Bruno Durieux, Contre l’écologisme

C’est un essai qui devrait faire parler
de lui. L’ancien ministre socialiste,
retiré depuis longtemps de la vie
politique sort de son silence avec ce
livre percutant où il fustige
l’écologisme, antithèse de l’écologie
qui n’est autre selon lui qu’une
idéologie mise au service d’un
discours, d’ailleurs démenti en partie
par les faits. L’ancien administrateur
de l’INSEE y fustige le mythe de la
décroissance que l’écologisme a
porté en étendard à coups de
prophéties apocalyptiques en
estimant qu’il est possible de concilier croissance et écologisme.

La voix de Bruno Durieux à qui l’on peut objecter les menaces
toujours plus grandes sur le climat et la biodiversité permet en tout
cas, grâce à ce livre, de remettre à peu d’objectivité et de raison dans
un débat qui nous concerne tous et qui n’a pas fini de susciter
passions et controverses.

Par Laurent Pfaadt

Aux éditions de Fallois, 264 p.

Michel Blondonnet, Les amants de Pompéi

Michel Blondonnet a le goût de
l’histoire et cela se sent. Cette fois-
ci, il nous plonge dans l’Empire
romain, à Pompéi, durant ces jours
précédant l’irruption du Vésuve en
79. Sans se douter un instant du
terrible danger qui plane sur lui, le
riche propriétaire terrien
Numerius, ami des plus puissants
personnages de l’empire et homme
craint a tout pour lui : la richesse et
le pouvoir. Seul l’amour manque à
sa vie. Il prendra le visage de la
belle Leila, esclave parthe aux yeux
bleus et leur magnifique histoire d’amour tournera autour d’un
mystérieux bracelet.

Grace à un formidable travail de documentation qui lui a pris une
quinzaine d’années, l’auteur est parvenu à tisser un récit qu’on lit
avec avidité, naviguant dans les péripéties de ces amants de Pompéi,
des luxueuses villas de la cité aux crimes restés impunis jusqu’à la
terrible catastrophe. L’ouvrage devrait à n’en point douter séduire de
nombreux vacanciers puisqu’il est en lice pour le prix littéraire des
campings.

Par Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 384 p.

Wilhelm Furtwängler, The Radio Recordings (1939–1945)

Drôle de sensation à
l’écoute de ce coffret
qui se veut être
autant un voyage
dans l’histoire de
l’orchestre le plus
prestigieux du
monde en compagnie
de la légende
Furtwängler qu’un regard perplexe d’une musique mise au service
du plus grand totalitarisme du 20e siècle. Car comment ne pas
écouter les Maîtres chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner
sans penser à la jubilation du Führer et aux millions de morts de la
Shoah ? Car cette musique est indissociable de l’histoire qu’elle
servit.

Il n’en demeure pas moins que ce prodigieux travail de restauration
qui a permis de retrouver le son originel, sert un coffret contenant
de véritables pépites et des interprétations de légende à jamais
inégalées comme par exemple le quatrième concerto de Beethoven
par Conrad Hansen ou l’interprétation de la première symphonie du
maestro. Ces concerts font au final de ce coffret, une pièce
indispensable à la discothèque de tout mélomane et de tout
admirateur des Berliner Phliharmoniker.

Par Laurent Pfaadt

Berliner Philharmoniker recordings

Angélique Kidjo, Célia, Decca

C’est ce qui s’appelle
une rencontre au
sommet. Après Nina
Simone et Myriam
Makeba, Angélique
Kidjo, l’une des plus
grandes voix
africaines, rend
hommage dans son
nouvel album à la
légende de la salsa
cubaine, Célia Cruz
(1925-2003).
Baptisée simplement
Célia, cette aventure musicale pouvait apparaître risquée voire
hasardeuse mais s’est, au final, transformée en triomphe.

Il faut dire que la voix puissante et si charismatique d’Angélique
Kidjo a très vite su convaincre. Maniant parfaitement les rythmes
chaloupés et les modulations vocales hispanisantes, Angélique Kidjo
a fait de cette musique un véritable carnaval de couleurs même si
celui-ci est moins virevoltant que par le passé. Cela n’enlève rien au
plaisir que l’on ressent, magnifié d’ailleurs par des instrumentistes
de talent comme le saxophoniste anglais Shabaka Hutchings.
Transcendé, ce voyage prend alors des allures de manifeste.

