Dans les pas de Mahler

Leonard Bernstein et le chancelier autrichien Bruno Kreisky, 1978

Leonard Bernstein a
entretenu une
relation particulière
avec Vienne et à
travers elle avec
Gustav Mahler qu’il
contribua à
redécouvrir.

Leonard Bernstein
demeurera à jamais
le plus viennois des
compositeurs et des chefs d’orchestre américains. Partout, dans la
capitale autrichienne, il est possible de croiser l’ombre de Lenny,
suivant bien souvent celle de son illustre aîné, Gustav Mahler. Pour
cela, il faut arpenter le Ring, la célèbre avenue et entendre le
tramway entonner sa symphonie.

D’abord à l’Hôtel Bristol face au Staatsoper où le maestro avait ses
habitudes, succédant ainsi à un certain Serge Rachmaninov. Sa suite,
la 266, qui fut également celle du ténor Enrico Caruso, possédait
lors de ses venues un Bösendorfer sur lequel Bernstein composait et
il n’était pas rare qu’il convoque un membre du personnel ou le
concierge en chef pour recueillir leurs avis. D’ailleurs ce dernier,
Wolfgang, aujourd’hui à la retraite, se souvient encore aujourd’hui
avec émotion de ces moments privilégiés partagés avec ce grand
chef qu’il appelait simplement Lenny et à qui il réservait quelques
bouteilles de Ballantine’s douze ans d’âge ou les meilleurs steaks
tartares de la ville. Un jour de 1986, alors que la suite grouillait
d’invités, Wolfgang demanda au maestro si le mets était à son goût.
Mais Bernstein fit la moue. Le concierge demanda alors au chef ce
qui n’allait pas. Bernstein commanda du cognac qu’il versa sur la
viande et sa bonne humeur revint. Et lorsque Leonard Bernstein
quitta la capitale autrichienne, il demanda à Wolfgang s’il pouvait
faire quelque chose pour lui, lui offrir des CDs ou lui signer des
autographes. La réponse du concierge ne se fit pas attendre : « Oui.
Revenez à Vienne ».

Chez Dacapo Klassik, le magasin de musique voisin, on se souvient
encore avec émotion de ses interprétations de Beethoven, Sibelius
ou Mahler. Celles-ci dégageaient « quelque chose que j’ai du mal à
définir. Peut-être une extrême sensibilité »
avoue le disquaire qui peine
à trouver ses mots, près de trente ans après la mort de Bernstein.

Nos pas nous conduisent inévitablement devant le Musikverein. Ici
dans cette salle mythique résonnent encore les notes de Gustav
Mahler. Bernstein y vint pour la première fois dans les années 60
pour y diriger le mythique Wiener Philharmoniker qui fut l’orchestre
de Mahler. A cette époque, plus personne ou presque ne connaissait
le créateur du Lied von der Erde. « En commençant les répétitions, il
s’aperçoit de l’hostilité de l’orchestre, qui joue les œuvres de son ancien directeur en trainant les pieds, voir en y mettant de la mauvaise volonté »
écrit le journaliste Christian Merlin dans son livre consacré au
Philharmonique de Vienne (Buchet-Chastel, 2017). A force de
concerts et de persuasion, Bernstein fit redécouvrir celui qui reste
aujourd’hui, l’un des plus grands génies du 20e siècle. Entre 1960 et
1967, il est ainsi le premier à enregistrer la première intégrale des
neuf symphonies du maître. Et en même temps, lui, le juif new-
yorkais confronta le Wiener Philharmoniker à son ancien chef et à
ses vieux démons qui tenaient encore à cette époque quelques
archets. Lui-même affirmait d’ailleurs lucide « qu’il était impossible de
savoir si le public qui vous acclamait contenait une personne qui, vingt-
cinq ans plus tôt, vous aurez abattu. Mais, il est préférable de pardonner,
et si possible, d’oublier »
rappelle-il dans une exposition que lui
consacre le musée juif de Vienne. Armé de sa seule baguette,
Leonard Bernstein obligea ainsi l’histoire de la musique viennoise à
regarder son passé dans les yeux d’un Mahler qui, banni de Vienne
par cet antisémitisme qui allait ravager l’Europe, s’installa à New
York où il dirigea l’orchestre philharmonique de New York jusqu’à
son décès en 1911. Près d’un demi-siècle plus tard, en 1960,
Leonard Bernstein devenait le chef de ce même orchestre. Dans la
foule, Alma Mahler, veuve du compositeur assistait au concert. A sa mort le 5 septembre 1990, Bernstein était enterré avec un
exemplaire de la cinquième symphonie de Mahler. La boucle était
bouclée.

