Le Tigre

L’auteur de La vérité sur l’affaire Harry
Québert
signe un petit conte
savoureux. Baptisé le Tigre, ce texte
écrit en 2004 alors qu’il n’a que dix-
neuf ans, est une sorte d’épigone
russe de la Bête du Gévaudan. Un
Tigre décime hommes et troupeaux
en Sibérie. La population effrayée
s’en remet à son tsar qui promet une
montagne d’or à celui qui lui
ramènera le tigre. Ivan, jeune
Pétersbourgeois qui rêve de fortune
et de gloire, part alors sur les traces du monstre.

La très belle narration ainsi que les illustrations de David de Las
Heras plongent immédiatement le lecteur dans cette atmosphère
russe qui n’est pas sans rappeler Gogol. Avec eux, la frontière avec le
fantastique qui sied si bien à ces histoires de monstres, de paysans
massacrés et de vastes étendues est toujours atteinte mais jamais
franchie. Mais très vite, la chasse laisse place à une quête, celle de
l’homme en proie à sa propre peur qui, tel le tigre, croit à mesure
qu’il prend conscience à de sa fragilité.

Par Laurent Pfaadt

Joel Dicker,
Le Tigre,
Aux Editions de Fallois, 64 p.

Poèmes choisis

A l’occasion de son 80e anniversaire, il
nous est possible de découvrir l’œuvre
du poète Volker Braun. Couronné par
le Prix Georg Büchner en 2000 –
l’équivalent du Prix Goncourt pour
l’Allemagne – ces Poèmes choisis qui
s’étalent des années 60 à 2013 offrent
une magnifique palette de l’œuvre de
Volker Braun. Car il faut bien le dire,
Volker Braun est un véritable peintre
des mots. Utilisant tous les styles
poétiques, de la forme classique au
poème en prose, il compose de
magnifiques tableaux littéraires en y
associant des jeux de mots, de l’argot ou des mots coupés.

Comme autant d’éléments disparates, ces derniers forment
ensemble une langue qui ne ressemble à aucune autre. Elle sonne
dans une forme de banalité lyrique, aux antipodes d’un Hölderlin ou
d’un Goethe qui traversent certaines des compositions de Braun et
frappent par son ironie souvent mordante mais toujours lucide. Et
lorsqu’elle s’aventure sur des thèmes tels que ceux de l’écologie, de
l’économie de marché ou de l’immigration, elle fait mouche. Le
propre d’un grand écrivain n’est-il pas de déranger ? Avec Volker
Braun, le vers est dans le fruit…

Par Laurent Pfaadt

Volker Braun,
Poèmes choisis,
Chez Poésie/Gallimard, 192 p.

Réflexions et souvenirs

L’immense pianiste et compositeur
russe, connu pour son troisième
concerto et ses préludes, consigna et
transmit durant sa vie nombre de
réflexions et de souvenirs. Eparpillés
dans diverses bibliothèques dont celle
du Congrès des Etats-Unis ou publiées
dans de nombreux articles, certaines
d’entre elles demeuraient inédites.

Aujourd’hui réunies dans cet ouvrage
passionnant, elle éclaire un peu plus la
réflexion de ce mythe de la musique
classique russe sur ce que doit être la
musique, sa création et son interprétation en insistant notamment
sur l’importance de la mélodie. Visionnaire sur le jazz et la musique
américaine, ses idées débordent parfois dans les domaines culturels
et politiques. Ainsi transparaissent par exemple, son attachement à
la terre russe et son aversion pour le communisme. Véritable voyage
dans la musique de la fin du 19e siècle et du début du 20e, du Bolchoï
aux Etats-Unis en passant par Dresde, on y croise non seulement
Tchaïkovski, le célèbre pianiste Anton Rubinstein qu’il vénérait par-
dessus tout mais également le grand Léon Tolstoï. « Toute musique qui
se tait cesse d’exister »
disait-il. Alors continuons à jouer la sienne.

Par Laurent Pfaadt

Serguei Rachmaninov,
Réflexions et souvenirs,
Chez Buchet-Chastel, 190 p.

Quand l’histoire s’acharne

Holodomor © DmyTO/Shutterstock.com

Réédition en poche
de l’ouvrage majeur
de l’historien
américain Timothy
Snyder

C’est ce qui s’appelle
déjà un classique.
Somme titanesque, ce grand livre d’histoire relatant les massacres
que subirent les populations d’Europe orientale entre 1933 et 1945
et qui firent près de 14 millions de morts vous laisse le souffle coupé
sitôt sa lecture achevée. On a l’impression de découvrir cette
tragédie. Et pourtant, elle a toujours été là, sous nos yeux. Mais on
ne pouvait pas le voir, on ne voulait pas le voir.

