Histoire d’hôtels : le Brown’s de Londres

The Kipling Suite © Janos Grapow

Des oiseaux volant
au-dessus de vos
têtes, de la
végétation
luxuriante courant
sur les murs, un
singe qui veille sur
l’entrée de votre
chambre, des
tigres couchés sur
des banquettes, le
petit Elias, huit ans, est un peu perdu. Il se croit en pleine jungle. Et
pourtant, nous sommes bien dans un hôtel. Mais pas n’importe
lequel : au Brown’s.

Le Brown’s, c’est une vieille dame de 182 ans qui se porte plutôt
bien. Tandis que pierre après pierre, l’empire britannique étendait,
en ce XIXe siècle de toutes les conquêtes et sous le sceptre de sa
toute jeune reine Victoria, son influence sur l’ensemble du globe, à
Londres dans le quartier de Mayfair, se construisait l’un des hôtels
les plus mythiques de la ville. « Je ne descends pas dans un hôtel, je
descends au Brown’s »
aurait affirmé un jour un Winston Churchill
qui affectionnait plus particulièrement le bar de l’établissement.
Car il faut le dire d’emblée, on ne vient pas à Brown’s pour y
passer une nuit ou deux mais plutôt pour y entamer un voyage
dans le temps.

Impossible de passer à côté de l’histoire avec un grand H. Les
Roosevelt, Théodore comme Franklin, ont honoré les lieux de
leurs présences et quelques gouvernements d’Europe occidentale
ont trouvé dans les confortables suites de l’hôtel, des consolations
à leurs exils forcés pendant la seconde guerre mondiale. Mais on
ne vient pas au Brown’s pour humer l’air de la guerre mais plutôt
celui du papier. Car ici, les plus grandes plumes passées ou
présentes ont dormi, parfois pensé et souvent griffonné. De
Joseph Conrad à Norman Mailer en passant par William Faulkner,
Tom Wolfe, Arthur C Clarke, Jorge Borges, JRR Tolkien ou Ian
McEwan, nombreux ont été les grands écrivains à avoir séjourné
au Brown’s. Agatha Christie s’en inspira pour A l’hôtel Bertram.
Stephen King y débuta son roman Misery. Ici, la littérature est
partout, sur les étagères, sur les murs, dans les couloirs. Alexandre
Dumas côtoie Fiodor Dostoïevski, Maurice Maeterlinck ou
George Mac Donald Fraser.

Cependant, difficile de résister à l’appel de la jungle. Et ce dernier
conduit inévitablement au premier étage vers la suite Rudyard
Kipling. Car c’est ici que le génial auteur écrivit Le livre de la jungle.
La suite a été rénovée récemment par Olga Polizzi, directrice
artistique du groupe Rocco Forte – qui signe également la
décoration de l’hôtel inspirée de l’univers de Kipling – dans le
cadre d’un vaste programme de rénovation baptisé « Rocco Forte
Suite Experience ». « Nous avons réinventé la Kipling afin que les
hôtes se sentent pleinement au cœur de Londres »
assure-t-elle. Car il
faut bien en convenir, ici, tout respire l’authenticité, des meubles
du designer anglais Julian Chichester à la fameuse lettre
manuscrite de Kipling.

Des clients venus du monde entier mais plus particulièrement
d’Italie, d’Allemagne et des Etats-Unis se pressent pour vivre cette
expérience unique. Et même d’Angleterre pour tous ceux désirant
se perdre dans cette jungle littéraire. « Beaucoup de nos clients
viennent y chercher l’atmosphère du livre de la jungle. D’autres étaient
là il y a vingt ans et reviennent »
assure Ines, la seule serveuse
française de l’équipe multiculturelle du Brown’s. Car l’atmosphère
de l’ancien empire ne serait rien sans un personnel dévoué et fier
de travailler ici. Grâce à lui, chaque client y retrouve une
atmosphère familiale et une attention de tous les instants qui se
transmet à chaque génération de concierges ou de maîtres
d’hôtels et qui contribue grandement à façonner ce lien unique
entre l’hôtel et ses clients.

