Livre du mois

Paul Lynch, Grace

Couronné par le prix du meilleur
roman irlandais, Grace conte les
tribulations d’une jeune
adolescente de quatorze ans,
Grace, durant la fameuse Grande
Famine de 1845. Chassée de
chez elle par une mère désireuse
de la préserver d’un propriétaire
sadique, Grace se lance alors
avec son frère dans un périple
qui la transformera à jamais.

A l’instar du dernier roman d’un Colson Whitehead, Paul Lynch a
créé un extraordinaire personnage féminin qui, plongé dans des
situations extrêmes où la mort rode à chaque coin de rue, trouve
l’énergie nécessaire à sa survie. Ici, le récit, fort bien construit et
parfaitement sculpté syntaxiquement laisse transparaître de
multiples influences qui vont des gothiques britanniques – avec
cette omniprésence des fantômes – à Cormac McCarthy quand on
songe à ces paysages sortis tout droit de l’Enfer de Dante ou ces
êtres débarrassés de toute humanité. Un petit bijou de la
collection des grandes traductions d’Albin Michel qu’il serait
dommage de laisser passer.

Par Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 496 p.

Livre du mois

Mohammad Rabie,
La Bibliothèque enchantée

Chaher, jeune fonctionnaire au
ministère des « biens de mainmorte »
égyptien est chargé de faire un
rapport sur la bibliothèque Kawkab
Ambar, fondée par une femme
lettrée dans un quartier populaire
du Caire. Car l’édifice doit être rasé
afin de permettre l’extension du
métro.

Le rapport de Chaher se transforme rapidement en enquête :
enquête sur l’origine de cette bibliothèque, enquête sur cet édifice
qui ressemble à un appartement quelconque, enquête sur
l’organisation de cette bibliothèque, enquête enfin sur son
personnel. Ce qui ne devait être qu’une mission de routine va très
vite, se transformer en quête car la bibliothèque semble exercer
sur ceux qui la fréquentent quelques sortilèges inexpliqués.

Premier roman fort réussi où se côtoient réalité et fantastique,
érudition et drôlerie, la Bibliothèque enchantée est surtout une
formidable réflexion sur le pouvoir des livres.

Par Laurent Pfaadt

coll. Sindbad Actes Sud, 288 p.

Livre du mois

Charif Majdalani,
Des vies possibles

Le nouveau livre de l’écrivain
francophone libanais, Charif
Majdalani, nous entraîne sur les
traces de Raphaël Arbensis et
de ses multiples vies. A travers
l’évocation de cet homme qui
fut à la fois savant, pirate,
commerçant et diplomate,
l’auteur se fait le héraut de
l’humanisme et de
l’universalisme de cette époque
où malgré les contraintes et les interdits, le savoir et la pensée
n’étaient pas cloisonnés.

Arbensis, à la fois Don Quichotte et Galilée, voyagea de Florence à
Beyrouth en passant par Carthage, Constantinople ou la Perse. Il
devint l’ami des Médicis, des Barberini, du pape, d’émirs, de
Mazarin, de Rembrandt et des Sarti dont il séduisit l’une de leurs
femmes. La plume de Majdalani, toujours aussi envoûtante, a
quelque chose d’un Italo Calvino. Elle navigue une fois de plus sur
cette Méditerranée, cette mer intérieure de savoirs partagés par
tous et sur laquelle cet homme, comme tous les héros de
Majdalani, cherche un sens à sa vie.

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 180 p.

Les Dix honteuses

Grèce © Alkis Konstantinidis – Reuters

Un ouvrage
extrêmement
fouillé revient sur
les dix années qui
ont suivi la crise
de 2008. Eclairant
et passionnant.

Le propre d’un
historien est
d’examiner sur le
temps long les principaux phénomènes qui régissent le monde
qu’ils soient politiques, économiques ou culturels. Adam Tooze,
historien britannique auteur du Déluge, 1916-1931 (Les Belles
Lettres, 2015), ouvrage qui mettait en évidence le
bouleversement de l’ordre mondial suite à la Première guerre
mondiale, nous a ainsi habitué à analyser les différentes
dimensions d’une crise pour y remettre perspective et cohérence.

La crise financière qui débute au lendemain de la faillite de la
banque Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, a d’abord été
perçue comme une crise limitée à Wall Street. Les Etats-Unis,
confiant dans leur puissance financière, ont pendant longtemps
cru que le système tiendrait. Mais la tempête qui éclata les obligea
à agir dans l’urgence pour sauver le système. Les banques furent
renflouées et aucun responsable ne fut traduit en justice. Cela
déboucha sur la fameuse loi Dodd-Frank du 21 juillet 2010, la loi
de réglementation la plus importante que le pays ait connu depuis
les années 1930. A grands renforts de tableaux, graphiques et de
notes confidentielles, Adam Tooze nous explique avec une
incroyable pédagogie les causes et les mécanismes mis en place
pour juguler les premiers effets de la crise.