Par Laurent Pfaadt

A voir : Leonard Bernstein. Ein New Yorker in Wien,
jusqu’au 28 avril 2019, Jüdisches Museum Wien

L’architecte musical du 20e siècle

Leonard Bernstein © Warner Classics

A l’occasion du
centenaire de sa
naissance, retour sur
la vie et l’œuvre de
Leonard Bernstein

Comment qualifier Leonard Bernstein que ses amis appelaient tout
simplement Lenny ? De compositeur, de chef d’orchestre, de
pianiste ? Peut-être les trois à la fois.

Comme compositeur, son nom restera pendant longtemps attaché à
son chef d’œuvre, West Side story, ce Roméo et Juliette du nouveau
monde. Parmi son œuvre pléthorique, il laissa notamment trois
symphonies dont la dernière, Kaddish est dédiée à JFK dont il fut un
intime, des musiques de films notamment celle de Sur les quais (On
the waterfront) d’Elia Kazan et une opérette relativement
méconnue, Candide. Mais surtout, il fut comme le souligne le chef
d’orchestre américain, Leonard Slatkin, une source d’inspiration
pour tous ses contemporains : « aucun musicien n’a eu autant
d’influence que Bernstein. En tant que compositeur, pianiste, éducateur
ou acteur social. Comme compositeur, il battit des ponts entre des univers
radicalement différents, de Bach au jazz ou au rock. »
La musique de
Bernstein était donc unique car inclassable, mêlant des traditions
différentes (savantes et populaires, chrétiennes et yiddish,
européennes et américaines) qu’il fit cohabiter merveilleusement.

Comme chef d’orchestre, il marqua tous les orchestres qu’il dirigea.
New York « son » orchestre bien entendu mais également Vienne
avec qui il tissa une histoire particulière ou Paris. Dans cette capitale
française où il suivit les cours de la célèbre pédagogue Nadia
Boulanger, il laissa quelques souvenirs y compris discographiques
notamment à la tête de l’Orchestre National de France comme en
témoigne un très beau coffret sorti ces jours-ci où on le retrouve
notamment dans ce Ravel qu’il affectionnait tant, aussi bien au piano
que baguette à la main. D’ailleurs, dans l’un des enregistrements
d’une répétition du concerto en sol majeur en 1975, on peut
entendre un maestro très attentif au rythme dire à l’orchestre : « Il
faut jouer par l’œil et non par l’oreille »
. D’un chef passionné presque en
transe et parfois moqué, il réussit à tirer toute la quintessence des
œuvres qu’il dirigeait, notamment les symphonies de Gustav Mahler
qu’il tira de son purgatoire antisémite, ou cette musique américaine
(Ives, Copland) dont il fut un inlassable promoteur.

Comme pianiste enfin, il transcenda cet instrument qu’il magnifia
notamment dans ses interprétations de Ravel ou de Mozart.
Accompagnant les orchestres qu’il dirigeait depuis le clavier, ses
interprétations demeurent encore aujourd’hui uniques et font dire à
la célèbre cantatrice, Christa Ludwig, qu’ « il a mis un orchestre dans le
piano ».

Aujourd’hui, Leonard Bernstein demeure inclassable car il fut un
musicien complet et avant-gardiste. Dans une époque où les chefs et
les pianistes ne composent plus, dans un siècle où la transgression
musicale est devenue la norme et surtout dans un temps où la
musique ne constitue plus une arme politique, Bernstein appartient
définitivement à l’histoire. Génial restaurateur de la grande musique
romantique et postromantique et défenseur infatigable de ces
nouvelles formes musicales qui émergèrent au 20e siècle, il
personnifia à merveille, dans un siècle tumultueux et à l’instar d’un
Beethoven ou d’un Wagner, une musique qui se voulait universelle.

Par Laurent Pfaadt

A écouter :
Leonard Bernstein, An American in Paris, 7 CDs,
Warner Classics

The sound of Leonard Bernstein, 2 CDs,
Warner Classics.