Par Laurent Pfaadt

L’épée plus forte que la plume

Holbrooke © Politico

Un essai percutant,
lauréat du prix
Pulitzer 2018,
permet de
comprendre les
mutations à l’œuvre
dans la diplomatie
américaine.

Tout le monde se souvient de cette photo de Richard Holbrooke,
envoyé spécial du président Clinton, sur le tarmac de la base
aérienne de Dayton en compagnie de diplomates et de militaires
venus négocier les accords qui devaient aboutir à la fin de la guerre
en ex-Yougoslavie.

A la lecture du brillant essai de Ronan Farrow, journaliste au New
Yorker, il est légitime de se demander si cette image n’appartient pas
désormais aux livres d’histoire, si des figures comme celles de
Richard Holbrooke, ce « type odieux que l’on adorait détester » selon
Farrow ou de ces diplomates américains « à l’ancienne » qui
traversent ce livre, ne sont pas des espèces en voie de disparition
tant la situation semble avoir pris une direction irréversible depuis la
fin de la guerre froide.

Fourmillant de détails incroyables et savoureux – on a parfois
l’impression de nager en pleine série façon A la Maison Blanche ou
House of Cards – et d’interviews des principaux acteurs de la
diplomatie américaine de ces trente dernières années, Ronan
Farrow démontre la lente mainmise des services de renseignement
et du Pentagone sur la diplomatie et la marginalisation progressive
de cette dernière. Non seulement les militaires ont acquis de plus en
plus de poids auprès du locataire du bureau oval mais surtout la
diplomatie elle-même s’est militarisée. Cette évolution peut ainsi se
résumer à cette remarque de Richard Holbrooke évoquant ses
relations avec David Petraeus, commandant en chef de l’armée
américaine en Afghanistan : « Il a plus d’avions que moi de téléphones. » 

S’attardant longuement sur les cas d’école que sont les relations des
Etats-Unis avec le Pakistan et l’Afghanistan que l’auteur connaît bien
pour avoir collaboré avec Holbrooke lorsque celui-ci fut le
représentant spécial pour ces deux pays, Ronan Farrow permet de
rendre compréhensible les multiples jeux intérieurs et extérieurs de
tous ces acteurs. En nous emmenant des réceptions des
ambassadrices d’Islamabad aux charniers du nord de l’Afghanistan,
l’auteur expose ainsi avec pédagogie les enjeux complexes qui
illustrent les mutations à l’œuvre dans l’administration américaine.

Evidemment la présidence Trump ne pouvait échapper à son
analyse. Mais si cette dernière a encore accentué cette
militarisation notamment dans la lutte contre l’Etat islamique avec
la nomination de généraux aux postes-clés du gouvernement, Ronan
Farrow n’exonère pas Barack Obama de responsabilités notamment
dans sa propension à vouloir sous-traiter la lutte contre le
terrorisme et les opérations extérieures. Si cette stratégie a permis
d’économiser des vies américaines, elle a été désastreuse
stratégiquement et en terme d’image, les sous-traitants se souciant
peu des droits de l’homme par exemple.

Au final, on ressort assommé par un un tel livre, non pas tant à cause
de la masse d’informations délivrées mais bel et bien parce que ce
phénomène à l’œuvre traduit quelque chose de notre monde et de
nos sociétés. Et ce qu’il dit n’incite pas à l’optimisme.

Par Laurent Pfaadt

Ronan Farrow, Paix en guerre,
la fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine
Chez Calmann-Lévy, 576 p.

 

L’année de la mort de Peter Nadas

Peter Nadas © Gaspar Stekovics

Avec Almanach, le
grand écrivain
hongrois Peter
Nadas signe l’un des
meilleurs livres de
l’année

Peter Nadas se fait
discret. Fuyant
l’exposition
médiatique à la manière d’un Kundera, il aime être cet ermite distillant sa vision du
monde depuis son exil volontaire et semble vouloir nous dire : « si
vous voulez savoir ce que je pense, lisez mes livres »
.