Toutes ces explications auraient pu faire l’objet certes d’un bon
livre d’économie financière sans pour autant sortir du lot. Mais
l’indubitable plus-value de Crashed tient bien évidemment à ses
analyses politiques et géopolitiques. « Le déni et l’absence
d’initiative et de coordination qui ont caractérisé la première réaction
de l’Europe à la crise bancaire de septembre et début octobre 2008
étaient les signes avant-coureurs des évènements à venir »
écrit ainsi
Adam Tooze. Car la crise qui a très vite traversé l’Atlantique
ravagea plusieurs pays dont le Portugal, l’Irlande et la Grèce. La
Grèce justement, fait craindre le défaut de paiement. L’auteur
nous emmène ainsi au coeur de ces nuits de négociations
européennes sans fin autour du sort à réserver à une Grèce qui
vient de porter au pouvoir l’extrême gauche. Les relations sont
tendues, l’Europe est divisée, et au milieu de tout cela, un ministre grec de l’économie, Yannis Varoufakis, qui brandit l’ordre légal du
défaut. On a parfois l’impression d’être dans un thriller politique
sauf que tout est vrai.

Le cœur de l’ouvrage est bel et bien là. Cette crise a été d’une
ampleur inédite mais ses corollaires ont été bien plus
dévastateurs. Populismes, crise ukrainienne, élection de Donald
Trump que l’auteur lie justement à la crise de 2008 et bien
entendu Union européenne fracturée. Car si l’Europe pensait en
avoir terminé avec le tremblement de terre grec, elle a vu déferler
le tsunami du Brexit mené par une poignée de dirigeants
britanniques irresponsables. « Le Brexit était un vote en faveur de
l’autonomie. Ou, en des termes moins fleuris et plus en accord avec la
campagne, c’est un vote en faveur de l’aventurisme national. Et en
termes d’aventure, le Royaume-Uni a bel et bien été servi »
affirme
ainsi sans concessions Adam Tooze. Les récents évènements
semblent d’ailleurs lui donner raison.

Le livre se referme sur une comparaison avec 1914. On ne
reprend que brièvement notre souffle car déjà une question nous
assaille : où cela nous mènera-t-il ?

Par Laurent Pfaadt

Adam Tooze, Crashed,
Les Belles Lettres, 768 p.

La symphonie des adieux

Une histoire
familiale sous la
Chine
communiste.
Magnifique et
touchant.

Il manquait à la
Chine
contemporaine sa
grande histoire. Une saga où se côtoient puissants et humbles.
Une saga comme une symphonie. Avec ses mouvements lents, ses
adagios tendres et ses allegrettos en forme de tragédies. Voilà à
quoi ressemble le très beau roman autobiographique de
Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien, finaliste du Man Booker
Prize. Ceux qui ne sont rien sont ces deux familles confrontées à
l’écrasante roue rouge de la Chine communiste.

Commencé au début des années 1960 au conservatoire de
Shanghai et s’achevant de nos jours, en passant par la révolution
culturelle de 1966 et les évènements de Tiananmen en 1989, le
roman déploie sous la plume si attachante de Madeleine Thien et
constellée de la poésie de Dei Bao, une histoire qui évoque l’exil,
l’impuissance des hommes face à la machine de l’Etat mais
également le libre-arbitre et ce rêve de liberté qui n’a jamais
quitté nos héros, à l’image du père de Marie, Jing Kai, l’un des
protagonistes du livre.

Jouer de la musique sera pour eux, l’inaltérable résistance. Tantôt
requiem, tantôt sonate à l’image de ces variations Goldberg qui
hante Sparrow, elle les guidera à travers les méandres de cette
histoire tourmentée jusqu’au Canada afin de perpétuer leur
mémoire familiale, et à travers eux, celle des humbles, face à tous
ceux qui, avec des moyens d’Etat, voudront les anéantir pour créer
ce fameux homme nouveau. Le requiem se muera alors en hymne.

Par Laurent Pfaadt

Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien,
Chez Phébus, 507 p.

Fantastique Gérardmer

De Ghostland à Groland et
au-delà…

                                                                                                                      

Sept comme les péchés capitaux
qu’ils ont si souvent pris un malin
plaisir à exhiber : c’est le nombre de
lettres pareillement réparties
d’Udo Kier et d’Eli Roth, les deux
récipiendaires du trophée de cristal
que le 26
e Festival International du
Film Fantastique de Gérardmer a eu, cette année, l’excellente idée de leur remettre. Mais, outre l’addition de ce double hommage, c’est encore celle des autres prix dont devraient
être gratifiés les meilleurs des dix longs métrages en compétition

Puisque sur le fond vert bio choisi pour l’affiche du cru 2019, un
crotale s’apprête à croquer notre planète bleue, il s’avérait non
moins judicieux d’inviter aux morbides réjouissances vosgiennes un
trouble-fête patenté, âpre explorateur en 2013 du Green Inferno et
porteur, l’an passé, de l’apocalyptique Prophétie des horloges. Autant
dire qu’avec le cinéaste et acteur bostonien Eli Roth au bord du lac,
« inglourious basterd » prédisposé au « death wish » depuis sa
première « cabin fever », il faudra veiller à ne pas s’y tromper
d’« hostel » et y réfléchir à deux fois avant de faire « knock knock » !