Un chat dans les bois

Francesco Piemontesi © Marco Borgreve

Le pianiste suisse
Francesco
Piemontesi a offert
un Ravel de toute
beauté

L’auditorium de
Radio France s’est
transformé, le temps
d’une soirée, en une machine à remonter le temps, embarquant ses
spectateurs dans un voyage au sein de la musique française du 20e
siècle. Centenaire oblige, ce voyage débuta par une subtile
navigation sur les eaux mystérieuses des Jeux de Claude Debussy.
Pareil à un coucher de soleil en plein été, la conduite d’Ingo
Metzmacher, experte en matière de musique du 20e siècle, fut
emprunte de l’onirisme nécessaire à toute interprétation
debussienne bien servie il est vrai par des bois inspirés qui ne
faisaient – on ne le comprit que plus tard – que s’échauffer sur ce
cours d’eau symphonique. L’accompagnement tout en subtilité du
violon solo, Hélène Collerette, renforça ce sentiment de rêve.

C’est alors, au moment où ce voyage atteignait les côtes ravéliennes
qu’un chat nommé Francesco Piemontesi sauta dans ce navire. Il se
rappela certainement ses leçons auprès du grand Weissenberg au
moment d’entamer le concerto en sol majeur de Maurice Ravel. Ses
coups de griffes dessinèrent un jeu alerte, bondissant notamment dans ce premier mouvement qui reste un morceau de bravoure
pianistique pour tous ceux qui s’y frottent. Son excellente maîtrise
du tempo rencontra un orchestre philharmonique de Radio France
virevoltant, transformé en une souris espiègle qui joua plus qu’elle
ne lutta avec le soliste. Cela produisit une réelle complicité, déjà
perceptible au printemps dernier dans les variations symphoniques
de Franck, et surtout une interprétation d’une grande beauté.

Le meilleur restait indubitablement à venir avec l’adagio assai. Le
chat se lova dans cette musique où Piemontesi déploya toute sa
sensibilité. Bien accompagné par des bois de haute volée, on eut
l’impression de voir l’ombre du grand Bernstein dessiner de sa main
une arabesque dans l’air tandis que le temps sembla, un instant,
suspendu. Un triomphe et un sourire satisfait du chef accueillirent la
dernière note du pianiste suisse.

Les bois et en particulier la clarinette et le hautbois n’en avaient pas
encore fini et transformèrent ce triomphe en apothéose. Ils furent à
l’avant-garde d’une deuxième symphonie d’Henri Dutilleux, dite « le
Double » en référence à ces deux orchestres enchâssés
musicalement. Maniant parfaitement les nuances de tonalités et de
rythmes, Ingo Metzmacher bien aidé par l’alto, le violoncelle, le
basson mais surtout par un continuum d’un clavecin de cristal,
réussit à produire cet écho qui est à la base de l’œuvre de Dutilleux.
Il ne lui restait plus alors qu’à conduire ce navire sur les rives
bienveillantes d’un Claude Debussy.

Par Laurent Pfaadt

Concert du 12 octobre 2017

Le Caravage du 20e siècle

La Cinémathèque française nous ouvre les portes du cinéma de
Sergio Leone.
Excitant et magnifique

Un téléphone qui sonne en vain dans une pièce. Un sifflement
familier qui résonne dans le lointain. Dès l’entrée, la rétrospective
que consacre la cinémathèque française à Sergio Leone donne le
ton, celui d’une voix et d’une musique qui ne nous ont jamais quitté,
qui trottent toujours et encore dans nos têtes et nous ramènent à
des évènements culturels familiers qui ont construit à tout jamais
notre imaginaire de petit garçon puis d’adulte. Car, que l’on ait
trente, quarante, cinquante, soixante ou soixante-dix ans, Sergio
Leone, ses films, ses dialogues et la musique d’Ennio Morricone sont
ancrés en nous. A tout jamais.