Fier de son passé, l’histoire du Brown’s s’écrit également au futur
avec cette subtile combinaison de style british et de modernité. Il
est ainsi possible de regarder la télévision dans son bain après
avoir discouru, lové dans un fauteuil club, dans l’English Tea Room.
Le Brown’s propose ainsi à ses clients une expérience unique qu’ils
conserveront toute leur vie. Le petit Elias, quant à lui, est reparti
avec un singe en peluche sous le bras, singe qui l’attendait à son
arrivée dans la chambre. Il l’a appelé Roi Louie bien évidemment…

Par Laurent Pfaadt

Informations : www.roccofortehotels.com

Le destin frappant le mur

Bernstein
conduisant la
neuvième
symphonie de
Beethoven au
moment de la
chute du mur de
Berlin. Quand
histoire et
musique se
rejoignent.

Ce jour-là fut un
moment de joie. Ce
jour-là, les Allemands de l’Est retrouvaient enfin, après trente-huit
ans de séparation, leurs frères de l’Ouest. « Tous les humains
deviennent frères »
proclame la neuvième symphonie de
Beethoven. Quelques semaines plus tard, le 25 décembre 1989 au
Schauspielhaus de Berlin, la musique du génie de Bonn célébra
cette liberté tant espérée. Le trentième anniversaire de la chute
du mur de Berlin offre ainsi une formidable occasion de rééditer
ce concert incroyable. Alors que l’auditeur avait, jusque-là, dû se
contenter du son, certes merveilleux, il lui est aujourd’hui possible
de voir ce concert et d’entrer un peu plus dans ce moment
historique.

C’est un Américain, le plus européen des Américains, Leonard
Bernstein, qui fut, pour l’occasion, chargé de conduire non pas une
phalange musicale, mais cette réconciliation. Plus qu’une
symphonie, plus qu’une ode à la liberté, son interprétation
constitua un hymne à cette Europe divisée qui voyait enfin se
réconcilier ses fils bien-aimés. Il y mit toute sa force et sa passion
comme en témoigne les extraordinaires images du concert, lui qui
fit battre comme personne le cœur humain avec ses symphonies
de Mahler, lui, le représentant d’une Amérique victorieuse de la
guerre froide devenu ce jour-là, le chantre d’une Europe où il n’y
avait plus ni capitalistes ni communistes.

Cette version de la neuvième est probablement l’une des plus
belles jamais données car elle porte en elle le poids de l’histoire,
celle de l’Europe, celle de l’humanité avec ses espoirs et ses
tragédies. A la douceur des bois répond le tocsin de cuivres menés
par cet orchestre de la radio bavaroise où figuraient également
des musiciens venus des orchestres des anciennes puissances
occupantes. A la dernière note jouée, le silence se fit. Puis une
clameur monta. Dans le public, on s’étreignit. « Tous les humains
deviennent frères »
. Nul doute que ce jour-là, Beethoven versa
quelques larmes, satisfait d’avoir enfin été écouté.

Par Laurent Pfaadt

Ode an die Freiheit, Beethoven, Symphonie n° 9, divers orchestres,
dir. Leonard Bernstein,
CD + DVD, Deutsche Grammophon.

Héraut du libre-arbitre

Nouvelle
publication des
écrits de Viktor
Nekrassov, figure
de la dissidence
soviétique

Aujourd’hui, le
nom de Viktor
Nekrassov ne dit
presque plus rien à
la plupart d’entre
nous. Comme si l’URSS qu’il défendit les armes à la main avant
d’en être l’un de ses principaux contempteurs, sombra avec ses
opposants. Pourtant, grâce à la littérature qui ne meure jamais et
à la mémoire tenace de quelques éditeurs courageux et
passionnés, il nous est permis de relire ce grand écrivain.