Très attendue après deux ans de fâcheuse suspension, sa «
masterclass » du samedi 2 février sera suivie le lendemain par celle,
tout aussi alléchante, du très singulier comédien allemand Udo Kier
(deux fois juré à Locarno) que ses initiales semblaient destiner à de
modestes débuts anglais en 1966 (mais sur La Route de Saint-
Tropez
!). Riche à 74 ans d’une filmographie volontiers sulfureuse de
plus de 260 titres (dont il sauverait une cinquantaine), ce fidèle de
Fassbinder et de Lars von Trier, dérangeant ou dérangé avec la
même étrange force de conviction, fit son incursion initiale dans
l’épouvante sous la Marque du Diable (jugée insoutenable en 1970).
Romantique au besoin pour le Joseph Balsamo de Jean Marais, il y
jouira ensuite de l’unique privilège d’avoir incarné, d’une année sur
l’autre, le Baron Frankenstein et le Comte Dracula (vu par Warhol).
Parmi les monstres de son placard, on compte aussi le Docteur
Jekyll, Jack l’Eventreur, Erich von Stroheim ou Adolf Hitler  et c’est
d’ailleurs en créateur de poupées nazies que nous le reverrons dans
Puppet Master : The Littlest Reich, unique candidat 100% américain
en compétition – le film d’ouverture Escape Game d’Adam Robitel
étant coproduit par l’Afrique du Sud.

On doit pourtant ce fond de tiroir ludique à deux Suédois dont le
pays natal (couronné ici en 2009 pour Morse de Tomas Alfredson) s’y
trouve, avec la Corée du Sud (Rampant de Kim Sung-hoon et The
Witch : Part 1. The Subversion
de Park Hoon-jung, le scénariste de J’ai
rencontré le Diable
, deux fois primé en 2010), doublement représenté
par deux premiers films : l’odyssée spatiale du vaisseau Aniara vers
Mars (nourrie des poèmes de leur compatriote Harry Martinson,
Prix Nobel de Littérature 1974) et The Unthinkable, chaos rural
signé du « club des cinq » Crazy Pictures. Ajoutons à ses
ressortissants, majoritaires, Carolina Hellsgard, la réalisatrice de
Endzeit – Ever After, 1er film de zombies au féminin qui concourt pour
l’Allemagne. Trois nations rivaliseront avec les quatre précitées :
l’Angleterre (Await Further Instructions, un Noël à huis clos selon
Johnny Kevorkian), l’Autriche (The Dark de Justin P. Lange, 1er long
issu d’un court triomphal) et le Canada (Lifechanger de son
homonyme MacConnell).

Mais il faut bien trancher et, hormis l’insolite présidence bicéphale
du Jury (paritaire) exercée par les Grolandais Benoît Delépine et
Gustave Kervern, lesquels entretiennent autant de liens avec le
fantastique que le giallo avec les gilets jaunes ou, l’an passé, le
victorieux Ghostland  (Laugier l’ayant hélas emporté sur The Lodgers
de Brian O’Malley !) avec un vrai film de fantômes, se manifeste le
réjouissant recentrage de la plupart de ses membres autour du
genre à défendre. Fabrice Du Welz et Yann Gonzalez, qui s’y
emploient dans leurs œuvres borderline, y côtoieront ainsi Ana
Girardot, l’interlocutrice privilégiée des Revenants, ou Astrid Bergès-
Frisbey, envoûtante Sirène des Caraïbes dont viendra relayer la voix,
en projection de clôture, sa congénère russe du Lac des Ames
perdues
.

Môme Caoutchouc chez Jeunet, Julie Ferrier signe, elle, son retour
en tête à dix ans d’intervalle pour jauger les 5 courts métrages
retenus, entourée de Vincent Mariette et Sébastien Marnier,
cinéastes de l’invisible menace, et du trio électro Zombie Zombie,
féru de John Carpenter.

Outre Rétromania, une nouvelle section vouée aux films cultes
méconnus (stimulant oxymore), nous attend enfin, hors compétition,
le ténébreux pensionnat de Blackwood où Rodrigo Cortés, l’auteur
comblé de Buried, devrait sans peine nous ensevelir.

Maxime Stintzy