Sergio Leone, c’est l’histoire d’un petit gars qui a grandi dans le
milieu du cinéma, d’un héritier apprenant son métier au contact des
plus grands (Vittorio de Sica, William Wyler) et devenu un affranchi
lorsqu’il décide après un premier film (le colosse de Rhodes, 1964) de
révolutionner le cinéma en transposant le Yojimbo de Kurosawa au
Far-West. Ce sera Pour une poignée de dollars. Alors comme tous les
visiteurs, on trépigne d’entrer dans ses westerns spaghettis et
surtout de briser la vitrine renfermant la Winchester de l’homme
sans nom du Bon, la Brute et le Truand et de tirer sur la corde d’un
Tuco condamné à mort.

Les sources d’inspiration de Sergio Leone furent multiples : peinture
(Di Chirico pour les paysages dépouillés de ses westerns, Goya et
son tres de Mayo dans la scène d’Il était une fois la révolution, Renoir,
Rembrandt ou Vermeer), littérature avec Homère que Leone
considérait comme « le plus grand auteur de westerns » selon Ennio
Morricone, Cervantès ou Shakespeare et bien entendu le cinéma
(Chaplin, John Ford). Elles formèrent une œuvre inédite,
révolutionnaire. « Leone est le chapitre fondateur d’un cinéma
transnational, globalisé, mais aussi enraciné dans la tradition italienne et
pas seulement »
rappelle ainsi Emiliano Morreale dans le catalogue
qui accompagne l’expo et se lit comme un roman.

Et c’est là qu’on comprend cette filiation avec le Caravage. Rapport
différent au temps, très gros plans sur ces bottes ou ces barbes,
choix des figurants, ces anonymes aux trognes immortelles qu’il
allait chercher comme le Caravage dans les bas-fonds de la capitale
romaine. La fidélité historique ne l’intéresse que si elle contribue à la
magie de ses tableaux en mouvement.

Et puis, il y a la musique d’Ennio Morricone, ce clair-obscur de la
pellicule, composée avant de tourner les films et que Leone passait
aux acteurs pour les mettre en condition. « Sergio avait conseillé à
Clint Eastwood de ne jamais oublier d’exprimer intérieurement des
insultes et des invectives à ses interlocuteurs dans les scènes non
dialoguées. Ça donnait une énergie insolente et caustique aux scènes,
même si le face-à-face était muet. Les musiques avaient pour but de
renforcer tout ça »
rappelle Ennio Morricone dans ses mémoires.

Nos chaussures martèlent le parquet, un vent chaud souffle dans le
noir. On regarde nos pieds. Non, il n’y a pas d’éperons. On lève la tête
et on observe notre reflet dans ce miroir surmonté d’une pomme. Ce
dernier s’estompe et apparaît alors celui d’un Robert de Niro vieilli,
en lutte avec ses souvenirs dans le cultissime Il était une fois
l’Amérique
dont on apprend que la première version du scénario fut
signée Norman Mailer. On admire les décors et les costumes mais
dans nos têtes, les souvenirs magnifiques que chacun conserve de
Sergio Leone ne nous quittent plus. La musique d’une Poignée de
dollars
mit plusieurs jours à s’estomper.

Par Laurent Pfaadt

Il était une fois Sergio Leone, Cinémathèque française,

Sergio Leone © Sanaa Rachiq

jusqu’au 27 janvier 2019

La programmation cinématographique est à retrouver sur www.cinematheque.fr

A lire le catalogue de l’exposition : Gian Luca Farinelli
et Sir Christopher Frayling, La révolution Sergio Leone,
éditions de la Table Ronde, 512 p.

Ennio Morricone,
Ma musique, ma vie, entretiens avec Alessandro De Rosa,
éditions Séguier, 624 p.

Love is in the saxo

Jowee Omicil © Renaud Monfourny

Le jazzman multi
instrumentiste
Jowee Omicil a
enflammé le New
Morning

Des messages
d’amour par dizaines.
Avec les mains. Avec
sa musique. Pendant près de deux heures, le nouveau petit génie du
jazz, Jowee Omicil a enchaîné titres de son dernier album Love
Matters !
et des morceaux de son opus précédent Let’s Bash ! devant
un public visiblement et à raison acquis à sa cause musicale bigarrée
d’influences diverses.