Tout le monde connaît la Shoah en Pologne et en URSS. Tout le
monde connaît les méfaits du stalinisme en Russie occidentale et en
Ukraine. Mais l’opposition entre les deux régimes totalitaires et la
division physique et mentale de l’Europe après la seconde guerre
mondiale qui a prévalu jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989
empêchaient de construire une histoire commune, une tragédie
commune, spécialement dans cette région, cette zone géographique
appelée alors l’Europe de l’Est. Il fallut du temps pour habituer notre
esprit, dégagé de tout carcan idéologique, de tout réflexe
dichotomique à cette hypothèse d’une seule et même catastrophe et
d’envisager des interactions entre ces deux totalitarismes qui
signèrent ce pacte infamant d’août 1939. Car les hommes, les
femmes, les enfants et les vieillards de cette région, eux, en prirent
conscience très vite, à l’image de cette population ukrainienne qui
vit la grande famille Holodomor s’abattre sur eux, puis accueillant
pour beaucoup les nazis comme leurs libérateurs, elle leur servit
d’assistante de l’horreur avant d’être réduite à des sous-hommes et
massacrée.

Là est la grande force du livre de Snyder et surtout son caractère
révolutionnaire. Privilégiant une approche régionale globale, Terres
de sang
montrent cet acharnement de l’Histoire où pendant une
douzaine d’années, le communisme et le nazisme ont rivalisé
d’horreurs. Puisant dans des sources et des travaux polonais,
ukrainiens, baltes ou biélorusses jusqu’alors inédits car non traduits,
l’historien américain a construit un récit magistral où il relate non
seulement les différents crimes qui ont émaillé cette période
historique mais surtout inscrit ces derniers dans une autre
temporalité dégagée des repères classiquement établis et qui
influençaient à n’en point douter notre perception. C’est
essentiellement là que réside son côté révolutionnaire. Moins dans
l’énumération des faits, l’ouvrage frappe avant tout par la révolution
historiographique qu’il introduit dans la connaissance de cette
époque en la libérant des corsets des frontières et de la datation
historique. Cette analyse permet aussi et surtout de proposer une
nouvelle lecture de la fabrication de l’histoire, et éviter que l’histoire
ne s’acharne à reproduire les mêmes schémas.

Par Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline,
Chez Folio histoire, 848 p
.

Boccherini convoque ses muses

© Ophélie Gaillard

Quelques œuvres du
compositeur italien
appuyées par de
magnifiques
interprètes

Ecrasé par Mozart et
Haydn, Luigi
Boccherini gagne à
être connu. Celui qui fut l’un des plus grands violoncellistes de son
époque a ainsi été progressivement oublié. Aujourd’hui, ce double
album lui rend une justice méritée. Il faut dire que cette
réhabilitation tient beaucoup aux interprètes convoquées à cette
occasion notamment l’une de nos plus talentueuses violoncellistes,
Ophélie Gaillard. Passé la frayeur du vol de son instrument, la soliste
dont la virtuosité convainc à chaque album jusqu’au très beau Don
Quixotte
, revient cette fois-ci en terrain connu. L’approche de
l’instrumentiste y est admirable, mêlant profondeur tragique et
malice enfantine dans ces différentes oeuvres qui sont comme de
petits sauts d’humeur musicaux, bondissants, rendant ainsi la
partition extrêmement vivante. Boccherini tient là assurément sa
revanche sur un Haydn jugé à tort d’ailleurs, plus sérieux.

Sur ce disque, la violoncelliste déploie son incroyable virtuosité et à
ce titre parvient à tirer toute la quintessence des différentes œuvres
de Boccherini, qu’elles soient orchestrales ou de musique de
chambre. Poursuivant avec son orchestre Pulcinella l’exploration de
l’œuvre du compositeur italien après un album consacré aux années
madrilènes de ce dernier en 2007, Ophélie Gaillard utilise cette
complicité dans une volonté affichée de renouvellement de notre
perception de la musique de Boccherini. D’ailleurs, elle n’hésite pas à
passer de l’archet à la baguette pour diriger les concertos du
maestro où les équilibres sonores sont parfaits et la prise de son
d’une clarté admirable. Il n’y a qu’à écouter le premier mouvement
du 6e concerto pour s’en convaincre.

Ces interprétations montrent surtout que Boccherini ne doit pas
être réduit à sa musique de chambre et que son œuvre est bien plus
révolutionnaire qu’elle n’y paraît notamment dans l’ajout
d’instruments comme par exemple cette guitare qui vient
astucieusement titiller les violons. Boccherini est-il un compositeur
du baroque tardif ou déjà un pré-romantique ? La question mérite
d’être posée à l’écoute de ces interprétations.

Cependant, évoquer cet album et la très belle interprétation
d’Ophélie Gaillard sans dire quelques mots de Sandrine Piau, dont la
sublime voix transcende littéralement un Stabat Mater qui plonge
encore ses racines dans un dix-huitième siècle finissant, serait
commettre une autre injustice. La soprano campe ici une vierge
émouvante pleurant la mort de son fils. L’intensité sans
démonstration qu’elle met rend immédiatement crédible cette
interprétation qui fait appel à quelque chose d’inconscient qui va
bien au-delà de la musique. La virtuosité ne suffit pas semblent nous
dire Ophélie Gaillard et Sandrine Piau. Il faut également croire en
quelque chose. Et avec elles, assurément, on y croit.

Par Laurent Pfaadt

Ophélie Gaillard, Boccherini, Sandrine Piau,
Pulcinella Orchestra,
PIAS/Harmonia Mundi