de Colson
Whitehead pour
ses lectures
estivales, Barack
Obama l’a
consacré tant en
écrivain majeur
des lettres américaines qu’en figure de proue d’une littérature
engagée. Auréolé du National Book Award et du Prix Pullitzer,
Underground Railroad est plus qu’un simple livre. C’est un
monument. Car en s’attaquant à la thématique de l’esclavage aux
Etats-Unis qu’a sublimé Toni Morrison dans Beloved, Colson
Whitehead dut y réfléchir à deux fois. C’est d’ailleurs ce qu’il fit. Et
même plusieurs fois. Mais l’auteur remarqué de l’Illusionniste
(1999) attendit la maturité littéraire pour s’attaquer à cet Everest
de la littérature nord-américaine. Et il décida non pas de gravir
cette montagne périlleuse mais de la franchir en passant… dessous !

Car l’Underground Railroad, ce « chemin de fer clandestin» est le
nom donné à ce réseau de passeurs, ces « justes » avant l’heure
qui permirent à de nombreux esclaves de quitter leurs Etats pour
accéder à la liberté. Et l’auteur, nourri de la contre-culture
américaine des années 90 et 2000, a fabriqué autour de cette
notion un véritable chemin de fer souterrain qui allait emmener
l’héroïne du roman, une jeune femme de quinze ans, Cora, de la
Géorgie jusqu’aux Etats du Nord.

Ce voyage qui s’apparente parfois à ceux de Gulliver dans un style
littéraire qu’il conviendrait à présent de qualifier de « colsonien »
va mener notre jeune esclave dans des Etats aussi divers que les
deux Caroline, l’Oregon ou l’Indiana. Colson Whitehead ne lésine
pas sur les descriptions parfois insoutenables, mâtinant ainsi son
récit d’un subtil mélange de fantastique et de réalisme. Si l’on
ajoute à cela quelques personnages proprement stupéfiants
comme par exemple Rigdeway, le chasseur d’esclaves, le roman de
Colson Whitehead se range d’ores et déjà parmi les ovnis
littéraires nord-américains appelés à devenir cultes, à l’instar de
l’Infinie Comédie de David Foster Wallace ou du Festin Nu de
William Burroughs.

A travers les différentes étapes du roman se dessine surtout
l’histoire mouvementée de la condition des noirs aux Etats-Unis.
Colson Whitehead utilise à dessein un vocabulaire qui n’est pas
sans rappeler celui de la Shoah dont il assume le parallèle. Le
meurtre et l’humiliation y sont communs mais surtout sa
comparaison permet de comprendre que dans les deux cas, la
Shoah et l’esclavage ont façonné l’Europe et les Etats-Unis. Mais
si la première a dépassé ses tragédies dans la construction
européenne, les seconds restent prisonniers de leurs démons si
l’on en croit les récents évènements du Missouri et de
Charlottesville. Et il serait hasardeux de croire que les fantômes
qui peuplent le roman de Colson Whitehead s’abstiennent de
traverser l’océan atlantique. S’ils ne l’ont pas déjà fait…

Laurent Pfaadt

Colson Whitehead, Underground Railroad,
Albin Michel, 2017

mon amie Adèle

Sarah Pinborough, mon amie Adèle, Préludes, 416 pages, 2017

Voilà un livre qui devrait vous
causer, pour le meilleur comme
pour le pire, pas mal de nuits
blanches. Car, avec son intrigue,
l’histoire de ce page-turner donne
le sentiment qu’elle peut tous
nous arriver. Résumons la
situation : Louise, assistante
médicale tombe amoureuse de
son patron. Pour l’instant rien
d’exceptionnel. Sauf qu’il a une
femme, Adèle qui devient vite l’amie de Louise. Et comme dans
tout bon thriller, ceux que l’on croit connaître semblent
nettement plus complexes. C’est peu dire.

Et c’est bien ce qui arrive dans ce roman où les visages n’auront de
cesse de changer de masques si ce n’est les masques eux-mêmes
qui changeront de visages. Au final, on ne sait plus qui il faut
croire tant l’intrigue est rondement menée et surtout, le final se
révèle stupéfiant et pour ainsi dire d’une cruauté
particulièrement bien élaborée. Sarah Pinborough parvient dans
ce roman à disséquer avec bonheur toute la perversité de l’être
humain et sa capacité à inventer de terribles stratagèmes pour
parvenir à ses fins. Humain, trop humain aurait dit Friedrich
Nietzsche. Il ne se doutait pas combien il avait raison.