Tout débuta par un hommage à Charles Aznavour et à sa Bohème
avant d’enchaîner sur un autre petit génie, le non moins connu
Mozart dont il nous offrit sa réinterprétation agrémenté d’un Bash !
Cette onomatopée fut d’ailleurs le cri de ralliement d’un public à son
idole d’un soir qui passa avec bonheur d’un jazz classique version
Thelonius Monk ou Miles Davis au mendé martiniquais ou au rara
haïtien avec ses rythmes déhanchés (Pipillita). Quelques incursions
africaines pour un hommage à Fela Kuti bien aidées en cela par un
petit prodige des percussions, ou orientales toujours revisitées à la
sauce haïtienne se glissèrent dans ce programme avant que la
participation fortuite du grand chanteur haïtien James Germain,
présent dans la salle et interprétant Rara Demare ne ravisse une
foule chantant et dansant debout sur ces rythmes créoles.

Passant aussi facilement d’instruments (saxophone, cornet, flûte
piccolo, clarinette basse ou rhodes) que de lunettes, Jowee Omicil
délivra ainsi un concert mémorable à tous les spectateurs, s’offrant
quelques incursions là où on ne l’attendait pas. C’est ainsi que l’un
des derniers morceaux à la clarinette basse transforma, pendant
quelques minutes, le mythique New Morning en non moins
mythique IRCAM.

Il serait cependant injuste d’évoquer les talents musicaux et de
showman de Jowee Omicil qui n’hésita pas à troquer son saxophone
pour le rhodes sans parler de ses musiciens. Car avec un pianiste
somme toute assez jazzy, un batteur tout droit sorti d’un groupe
soûl des années 70 et un bassiste camerounais au slap virevoltant,
les musiciens du natif de Montréal furent à l’image du style unique
et inventif d’Owicil, produisant une alchimie musicale pleine de
rythmes et de feu qui consuma toutes les timidités. « I want to make
jazz popular now! »
lança-t-il à l’intention d’une foule qui lui offrait
une standing ovation méritée. Mission réussie.

Par Laurent Pfaadt

Concert du 11 octobre 2018
A écouter : Jowee Omicil, Love Matters !  Jazz village (PIAS)

Rêves impitoyables

Christian Kracht © picture alliance / dpa

Le nouveau roman
de Christian Kracht
nous emporte dans
le Japon des années
1930

C’est un drôle de
petit ovni littéraire,
entre récit historique
et farce où le lecteur passe tour à tour de l’hilarité comme dans cette
scène grotesque de l’assassinat d’un premier ministre japonais à
l’inquiétude lorsqu’on suit ces artistes fuyant une Allemagne qui a
déjà basculé. Les Morts de Christian Kracht qui s’impose, livre après
livre, comme une figure majeure des lettres germaniques suit les
destins croisés de trois personnages : le réalisateur suisse Emil
Nägeli, un haut fonctionnaire japonais germanophile Masahiko
Amakasu et Ida, cette femme qu’ils convoitent tous les deux et qui
complète ce triangle amoureux.

Les Morts renvoient-ils aux destins funestes qui attendent la quasi-
totalité des personnages de ce roman, couronné par le Schweizer
Buchpreis 2016 ? Ou plutôt à ces masques qu’arborent les acteurs
du théâtre Nô ? Peut-être un peu des deux. Nägeli qui rêve de gloire
et d’argent est envoyé à Tokyo par le régime nazi pour y tourner un
film après avoir effectué plusieurs pantomimes magistrales et
surtout vénales. Là-bas l’attend un jeune fonctionnaire, Masahiko
Amakasu qui rêve de gloire et ne sait pas qu’il est lui-aussi la
marionnette d’un formidable jeu d’échecs entre les signataires du
futur Pacte d’acier. Sans le savoir, il effectue une drôle de
pantomime, géopolitique pour le coup, en se complaisant dans un
passé fantasmé où la violence tient une place prépondérante. « Nous
ne vivons pas seulement dans un monde d’idées, songea-t-il, mais aussi
de choses. Et le passé était toujours plus intéressant que le présent »

dit-il.

Car à Berlin, ceux qui rêvent de supplanter les Etats-Unis, ont
envoyé dans ce Japon qu’ils connaissent mal, un Nägeli dont le
projet va très vite changer de nature. Peu importe car « le cinéma,
c’est la guerre avec d’autres moyens »
estime Alfred Hugenberg,
ministre de l’Economie nazie en 1933 sans savoir que cette guerre, il
finira par la perdre sans l’avoir mené, notamment dans ce train qui
emmène un Fritz Lang, un Siegfried Kracauer ou une Lotte Eisner en
France.

