Le signe des 4

Un ouvrage célèbre les grands
quatuors à cordes du 20
e siècle

Ils sonnent à nos oreilles comme
autant de mythes : Borodine,
Amadeus, Kronos, LaSalle, Berg.
Parfois, leurs noms sont plus
célèbres que leurs compositeurs
éponymes. Et pour cause. Dans
l’univers de la musique classique
et plus particulièrement dans
celui de la musique de chambre,
ils font office de légendes. Après
les grands violonistes, après avoir
célébré le soliste, le génie et l’individu, Jean-Michel Molkhou,
critique musical pour le magazine Diapason, évoque dans son
nouvel ouvrage, toujours aussi passionnant et exhaustif, ces
ensembles à cordes si particuliers où deux violons, un alto et un
violoncelle cohabitent ensemble pour ne devenir qu’un seul
instrument à seize cordes.

A mi-chemin entre la formation orchestrale dont il ne partage à
vrai dire que peu de valeurs et de caractéristiques et le récital d’un
seul, le quatuor à cordes, né à la fin du XVIIIe siècle et popularisé
par Mozart, Haydn ou Boccherini célèbre le sens du collectif. Ici
plus qu’ailleurs, l’individu s’efface au profit du groupe. Ici plus
qu’ailleurs on apprend à écouter l’autre, à jouer avec lui. Alors que
les grands primarius – nom donné au premier violon – tels que
Norbert Brainin (Amadeus) ou Robert Mann (Julliard) demeurent
à bien des égards les égaux des grands solistes dans le petit
monde fermé de la musique classique, ils restent néanmoins de
parfaits inconnus aux yeux du grand public car ils se sont mis au
service des autres. Dans leur préface, les membres du quatuor
Modigliani insistent d’ailleurs sur « l’écoute et le respect de l’autre.
Sans ces principes fondamentaux, il est presque impossible de jouer
ensemble durablement et de chercher un idéal musical commun »
.

Mais lorsqu’on a dit cela, on a presque rien dit. Car l’histoire des
quatuors à cordes regorgent d’exemples divers sur cette question
principale et sur la conception qu’ont leurs membres de leur
aventure commune. Derrière tout cela se dessine en réalité la
question de la démocratie. Véritable organisme vivant d’une
durée de vie en moyenne d’un demi-siècle et portant en lui les
tragédies et les joies humaines, le quatuor fonctionne tout aussi
bien avec l’omniprésence voire l’omnipotence d’un leader comme
dans la tradition russe ou régi par une stricte égalité entre ses
membres comme dans le quatuor allemand Artémis. Cultures
politique et musical semblent ainsi indissociables. Fusionnelles ou
détachées, il y a donc à la lecture du livre de Jean-Michel Molkhou
et de ces quelques 120 ensembles autant de conceptions que de
quatuors. Tout dépend de l’alchimie produite.

Les six heures de musique qui accompagnent comme à chaque fois
les ouvrages de la très belle collection les Grands Interprètes
permettent aux lecteurs de cheminer dans l’histoire de la musique
de chambre en compagnie de ceux qui se sont littéralement fait
les voix – tels les quatuors Beethoven et Taneïev pour
Chostakovitch ou Kolish et Berg pour la seconde école de Vienne
–  des grands créateurs du siècle passé. Outre les magnifiques
archives célébrant les légendaires quatuors Budapest, Busch ou
Beethoven, chacun trouvera son morceau favori. Du 14e quatuor à
cordes de Schubert, cette « Jeune fille et la mort » à ceux moins
connus de Weinberg en passant par le 12e quatuor « américain »
de Dvorak ou le quatuor en ut majeur dit « l’Empereur » de Haydn
qui servit de base à l’hymne allemand, chacun mesurera alors
pleinement qu’il est ici question de quelque chose qui va bien au-
delà de la simple musique.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Michel Molkhou, les grands quatuors à cordes du XXe siècle,
Buchet-Chastel, 474 p.

Un phénix culturel

Plongée dans Vienne, cette
ville qui n’a eu de cesse de se
réinventer

S’il fallait dessiner le portrait
de Vienne, il serait à la fois
baroque, romantique et
contemporain, art déco et expressionniste, névrosé et
exubérant, boulimique et
raffiné, intrigant et révolté.
Autant dire impossible à
restituer, à caractériser.