Si Soljenitsyne et Sakharov furent les généraux en chef de cette
autre armée secrète, Nekrassov représenta l’un de ses plus
brillants soldats comme en témoigne sa magnifique plume. Mais
avant de tenir cette dernière, de combattre un ennemi mille fois
plus puissant et de subir des défaites qui jamais ne furent des
déroutes, Nekrassov se battit les armes à la main. Dans les
tranchées de Stalingrad
que le lecteur pourra enfin lire après des
décennies d’absence et dont la beauté rappelle Vie et destin de
Grossman, Nekrassov entama, par le biais de son héros, sa
résistance face à l’absurdité d’un système. En s’appuyant sur son
expérience de la guerre à Stalingrad, le récit de Nekrassov,
iconoclaste pour l’époque, lui valut, paradoxalement, le prix
Staline en 1946.

Comme tant d’autres, sitôt dissipée l’illusion de la victoire,
Nekrassov s’engagea alors plus activement dans la dissidence en
suivant son fil rouge : la résistance à l’arbitraire. Dans la ville natale,
roman publié à la mort de Staline alors que l’URSS entrait en
déstalinisation, il mit une nouvelle fois en scène un militaire
confronté à son libre-arbitre et en proie à sa conscience. A travers
ses lignes et les dirigeants qu’il dépeint, Nekrassov propose une
critique à peine voilée du système soviétique. Les Carnets d’un
badaud
publiés en 1976 et rassemblant ses souvenirs, sont narrés
sur un mode assez original, comme autant de promenades, et
offrent, quant à eux, un résumé d’une vie de lutte contre un
système oppressif. A la manière d’un Sandor Marai, Nekrassov fit
ainsi de son exil, la forteresse d’une œuvre qui s’est voulue libre.

Mort en 1987, Viktor Nekrassov ne vit jamais l’effondrement du
système dont il contribua avec tant d’autres, à saper les
fondements. Son sacrifice ne fut pas vain car chacun de ses mots,
chacune des phrases de ces trois ouvrages, constituèrent autant
de coups de pioches dans ce mur de béton et idéologique que l’on
croyait indestructible. Un livre est toujours plus efficace qu’un
fusil car il ne rate jamais sa cible. Nekrassov le comprit plus
qu’aucun autre.

Par Laurent Pfaadt

Viktor Nekrassov, Dans les tranchées de Stalingrad, La ville natale,
Carnets d’un badaud, Éditions Louison, 2019, 568 p

Cinquante nuances de rock

© Brian Marks

Le mythique
groupe de blues-
rock fête ses
cinquante ans.
Cela valait bien
une anthologie de
légende

Cinquante ans.
Rares sont les
groupes pouvant
se targuer d’une telle longévité. Peut-être les Rolling Stones et
pourtant eux, à l’inverse des ZZ Top, ont modifié à plusieurs
reprises leur formation initiale. Depuis 1969, Billy Gibbons, Dusty
Hill et Frank Beard, reconnaissables à leurs looks et au show
permanent qu’ils offrent à leurs fans, remplissent les salles du
monde entier. Il suffit de quelques accords de guitare imités par
des millions de fans et de tutos sur youtube pour reconnaître,
immédiatement, leurs innombrables tubes.

Pour fêter dignement cet anniversaire, le légendaire trio nous
offre ce formidable cadeau, cet album Goin’50 édité par leur label
historique, Warner, qui rassemble leurs plus grands tubes, de leurs
débuts avec notamment l’album Tres hombres et son mythique
titre La Grange enregistré dans les studios Ardent à Memphis – le
groupe prit d’ailleurs l’habitude d’enregistrer là-bas jusqu’à
Rythmeen en 1999 – à leur retour récent aux racines du blues en
passant par leurs succès des années 80-90 comme Rough Boy,
Sharp Dressed Men ou Gimme all your lovin. Cette compilation
permet ainsi de mesurer pleinement les influences ainsi que les
styles musicaux qui ont nourri les trois Texans. Enfants de B.B.
King, de Muddy Waters, les ZZ Top ont ainsi créé, au fil de leurs
albums, leur propre son.