Laurent Pfaadt

Le camion au TNS

C’est peut-être une façon d’aller plus loin ou plus au fond de la
provocation que de faire du théâtre à partir d’un film dont
l’existence n’est que parlée.

C’est le pari réussi d’une jeune metteure en scène Marine de
Missolz qui présente au TNS cette pièce « Le camion » une
adaptation en quelque sorte du film éponyme de Marguerite
Duras sorti en 1977 et qui fit plus ou moins scandale car il
bouleversait les codes de la mise en scène cinématographique.
Etait-ce bien un film ? se demandait-on alors. Est-il devenu
théâtre ? Le questionnement reste largement ouvert.

Sur le plateau il y a bien trois comédiens dont deux représentent
les protagonistes du film, rappelons-les, Marguerite Duras, elle-
même et Gérard Depardieu qui, assis autour d’une table lisent le
scénario d’un film possible intitulé « Le camion ». Elle lit, décrit ce
qui pourrait exister : un camion, une femme qui monte dans la
cabine, se met à parler, à chanter parfois.

Lui essaie de suivre, pose quelques questions : « qui est-elle cette
dame ? comment ça va finir ?

Elle lui demande de  » voir  » ce qu’elle imagine. Il affirme que  » oui  »
il voit. Parfois il pose des questions pertinentes, ajoute des
remarques. Avec circonspection il entre dans son propos.
L’imaginaire prend forme et se déroule comme ce camion qui
longe des paysages de terres et de banlieues.

Ce film qui évoquait la possibilité d’un film nous avait fascinés car,
avant-gardiste, poétique, drôle. Ce film on le reçoit comme un
conte, fascinés que nous sommes par le pouvoir suggestif de la
parole.

La mise en scène de Marine de Missolz ne déroge pas à cela. Sur le
plateau le pouvoir des mots, les images qu’ils engendrent sont
portés par Laurent Sauvage dont la voix, la qualité d’élocution, le
rythme, le ton qu’il sait donner à ses paroles sont d’une étonnante
sensibilité, d’une grande sensualité, tout en retenue et
délicatesse. Il tient le rôle de Marguerite Duras. Il se tient face à
nous. Il évoque, suggère, réfléchit, hésite. A ses côtés, celui qui
écoute, c’est Hervé Guilloteau dans un rôle de composition qui en
fait ce personnage intrigué par ce qu’on lui raconte et qui,
manifestement, se concentre pour suivre le déroulé de cette
histoire d’une rencontre insolite entre le chauffeur du camion et
la  » dame « . Il montre un certain embarras, hoche la tête, se gratte
le crâne, s’éponge le front mais acquiesce et dit qu’il  » voit « .

Face à nous, ils nous font entrer dans le jeu de l’imaginaire.

En effet l’interprétation est fidèle à la magie du conditionnel, ce
temps de la langue qui permet le jeu de tous les possibles, celui
qui permet aux enfants de mettre en place des scénarii où ils sont
créateurs réalisateurs et acteurs

Comme dans le film, un écran placé à gauche du plateau laisse
défiler des paysages gris et sans âme.

Pour ne pas rester figés face au public les comédiens se rendent
parfois près d’une petite table qui évoque, bien sûr celle autour de
laquelle se tenaient Marguerite Duras et Gérard Depardieu
Parfois ils entament une chorégraphie à laquelle participe le
troisième comédien, Olivier Dupuy, inventé par la metteure en
scène et censé représenter le deuxième chauffeur, celui qui dort
dans le film. Il devient, ici un témoin muet qui va et vient auprès
des deux autres. Il est comme  » l’oreille « ,  » la pensée « …

Reviennent en boucle les remarques sur l’enfermement dans la
cabine et le regard que tous deux portent sur la route. Le discours
parfois décousu de la femme aborde les questions politiques par
le truchement de ses souvenirs de militante qui a cru à la
révolution par le prolétariat mais qui dit-elle à déchanter en
constatant la collusion entre le capitalisme et le socialisme.

Elle parle aussi d’un enfant nommé Abraham, celui de sa fille.

Est enfin évoquée la probabilité que cette femme se soit
échappée de l’asile situé non loin de là, une personne étrange que
la pièce de théâtre comme le film nous rend paradoxalement
proche et mystérieuse, pour le moins fascinante.

Marie-Françoise Grislin