Et il faut bien dire qu’en lisant ce dernier, tout devient clair, limpide.
Oscillant une nouvelle fois entre le réel et l’imaginaire dans ce style
narratif si caractéristique de sa prose, Peter Nadas nous livre sa
vision du monde et de l’histoire à travers les reflets du lac Balaton où
lui et ce double viennent de s’installer pour se demander si cette
année sera la dernière de leur vie. On ne sait véritablement pas si
l’écrivain reclus qui parle dans Almanach n’est autre qu’un
hétéronyme de Peter Nadas, un peu comme le Ricardo Reis de
Pessoa. Car en observateur attentif de son époque, cet écrivain
s’interroge sur notre société, sur nos interactions avec les autres
dans ce monde contemporain, sur l’idée de progrès, de création ou
sur cette société des objets dont on se demande qui possède l’autre,
comme dans le cas de la télévision dont il propose une brillante
analyse.

La démocratie, l’amour, la vie urbaine, le sexe avec cet avant-goût de
la mort sont quelques-uns des sujets que Nadas aborde tout au long
de ces pages. Comment ne pas voir l’ombre du Ricardo Reis de
Saramago dans cette évocation de la mort et dans cette relation
entre la littérature et le mythe qu’elle fabrique. Ainsi écrit-il que «
notre littérature n’atteindra l’âge adulte qu’au moment où elle ne singera
plus le malade imaginaire, toujours prête à s’inventer des maux physiques
pour ne rien voir du mal psychique qui la ronge ».

Avec son écriture dense, la prose de Nadas est une pluie qui pénètre
le sol de notre esprit pour s’y imprégner en profondeur et y faire
germer le doute salutaire, celui de Descartes. Chaque phrase semble
contenir à elle seule tout un ouvrage. En règle générale, si un livre
délivre une citation ou un aphorisme, peut-être a-t-il une chance de
demeurer dans la mémoire collective. Or ici, il y en a des centaines.
On ne peut le lire d’un trait car chaque mot doit trouver sa place
dans notre esprit. Chaque phrase a besoin de sa digestion spirituelle.
De toute façon, on ne veut pas le lire trop vite. Sorte de prophète
des temps modernes, Peter Nadas livre là un témoignage lucide et
acéré sur son temps où son humour et son cynisme font une
nouvelle fois mouche. Ce n’est pas, ce n’est plus une prose, une
littérature qu’on a l’habitude de lire car elles appartiennent à des
temps immémoriaux, à cet or tiré de la forge de l’âme humaine dont
on fait les Nobel. Et sans vouloir être un donneur de leçons, Nadas
propose en même temps à ses lecteurs l’introspection d’un homme,
d’un écrivain qui comprend aussi qu’il est, d’une certaine manière,
complice de ce monde qu’il critique. Notre responsabilité est donc
collective nous dit-il. C’est pour cela que ce livre est à lire
absolument. Encore et encore.

Par Laurent Pfaadt

Peter Nadas, Almanach,
Chez Phébus, 336 p.

Au bénéfice du doute

Joyce Carol Oates © Dustin Cohen

Joyce Carol Oates
joue les prophètes.
Epoustouflant. 

Avec une centaine de
livres au compteur et
à plus de quatre-
vingt ans, Joyce
Carol Oates ne cesse
de nous surprendre.
Le petit paradis en est
un nouvel exemple. Dans cette dystopie se déroulant autour de
2040, l’Amérique du Nord devenue les Etats-Unis Reconstitués est
régie par un système totalitaire où les nouvelles technologies ont
été mises au service d’un pouvoir annihilant toute liberté
individuelle. Ce système qui rappelle beaucoup la Russie soviétique
des années 30 avec ses confessions publiques et sa volonté de
façonner un homme nouveau, a classé les individus en fonction de
leur dangerosité : il y a les individus marqués, condamnés, exécutés
et supprimés.

Une brillante adolescente, Adriane Strohl, major de sa promotion en
terminale, fait ainsi preuve d’une liberté de pensée jugée
dangereuse durant son discours et se voit condamnée à être
déportée dans le Midwest des années 1960 comme on envoie un
intellectuel travailler au champ durant la révolution culturelle
chinoise. Là-bas, elle doit purger sa peine pendant quatre années en
espérant pouvoir réintégrer la société qui l’a banni.