La saga des ZZ Top commence, selon la légende, avec la guitare
offerte à Billy Gibbons par Jimmy Hendricks. Puis vint le nom en
hommage à B.B. King, Z.Z. King devenant Z.Z. Top. Mais à travers
leur musique, les ZZ Top représentent aussi un condensé de
culture américaine, de l’industrie automobile américaine
triomphante à la conquête spatiale, symbolisée par cette Ford B
rouge de l’album Eliminator (1983) qui s’écoula à près de quinze
millions d’exemplaires devenue navette spatiale dans Afterburner
(1985). Mais assez parler, il est temps de monter le son !

Par Laurent Pfaadt

ZZ Top, Goin’ 50, 3 CDs, Wea,
Warner music

Autoportrait de l’auteur en écrivain

Dans un essai
passionnant,
Haruki Murakami
évoque son travail
et son rapport à la
littérature

Ecrire un roman ?
Rien de plus facile
selon le célèbre écrivain japonais. « Quiconque a le désir d’écrire un
roman – roman au sens le plus général du terme – peut le faire. »
Mais
si devenir un romancier est aisé, le demeurer est une autre paire
de manches. Ainsi, de ses débuts difficiles dans son club de jazz de
Tokyo à la célébrité, Haruki Murakami propose à tous ceux qui se
rêvent en futurs écrivains quelques conseils ressemblant moins au
parfait manuel de l’écrivain qu’à une philosophie de la création.
Car la littérature est avant tout pour lui une expérience
sensorielle. Tout ce qui affecte l’esprit et le corps – et il insiste
fortement sur les bienfaits de l’exercice physique – doit stimuler la
création : la joie, le temps, l’observation, la chance et le hasard
comme cette balle de baseball qui le convainquit d’écrire. Tout
concourt à faire de vous un écrivain. Et puis, lire, lire et encore lire.

Bien entendu, on y apprend quantité de choses sur l’homme, sur
son rythme de travail ou sur la discipline qu’il s’impose. Que les
jeunes aspirants écrivains se rassurent : on peut être comme lui un
élève moyen et prétendre sérieusement au prix Nobel de
littérature. D’ailleurs Murakami demeure assez critique envers le
système éducatif japonais, trop tourné vers l’efficacité au
détriment de la liberté.

L’ouvrage est également un formidable voyage dans la littérature,
en compagnie de ses auteurs favoris : Ernest Hemingway,
Raymond Carver ou Franz Kafka bien sûr à qui il consacra un
roman. Et parfois, le lecteur a l’impression de se trouver dans un
roman de …Murakami lui-même tant la réalité semble s’échapper
vers ce monde magique, parallèle qui fait tout le charme de sa
littérature. Alors on comprend mieux qu’il mit vingt ans à se
détacher de l’utilisation, dans ses romans, de la première
personne du singulier.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Profession romancier,
Chez Belfond, 208 p

A noter les nouvelles parutions de plusieurs romans de Murakami :
La fin des temps, La Course au mouton sauvage, Danse, danse, danse (chez Belfond)

(Re)naissance d’une nation

Avec son nouveau roman, Joyce
Carol Oates poursuit sa
radiographie de la société
américaine. Attention chef
d’œuvre.

Un choc. Ou plutôt une
révélation, on ne saurait dire. Dès
les premières pages, le lecteur est
plongé dans une atmosphère
délétère, celle qui conduit au
meurtre d’Augustus Voorhees,
médecin pratiquant l’avortement,
par Luther Dunphy, un
fondamentaliste chrétien, sur le parking d’un centre médical.
Lentement, page après page, le récit construit dans un effet de
miroir vertigineux relate les vies de ces deux hommes racontées à
travers les voix de leurs filles respectives, Dawn et Naomi. On y
découvre l’incurie scolaire, la lente invasion du fanatisme religieux
chez l’un à grands coups de téléréalités et de prédicateurs
irresponsables, et la quête de l’utopie parfois le jusqu’au-boutisme
de l’autre.