C’est pourtant le pari qu’ont tenté et il faut le dire devant la
beauté de l’ouvrage, réussi les trois auteurs de ce livre, Christian
Brandstätter, Andreas J. Hirsch et Hans-Michael Koetzle. Car on
ne se lasse pas de tourner les pages de cet ouvrage magnifique.
Encore et encore. Pour y découvrir tel détail qui nous aurait
échappé, telle information qui aurait glissé dans notre esprit déjà
assiégé. Chaque phrase, chaque photo de ce livre ressemblent à
ces innombrables ruelles et rues qui dessinent Vienne et son
histoire. Ville-musée, ville-monde, ville-humanité, à Vienne tout
est histoire. Histoire de l’Europe et du monde où civilisations,
empires et blocs se sont tantôt affrontés, tantôt enrichis. Histoire
des arts, de la musique, de la littérature. Histoire de la
gastronomie, du café, du vin. Toutes ces histoires mêlées dans un
maelström fascinant et ordonné, a fait de cette ville une cité
unique dont les multiples échos résonnent dans ce livre.

« Qu’est-ce qu’un littérateur de café ? Un homme qui le temps de
réfléchir au café à ce que les autres, dehors, ne vivent pas »
résume
ainsi un habitué des fameux cafés de Vienne. Evidemment, la ville
ne serait pas ce qu’elle est sans eux où, depuis 175 ans, on lit, on
refait le monde, on crée ou on se rencontre tout simplement pour
évoquer la famille de son voisin ou disputer une partie d’échecs.
L’ouvrage s’attarde ainsi sur ces institutions telles que le Demel ou
le Hawelka où il était possible de croiser les sommités littéraires.

Berceau artistique d’une pléiade de génies, de Mozart à Klimt en
passant par Beethoven, Mahler, Freud, Zweig, Karajan ou
Bernhard, ce portrait se nourrit également de ces photographies
d’artistes connus comme Edith Tudor-Hart, grand-tante de
l’écrivain Peter Stephan Jungk et espionne soviétique ou Emil
Mayer et de clichés anonymes, qui permettent, sur près de 175
ans, d’observer cette ville s’embellir, se transformer et respirer au
gré des atermoiements politiques et artistiques. Tous les styles
architecturaux s’y côtoient, se répondent. Mais Vienne c’est aussi
ses habitants, acteurs principaux et maîtres d’œuvre – bourgeois
comme ouvriers, artistes comme étudiants – de ce « laboratoire de
la modernité »
qu’elle restera à jamais. Car nos auteurs ont pris
bien soin de montrer que pour faire battre ce poumon artistique
et politique, il lui fallait du sang, un souffle que ces clichés si
touchants montrant l’insouciance d’une population prenant plaisir
aux joies du quotidien dans ces années 30 d’avant l’orage et de ces
manifestations contre le président Kurt Waldheim dans les
années 1980, restituent à merveille.

Au final, devant ce portrait complexe et paradoxal, la beauté de la
ville ne fait qu’éclater un peu plus et témoigne de la force d’une
culture qui a su être, tout en maintenant ses traditions, à la fois un
port pour les artistes et intellectuels avant-gardistes mais
également une forteresse dissuadant la folie architecturale des
grands totalitarismes du 20e siècle.

Par Laurent Pfaadt

Christian Brandstätter, Andreas J. Hirsch, Hans-Michael Koetzle, Vienne, Portrait d’une ville,
Editions TASCHEN, 532 p.

https://www.taschen.com/pages/fr/catalogue/photography/all/05323/facts.vienne_portrait_dune_ville.htm

Affluents de papier

Matthew Neill Null ©Melania Avanzato/Opale

L’écrivain
américain
Matthew Neill
Null est de retour
avec une série de
nouvelles
éblouissantes

C’est la petite
merveille
étrangère de cette
rentrée littéraire.
Neuf nouvelles pour arpenter la nature sauvage et préservée des
Appalaches. Après Le Miel du lion (Albin Michel, 2017), Matthew
Neill Null revient avec ces nouvelles où l’on retrouve ses matrices
littéraires taillées comme des grumes dans son roman précédent
et surtout cette langue si imagée, si parfaitement sculptée dans
ces rochers inaltérables, dans ces troncs d’arbres qui craquent ou
dans cette rivière qui tantôt « s’était soulevée dans un gémissement
d’accouchement avant de se fragmenter »
tantôt « montrait les dents ».
On lit et relit ces nouvelles, encore et encore, jusqu’à l’ivresse
comme un bourbon qui, jamais, ne donne mal à la tête. Ça sent la
sueur des hommes, l’humus, le sang, l’alcool chèrement gagné. La
vie semble passer sans distinction des animaux aux hommes puis
aux plantes pour ne former qu’un tout, celui d’une nature
redevenue primitive où l’amour, l’amitié mais également la
violence et la mort se mêlent indistinctement dans un malström
épique plein de grâce tel ces tourbillons qui emportent les troncs
vers les rapides et charrient les corps. A la violence des hommes
répond celle, incommensurable de son environnement et pousse
ces derniers en même temps que les lecteurs à l’humilité, au
respect.