Devenue étudiante à la faculté de psychologie de Wainscotia sous le
nom de Mary Ellen Enright, elle se retrouve très vite assaillie par ses
souvenirs, notamment ceux concernant ses parents et par des
sentiments de solitude et de méfiance. Derrière la trame narrative,
une nouvelle fois menée de main de maître par l’auteure américaine,
citée plusieurs fois pour le Prix Nobel, Oates délivre une critique
acerbe de cette société qui nous attend où la technologie et la
révolution numérique ont été détournées de leurs sens premiers
pour servir d’instruments de domination, comme la Terreur a été
celui de la révolution française. Mais ici, le tyran n’est plus
Robespierre mais une base de données. « ll n’y a pas d’accidents,
uniquement des algorithmes »
lance ainsi l’un des membres des
services de sécurité, sorte de monstre froid qui expédie Adriane
dans le passé.

A l’instar d’une Margaret Atwood, la dystopie permet également à
l’auteur de nous délivrer une nouvelle critique des dérives de la
société américaine, de la classification des races – thème cher à
l’auteure sur lequel elle ne s’attarde cependant pas – au
créationnisme pour ensuite dériver vers cette uniformité du monde
qui est en train de précipiter ce dernier dans l’abîme, et les
représentations de soi et de son époque, érigées en dogmes absolus.

Il n’y a donc plus de place pour le hasard dans cette société que nous
décrit Joyce Carol Oates et surtout pas pour l’amour, extrêmement
codifié, qui paradoxalement, constituera la seule erreur de ce
pouvoir. Ne parvenant pas à le détruire, celui-ci devient la planche
de salut de notre héroïne. Car c’est là où tout va basculer, dans cette
impossibilité à contrôler les émotions des gens, dans ces interstices
du doute que ces machines du futur ne parviennent pas à contrôler.
Et de cet échec va naître la résistance, la révolte, ce besoin intense
de liberté qui réside en chacun de nous et que, semble dire Oates,
même les systèmes les plus sophistiqués ne parviendront jamais à
détruire. C’était vrai dans les années 1960 en pleine guerre froide.
Quatre-vingt ans plus tard, rien n’a changé. Car au final, c’est bien de
cela qu’il s’agit : de notre capacité à exercer notre libre-arbitre.
Construit comme un roman pessimiste, Oates finit par en tirer une
lumière éclatante. Comme à chaque fois.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Le petit paradis,
Chez Philippe Rey, 384 p.

Rencontre Interview avec Kinan Azmeh

« Nous créons de l’art à partir
d’expériences émotionnelles qui
sont plus complexes que ce que
nous vivons dans la vie. »

Le compositeur et célèbre
clarinettiste syrien, Kinan
Azmeh évoque pour
Hebdoscope son dernier album,
Uneven Sky où se côtoient ses
propres compositions et celles
de compositeurs du monde
arabe.

Quelle place occupe la clarinette dans la musique orientale ?

C’est une question délicate car la clarinette est bien entendue
présente dans le jazz, le répertoire classique occidental, dans les
traditions musicales turque et grecque et dans les musiques
balkaniques et klezmer. Mais, pour de curieuses raisons, sa présence
fut relativement limitée dans le monde arabe. Ainsi, alors qu’elle est
l’instrument prédominant dans les ensembles turcs et grecs, ce n’est
pas le cas dans leurs homologues traditionnels arabes.

Quelles ont été vos influences sur ce disque car ces dernières
semblent classiques, contemporaines, cinématographiques,
occidentales et orientales ? 

Il est difficile pour moi de nommer toutes mes influences car j’ai été
exposé à une variété de musiques. Je pense que la musique est un
continuum et ne crois pas à une division des cultures occidentales et
orientales. J’ai une formation classique et j’ai grandi en jouant
Mozart ou Brahms tout en étant exposé à Damas, à ces musiques qui
cohabitaient là-bas, arabe, kurde et arménienne notamment. Puis, ici
à New York, j’ai subi d’autres influences. Je suis donc exposé à ce que
j’aime et j’ai un appétit insatiable pour explorer de nouveaux
territoires musicaux.

Parlez-nous de votre collaboration avec Yo-Yo Ma ?