En évitant tout manichéisme, le livre gagne une profondeur
rarement égalée où empathie et aversion ne s’attachent jamais
aux mêmes personnages et oscillent en permanence dans ce sillon
infranchissable creusé par des décennies de violences. Les deux
familles finissent par se rejoindre sur ces ponts façonnés par le
deuil et l’incurie d’une nation. Joyce Carol Oates démontre une
fois de plus son incroyable talent pour peindre les sentiments
humains, ces petits gestes du quotidien qui détruisent ces familles
ou ces humiliations de l’enfance qui fabriquent de futurs citoyens
frustrés. On finit par aimer les bourreaux et détester les héros.

Ce livre est aussi une réflexion sur le libre-arbitre. Libre-arbitre
sur les corps et en premier lieu sur celui des femmes. Fervent
plaidoyer pour l’avortement, il faut absolument lire et faire lire
aux enfants ces pages 218 à 223 qui listent les raisons qui
poussent une femme à avorter et qui constituent, toujours, une
tragédie personnelle.

Libre-arbitre des consciences ensuite où l’auteur expose
magistralement les débats sur la pertinence de la démocratie et
de ses corollaires, la loi et la justice, dont on mesure à travers le
personnage de Luther Dunphy, les lentes désagrégations. Car
quelle loi faut-il suivre ? Celle de Dieu inscrite dans la Bible ? Ou
celle proclamée par la Cour suprême dans son arrêt Row v. Wade
de 1973 qui donne aux femmes la possibilité d’avorter ? Les deux
protagonistes y répondront de manière antagoniste et leur
opposition trouvera son épilogue sur ce parking. L’absence de
manichéisme dans ce roman tient aussi au fait que la société
américaine a produit cette confusion. Car c’est même constitution
qui autorise à la fois l’avortement et la détention d’armes à feu,
cette même constitution qui justifie la loi du talion en appliquant
la peine de mort. C’est cette même société qui conduit ses
membres les plus pauvres dans les couloirs de mort après les avoir
privé d’une instruction nécessaire à l’exercice de leur libre-arbitre
et à leur survie.

Présent dans la deuxième sélection du Médicis étranger, Joyce
Carol Oates signe une fois de plus un livre qui fera, à n’en point
douter, date. Livre après livre, depuis plus d’un demi-siècle, elle
est, d’une certaine manière, devenue une sorte de médecin de
l’Amérique, diagnostiquant, analysant les maux qui traversent ce
pays. Avec un livre des martyrs américains, elle ajoute une pierre
supplémentaire à cet édifice monumental. Mais en cette époque
trumpienne où les fake news et les contre-vérités sont devenus
les normes à suivre, il est légitime de se poser la question
suivante:le public est-il encore en capacité d’entendre ce médecin
lui assurant que si rien n’est fait, le cancer aura raison de lui ?  Car
il ferait bien de lire Joyce Carol Oates sauf s’il croit que la
littérature n’est qu’homéopathie. Au risque d’accoucher d’un
monstre.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains,
Philippe Rey, 859 p.

A lire également le Cahier que les éditions de l’Herne consacre à Joyce Carol Oates et qui contient neuf nouvelles inédites, 328 p.

Matriochka

Portée par une
grande interprète,
le charme de la
harpe opère à
chaque fois. Dès
les premières
notes, cet
instrument,
comme béni des
dieux, transporte
chaque auditeur
vers un ailleurs
féerique. La
harpiste Alexandra
Luiceanu fait incontestablement partie de ces muses qui vous
ensorcèlent. Et lorsque le sortilège vous emporte vers la grande
musique russe, il est impossible voire même déconseillé de
résister.

Sur ce disque, la magie de la harpe d’Alexandra Luiceanu produit
immédiatement son effet. Elle nous plonge dans une sorte de
rêverie musicale, dans un voyage hors du temps. Pièces originales
et transcriptions se succèdent et progressivement se dévoilent
tous les visages de l’âme romantique et notamment celui de cette
Russie éternelle dont elle fait revivre avec majesté, les grandes
heures. Alors, laissez-vous aller et fermez les yeux.