Les morts sont aussi ces spectres qui hantent nos héros et qui, d’une
certaine manière, tirent les fils de leurs existences et de leurs rêves.
C’est là que le récit, comme une pellicule abîmée, ondule avec
maestria, passant du rêve à la réalité, et où les personnages
traversent nombre de miroirs. Nägeli, fardé comme un acteur de Nô
finira comme un ermite sorti tout droit de chez Kurosawa tandis
qu’Amakasu se rêvera en star du cinéma américain. Ainsi chez
Kracht, le fantasme est omniprésent, y compris sexuel, structure un
récit plein de rebondissements et lui donne au final une dimension
surréaliste.

Avec ce roman somptueux, Christian Kracht complète une œuvre
dans laquelle se croisent des êtres poursuivant des rêves
inaccessibles qui finissent par les consumer. Après la culture de la
noix de coco, Kracht a choisi comme décor les cinémas allemands et
japonais. Mais à travers ce récit, on comprend parfaitement que le
monde tout entier est en train de devenir une immense salle
obscure. Et leurs acteurs ne portent plus de masques.

Par Laurent Pfaadt

Christian Kracht, les Morts,
Chez Phébus, 184 p.

Livre du mois

Omar El Akkad, American War,
J’ai Lu, 510 p.

Voici un livre qui devrait ravir les
adeptes de la Servante écarlate et de
Margaret Atwood. American War de
l’américain Omar El Akkad, sorti ces
jours-ci en poche, relate en 2074, la
nouvelle guerre de Sécession qui
ensanglante l’Amérique. Celle-ci
causée par le réchauffement
climatique dépeint une Amérique qui
se divise sur l’utilisation des énergies
fossiles et sur la résurgence de la
question raciale.

A travers la vie et le destin de Sarat Chestnut, passée par les camps
de réfugiés climatiques et devenue un monstre, Omar el Akkad,
ancien reporter qui a puisé son inspiration dans les conflits
contemporains qu’il a couvert, nous dépeint un monde où les
migrants sont désormais européens, où le Mexique a pris sa
revanche sur les Etats-Unis et où la Chine et l’empire Bouazizi,
nouveau conglomérat musulman, dominent la planète. Mais surtout,
il bouleverse nos certitudes pour nous dire que rien n’est jamais
écrit et que nous ne sommes que les produits de notre civilisation.
Incroyable prise de conscience, ce roman est un avertissement. Il
interpelle et de son murmure angoissant semble nous dire : « demain
il sera trop tard ». Alors American war, une dystopie? Pas si sûr…

Par Laurent Pfaadt

livre du mois

Itamar Orlev, Voyou,
Chez Seuil, 464 p.

Présent dans la première sélection
du Prix Femina étranger 2018, le
premier roman de l’Israélien Itamar Orlev ne laisse pas insensible,
bien au contraire. Tadek, écrivain raté vivant à Jérusalem, revient au
chevet de son père, ce monstre qu’il a fallu quitter vingt ans plus tôt
et qui croupit dans une maison de retraite de Varsovie. Et dans cette
Pologne qui s’apprête à tourner la page du communisme, l’heure des comptes a sonné.

Magnifique roman sur la filiation brisée, il interroge sur ce temps qui
ne se rattrape jamais, sur ces blessures qui ne se referment pas. La
violence est omniprésente, sur les corps, dans les têtes, dans le cœur
d’une nation passée de la Shoah au communisme. Au final, nous ne
sommes que ceux que nos parents ont fabriqués. Au fur et à mesure
que l’on pénètre ou plutôt que l’on s’enfonce dans ce récit noir d’une
beauté glaçante en forme de catacombe qui suinte la violence
comme cet alcool qui, tel un poison, ronge ce père, on comprend
sans jamais excuser. Tadek est venu à Varsovie se regarder dans le
miroir de son père. Il n’en récolta que des débris.

Par Laurent Pfaadt

 

Livre du mois

Alan Hollinghurst,
L’Affaire Sparsholt,

Chez Albin Michel,
608 p.

Oxford 1940 :
plusieurs jeunes gens
cultivés observent
depuis leur fenêtre le beau David Sparsholt. De ce fantasme allait
naître l’affaire Sparsholt qui structure sans être le point central le
nouveau roman d’Alan Hollinghurst, révélé au public français avec
l’enfant de l’étranger.