Ce fut un incroyable honneur et privilège de travailler étroitement
avec lui et l’ensemble Silkroad. Lorsque l’Elbphilharmonie de
Hambourg me demanda de composer un duo avec lui pour
l’inauguration de la salle, j’ai eu l’impression de vivre un rêve. Yo-Yo
Ma a cette incroyable capacité de transcender l’instrument pour
aller directement à l’idée. Il nous rappelle que l’idée et sa manière de
la communiquer demeurent primordiales. Le reste n’est instrument.

Quels ont été vos sentiments lorsque vous avez composé la suite
Ibn Arabi qui apparaît si mélancolique ?

Cette œuvre relate un voyage d’Ibn Arabi, le philosophe, l’humaniste
et sa quête du savoir. Si je pouvais décrire les sentiments que
j’éprouve lorsque je compose, je ne composerai pas. Le plus
important pour moi dans la musique est que nous créons de l’art à
partir d’expériences émotionnelles qui sont plus complexes que ce
que nous vivons dans la vie.

Kinan Azmeh, Uneven Sky, Yo-Yo Ma,
Deutsches Symphonie-Orchester Berlin,
dir. Manuel Nawri, Dreyer Gaido, Eastern Voices

Par Laurent Pfaadt

L’aventure du bijou d’art

Vicky Kanellopoulos, (AUS/NOR)
– Serie « Vulvo » – Broches –
Argent sterling, argent sterling oxydé, feuille d’or, plastique, acier

La Galerie Art’Course
réunit du 5 au 29 juin
les créations de 40
bijoutiers et orfèvres
plasticiens venus de
18 pays pour
« Lié.e.s»,
une exposition
d’envergure
internationale dédiée
au bijou contemporain
qui fait souffler un
vent d’art frais sur
Strasbourg tout en
s’inscrivant dans un
champ résolument
politique.

Il peut arriver que l’art encore bien méconnu du bijou contemporain
ouvre tout  un monde régénéré en ample matière à récits.
Comment ? En suspendant par un saut de conscience l’accélération de celui que nous avons en partage. Cette accélération folle qui en
contracte les dimensions, réduisant nos vies minuscules à
l’applatissement d’un perpétuel téléprésentisme sans présence à
l’heure des dommages collatéraux, environnementaux, des effets
secondaires et des dénis de réalité persistants…

C’est bien l’ambition de Sébastien Carré, le commissaire de cette
exposition-monde baptisée « Lié.e.s » qui consacre le rôle de
« Strasbourg-capitale » tout en rajeunissant l’art millénaire du bijou : « La voix de l’artiste ajoute à la société. Son rôle est de transmettre
un message de nature à faire évoluer celle-ci. Nous sommes un
paysage pour les cellules qui vivent en nous. Nous proposons des
climats interactifs pour interpeller cet excès de virtualité qui
déréalise notre rapport à la nature et fait écran entre l’univers et
nous. Nous avons perdu nos connexions avec la nature comme avec
notre propre nature.  Par un bijou, nous achetons quelque chose qui
véhicule  un sens : quel meilleur message que de porter cet objet
porteur de sens sur nous ? C’est une manière de transmettre nos
pensées et de faire évoluer la société par un acte de
déconsommation devenu nécessaire. »

Dans cet univers intelligent où s’imbriquent l’animal, le végétal,
l’humain, le minéral et le synthétique et qui répond à chacune des
manifestations de notre présence d’esprit, l’oeuvre d’immersion de
Sébastien Carré établit une symbiose délicate entre la nature des
matériaux  utilisés (pierre, textiles, métaux, matières végétales ou
synthétiques) et le corps toujours à réinventer, envers et contre
l’épreuve de la maladie ou l’emprise d’une abstraction « numérique »,
dévoreuse d’être et d’expérience intérieure…

Oser le mot « politique »…

Sébastien Carré plonge ses racines dans le village de Vetheuil, en
région parisienne – celui où l’a précédé Claude Monnet avant de
faire école à Giverny – et déploie ses ailes à Barcelone et
Strasbourg…