Par Laurent Pfaadt

Matriochka: Romantic Fantaisies & Transcriptions from Russia
par Alexandra Luiceanu,
Evidence

Florilège baroque

L’ensemble
Amarillis figure
parmi les
meilleures
formations
baroques
françaises. Dirigé
par Héloïse
Gaillard,
l’ensemble a joué
avec les meilleurs
solistes et les plus
belles voix,
notamment celles
de Karine Deshayes et de Sonia Yoncheva. A l’occasion de son 25e
anniversaire, il nous propose un petit florilège de son répertoire.

Véritable voyage dans l’Europe baroque, de la France de Louis XIV
à l’Italie en passant par l’Angleterre d’un Haendel ou d’un Purcell,
ce florilège est également l’occasion de mesurer l’extraordinaire
maîtrise du répertoire de l’ensemble qui fait cohabiter
monuments et petits bijoux oubliés. Légèreté d’un Telemann,
mélancolie d’une chaconne d’Haendel, ces instrumentistes de
talent et en premier lieu les bois d’Héloïse Gaillard sont rejoints
par les voix irremplaçables de Patricia Petitbon, particulièrement
émouvante dans Mancini et de Stéphanie d’Oustrac, magnifique
dans le lamento de Didon ou dans la Médée de Clérambault. Plus
qu’une découverte, une confirmation donc.

Par Laurent Pfaadt

Florilège baroque, Ensemble Amarillis,
Evidence

Semiosis

La vie sur terre est devenue
impossible. Cinquante colons
embarquent donc à bord d’une
navette pendant 158 ans
direction la planète Pax, cette
nouvelle terre promise. Bien
décidés à ne pas reproduire les
erreurs de leurs ancêtres, les
colons ont fait de la paix et du
respect de l’environnement les
vertus cardinales de leur
nouvelle philosophie. La fureur
de la terre a laissé la place à la
contemplation de Pax. La confiance plutôt que la lutte.

Dans ce premier roman en tout point réussi, Sue Burke nous
embarque littéralement dans une histoire s’étalant sur un siècle et
plusieurs générations qui voit les humains domestiquer Pax mais
surtout respecter et composer avec cette flore recélant une forme
de vie intelligente à l’image du Stevland, ce bambou intelligent.
Dans cette ode à la nature – l’auteur reprend intelligemment les
derniers travaux sur la communication des arbres – Sue Burke
nous rappelle cruellement notre incurie contemporaine. Mais
surtout, elle force le lecteur à plus d’humilité. Non nous ne
sommes pas les maîtres de l’univers. Et oui, nous pouvons être
domestiqués. Dans cette humilité réside peut-être la clé de nos
maux actuels. En imaginant par le biais de la fiction l’avenir de la
race humaine, Semiosis n’est pas juste un roman, c’est une utopie.

Par Laurent Pfaadt

Sue Burke, Semiosis,
Chez Albin Michel Imaginaire, 440 p.

La Bible

Premier roman de l’écrivain
hongrois publié en 1967 et devenu
un classique en Allemagne et en
Hongrie, La Bible conte l’histoire
d’un enfant de cette nouvelle
aristocratie rouge tourmentant
une jeune servante paysanne.
Mais, dans ce monde d’hier
dominé par les communistes, le
jeune héros n’est que l’archétype
de cette nouvelle oligarchie
drapée dans sa supériorité de
classe et méprisant les symboles
de l’ancien monde dont cette
bible. La jeune servante n’est au fond que le réceptacle de cet
apprentissage du mépris dans lequel viennent résonner ceux de la
virilité et de la mesquinerie.

L’auteur montre avec subtilité que le rapport au pouvoir et son
emprise sur les êtres ne meure jamais. Seuls changent les
oripeaux de ce dernier où le globe de l’ancienne monarchie a été
remplacé par l’orange communiste. La Bible est également un
hymne magnifique aux humbles gens, fidèle à des valeurs
humaines en dépit de leur pauvreté, cette même pauvreté que les
communistes promettaient de faire disparaître. Et écrire cela dans
la Hongrie de 1967 était proprement révolutionnaire.

Par Laurent Pfaadt

Peter Nadas, La Bible,
Chez Phébus, 128 p.