Car ce nouveau roman ressemble à plus d’un titre à son illustre aîné.
Fresques s’étalant sur le 20e siècle, ils abordent la question de
l’évolution de la société britannique, et notammen la question de
l’homosexualité tantôt dévoilée, tantôt cachée selon les époques.
Porté par une magnifique plume qui plonge dans l’encre du 19e
siècle pour sculpter ces personnages du 20e, L’Affaire Sparsholt est
une succession de tableaux au propre comme au figuré dans
lesquels David Sparsholt, son fils Johnny et ceux qui regardaient par
cette fenêtre n’auront de cesse de se questionner et de questionner
leur époque et leur pays. Avec ses vapeurs d’affaire Profumo, on se
rend très vite compte que cette affaire n’est qu’un prétexte. Un état
de secret donc plus qu’un secret d’Etat.

Par Laurent Pfaadt

Le sang en héritage

Adlène Meddi signe
un polar choc sur la
décennie sanglante
en Algérie

Les hommes meurent
mais leurs ombres
funestes subsistent
et viennent hanter sans cesse les vivants. C’est en substance ce que
semble nous dire Adlène Meddi dans son troisième roman, 1994,
récent prix Transfuge 2018 du meilleur polar francophone.

A l’occasion de la mort en 2004 du colonel des services de
renseignement, Zoubir Sellami, les protagonistes de ce roman
replongent dix ans en arrière, dans le chaudron des sorcières que
constitua la guerre civile algérienne déclenchée après l’interruption
par l’armée du processus électoral suite à la victoire du FIS. Et en
premier lieu, Amin, le propre fils du colonel, interné et son ami,
Sidali, qui a choisi l’exil pour fuir les spectres de cet assassinat, ce
meurtre qui n’a fait que les hanter. Car 1994 c’est d’abord une bande
d’amis fauchée par la haine et la guerre où la frustration amoureuse
d’un adolescent envers la rebelle Kahina et qui ne devait être qu’une
déception passagère, devint dans ce terreau de violence libérée, de
violence étatisée par le propre père d’Amin, une vengeance
sanglante, personnelle. Car ces adolescents qui voient leurs proches
mourir, vont faire le deuil de leur jeunesse pour devenir comme
leurs pères, des bêtes sauvages. « Ils ont incendié notre jeunesse »
concède ainsi, fataliste, l’un des personnages.

Dans une construction narrative assez astucieuse où ces jeunes
assassins sont devenus vieux avant l’heure et où pierre après pierre,
la trame de la mort de Mehdi, le frère de Kahina, jaillit des ruines de
ces vies et de cette nation, et dessine progressivement un mirage
qui ne se dissipe pas. Dressés sur ces ruines, les pères d’Amin et de
Sidali, le premier véritable Achille algérien et le second ayant choisi
l’oubli pour exorciser cette violence qui les a construit, rejoint par le
général Aybak, sorte de Smiley algérien, ne comprennent pas qu’ils
ont abandonnés leurs enfants à ce monde qu’ils ont conquis et
transformé en cimetière.

Amin comme Sidali, Farouk ou Nawfel se retrouvèrent à devoir
porter un passé qui n’est pas le leur dans un présent qui les dépasse.
Constamment au bord de l’abîme, certains y sombrèrent, d’autres se
sauvèrent. Mais, avec cet héritage sanglant, ils se retrouvèrent tous
à faire la guerre : contre les islamistes, contre leurs pères, contre soi-
même. Et à chaque fois la main qu’ils agrippèrent fut tachée de sang.
« On l’a fait juste parce que vous autres, nos pères, nos légions de pères,
nous faites payer le prix ingrat de votre lâche échec, de votre si belle vie à
l’ombre des nuages noirs que avez refusé de voir, décennie après
décennie » 
lança un Sidali amer.

A travers ce récit d’une jeunesse volée et fracassée, Adlène Meddi
fait le procès des pères fondateurs d’une nation, solidement
installés sur leurs piédestaux, et que des milliers d’enfants ont
entrepris de détruire. Au marteau.

Par Laurent Pfaadt

Adlène Meddi, 1994, Rivages, 334 p.