Dans son enfance, sa grand-mère lui apprend à tricoter et à broder –
et sa mère à crocheter. Arrivé au carrefour des possibles, Sébastien
choisit Strasbourg, où l’art est à la fête, pour se former en section «
Bijou » à la prestigieuse Ecole des Arts décoratifs (2009-2014) –
avant de se retrouver confronté à la question cruciale : « Comment
débuter dans la carrière de bijoutier contemporain ? »

D’abord, il est assistant d’enseignement à l’école devenue la HEAR,
histoire de sentir l’émergence des jeunes pousses de la création
contemporaine : « Je voulais travailler le volume, j’adore travailler le
métal. Je suis resté à Strasbourg, la ville au plus près de tous les pays
où il y a un public pour le bijou contemporain et au confluent de tout
ce qui se passe… »

C’est par la grâce d’un échange à Barcelone qu’il tire le fil d’or de sa
vie – son travail est consacré par une triple moisson de prix (Jeune
création d’Atelier d’Art de France avec un stand au Salon Révélation
au Grand Palais 2015, Prix du Jury et Prix du Public de The Legacy
Award à Barcelone en 2015, Gioieilli in Fermento en Italie en 2016,
Prix pour les Arts de l’Académie rhénane en 2016). En octobre 2018,
il expose à nouveau dans l’effervescente Barcelone postindustrielle,
avec Materio-Talk qu’il organise à l’Institut français.

Par ciel bas et affaissemment de l’horizon commun, la conscience de
l’épuisement d’une planète surexploitée peut mener à de féconds
engagements : « Il faut oser le mot « politique » : quand on est artiste
et qu’on dispose d’une voix, qu’est-ce qu’on pourrait dire ? Nous
entrecroisons dans cette exposition une demi-douzaine de
thématiques comme le pouvoir, la paix, les migrations, la
désertification… Le terme bijou vient du grec « kosmo » qui signifie
idée. Nous avons perdu le sens du bijou à partir de la Révolution
française pour donner à la femme le rôle de celle qui porte les
bijoux… Nous conférons de la valeur à des matières qui ne seraient
pas considérées comme précieuses. L’échelle du bijou permet de
discerner les enjeux.  Après un appel à candidatures, lancé en juin
2018 et relayé sur de nombreux sites web internationaux de
référence dans le domaine du bijou d’art contemporain comme
Klimt02 ou Art Jewelry Forum, j’ai trouvé quarante créateurs qui
utilisent le média du bijou.Ils ont réfléchi à partir de trois images
marquantes de l’histoire : le pendentif attaché au bras robotisé de la
Station spatiale internationale le 3 août 2005 (Stephen K. Robinson),
la chaîne humaine reliant les pays baltes le 23 août 1989 (la Voie
balte) et le fermoir représentant la poignée de main entre le
président François Mitterand et le chancelier Helmut Kohl pendant
la commémoration des 70 ans de la Grande Guerre. Tous ces talents,
qu’ils soient émergents ou confirmés, cherchent à inclure le bijou
dans le champ de l’art contemporain en rompant avec les conventions du bijou classique. L’échelle du bijou permet de
discerner des enjeux vitaux…»

Une « rupture » par laquelle l’art ne cesse de se régénérer par la
grâce d’engagements singuliers tutoyant l’universel, toujours fugace
et fragile comme l’horizon commun qui s’affaisse. Le bijou comme
pensée et comme pesée de la conscience du monde ?

Exposition « Lié.e.s » du 5 au 29 juin

Galerie Art’Course

25 rue de la course à Strasbourg

www.galerieartcourse.com

contact@galerieartcourse.com

tél. 03 69 74 73 73

Par Michel Loetscher

La Florence du XXIe siècle

Mosquée
©Department of Culture and Tourism — Abu Dhabi

La capitale des
Emirats Arabes Unis
a fait de la culture un
axe majeur de son
rayonnement
international

Il regarde le monde à
la fois désabusé et surpris de ses
changements. Ces yeux ne sont pas ceux d’un chef d’Etat ou d’un
Sheikh mais ceux du Christ sur cette étude de Rembrandt que vient
d’acquérir le Louvre d’Abu Dhabi. Désabusé devant l’évolution du
monde et surpris qu’ici, dans la capitale des Emirats Arabes Unis,
subsiste, telle une oasis de tolérance dans un océan de fanatismes et
de guerres, une atmosphère de concorde et de respect.

De tolérance, il en d’ailleurs question ici. A quelques kilomètres de
l’une des plus resplendissantes et imposantes mosquées du monde,
la mosquée Sheikh Zayed qui peut contenir jusqu’à 40 000 fidèles se
dresse une cathédrale chrétienne. Un ministre de la tolérance en la
personne du Sheikh Nahyan Mabarak Al Nahyan, ancien chancelier
de l’université des Emirats Arabes Unis, est spécialement attentif à
cette question et a placé 2019 sous l’égide de cette dernière. Enfin le
festival des arts qui se tient chaque année depuis seize ans entre
février et mars dans la capitale et associe différentes esthétiques, en
est l’hymne le plus éclatant. Avec l’inclusion comme maître-mot.
«Nous avons besoin d’une génération qui puisse penser autrement,
concevoir d’autres alternatives aux problèmes que nous rencontrons.
Quand elle envisagera la paix, elle élaborera de nouvelles solutions si son
cœur et son esprit sont ouverts»
affirme ainsi la fondatrice du festival, H.E. Huda I. Alkhamis-Kanoo.

L’Emirat a choisi la culture comme une arme d’instruction massive.
Ici, elle rayonne. Ici, elle est partout. Tels les princes de la
Renaissance, le fondateur des Emirats Arabes Unis, le Sheikh Zayed
ben Sultan Al Nahyan ainsi que son fils, l’actuel émir Khalifa ben
Zayed Al Nahyan ont compris que la culture était non seulement un
outil diplomatique majeur mais qu’elle permettrait d’installer leur
pays à une place particulière, à part, dans ce monde aux contours si
changeants. Cette culture profiterait non seulement à leur peuple
mais également à tous ceux qui, dans les ténèbres de
l’obscurantisme, cherchent toujours une lumière.

Abu Dhabi c’est un musée à ciel ouvert. La famille régnante a ainsi
convoqué les plus grands architectes de la planète pour marquer de
leurs empreintes de verre et de béton cette terre encore désertique
il y a un demi-siècle : Jean Nouvel y a construit le Louvre Abu Dhabi,
formidable vaisseau posé sur l’eau et s’inspirant de l’architecture
islamique traditionnelle qui sera bientôt suivi par un Guggenheim
signé Frank Gehry et un Zayed National Museum sorti tout droit de
l’esprit de Norman Foster. Et puis il y a le fabuleux pont Zayed qui
épouse les formes des dunes du désert de la non moins géniale et
regrettée Zaha Hadid à qui l’on doit également le Performing Art
and Conference Center. La liste est inépuisable. « C’est magnifique de
voir qu’il y ait encore ici, à notre époque, des gens qui ont l’envie et la
volonté d’investir avec une ouverture d’esprit assumée, le champ de la
culture »
assure un artiste occidental présent lors du festival.

Cependant si Abu Dhabi a pleinement pris conscience du rôle qui est
le sien en tant que phare culturel du 21e siècle, elle n’oublie pas son
passé y compris préislamique. Etre fière de son passé permet de
mieux appréhender l’avenir semble nous dire l’émirat autour d’un
café arabe ou d’une discussion avec ces femmes chamelières ou
réalisant l’Al-Sadu, ce tissage traditionnel. Sensibiliser les jeunes
générations à la richesse d’un patrimoine national et à l’écologie
comme dans le paradis de l’oasis Al Aïn, classée au Patrimoine
mondial de l’UNESCO depuis 2011 constituent autant d’éléments
qui inscrivent les habitants de l’émirat dans une volonté d’ouverture
et de partage et de faire d’eux des citoyens du monde à part entière.

De retour dans le Louvre, le visiteur s’arrête devant une vitrine qui
montre le travail de l’or au sein de civilisations qui n’ont jamais
échangé entre elles. Et pourtant, les similitudes sautent aux yeux. Ici,
comme ailleurs, les civilisations se rencontrent et échangent. A
l’image de ce pays, de cette ville, ce musée semble vouloir nous
délivrer cet ardent message : « venez partager avec nous les trésors de l’humanité et contribuer, ensemble, à définir celle qui s’ouvre devant
nous. »

Par Laurent Pfaadt