Evidemment, la beauté de ces nouvelles qui sont autant
d’affluents se rejoignant dans ce fleuve naissant que constitue
cette œuvre littéraire en construction, tient aussi à sa dimension
nostalgique car elle offre de contempler ces endroits tels qu’ils
existaient avant l’action mortifère des hommes. Parlerons-nous
un jour de génocide environnemental opéré par cette société
contemporaine qui a transformé ces rivières en déversoirs à
poisons et a rasé ces forêts millénaires ? Peut-être bien. Car à y
regarder de plus près, ces lignes qui rappellent London pour la
beauté des paysages et Steinbeck pour cette relation des hommes
avec leur environnement et ce travail de forçats qu’ils y menèrent
nous embarquent dans un monde révolu, celui d’un rapport de
force entre l’homme et la nature à l’avantage de cette dernière et
qui s’est inversé depuis. Null montre dans chacune de ses
nouvelles que cette inversion est contre-nature. On a l’impression
de revivre le génocide indien. Après avoir éradiqué les peuples,
voilà que l’homme, sous couvert du progrès, annihile son propre
environnement sans savoir – ou plutôt à l’image de Sarsen, le
héros de la très belle nouvelle La lente bascule du temps, qui ne le
sait que trop bien – jusqu’où cette folie le mènera. Car à y
regarder de plus près, Matthew Neill Null, en écrivant sur cette
nature puissante et grandiose, ne fait que parler de ces hommes
trop orgueilleux pour ne pas avouer leurs défaites et trop
aveugles pour constater leurs impuissances.

Matthew Neill Null, l’un des prodiges de la littérature américaine,
parti sur les traces appalachiennes de ses brillants aînés Ron Rash
et Taylor Brown, n’a plus rien à envier à ces derniers. Sa voix qui
court sur les lignes des crêtes, désormais mêlée à celles des
draveurs, des commis-voyageurs et des anciens Cherokees, est
partie pour résonner longtemps.

Par Laurent Pfaadt

Matthew Neill Null, Allegheny River,
Terres d’Amérique Albin Michel 288 p.

La malice de Goya

Le musée des Beaux-Arts d’Agen
rend un vibrant
hommage à
Francisco de Goya

Il y a de la
revanche dans l’air.
Celle d’un peintre voué aux gémonies par l’Inquisition pour sa
toile des Majas et qui s’expose dans un couvent. Certes, celui-ci a
été, depuis longtemps, désacralisé. Mais le symbole en dit long sur
la force de l’art. Car avec Francisco de Goya (1746-1828), tout est
histoire de force et de puissance. A coup de pinceau. A coup de
message envoyé.

Le musée des Beaux-Arts d’Agen l’a bien compris et a décidé
d’organiser, d’expliquer, sans pour autant canaliser cette force à
travers une judicieuse scénographie qui fait passer le visiteur dans
des espaces successifs qui sont autant de temples artistiques
dialoguant en permanence. Le visiteur va ainsi de l’un à l’autre puis
revient sur ses pas pour confronter ses sentiments, ses ressentis,
ses connaissances. Il les déconstruit, les conforte ou les
redécouvre. Comme un coup de pinceau qui brouille un visage
pour le rendre, lorsqu’on s’éloigne, plus net.

Basée sur la collection du comte de Chaudordy, ambassadeur de
France en Espagne et agenais, l’exposition permet ainsi
d’apprécier les différentes dimensions artistiques de Goya : le
portraitiste, le paysagiste, le peintre de scènes historiques ou de la
vie quotidienne. Tout le monde a en tête les portraits équestres du
roi Ferdinand VII ou la junte des Philippines. Ici, les toiles
convoquées ne sont pas monumentales. Elles viennent de
Budapest, de la BNF pour ces magnifiques eaux-fortes
notamment cette première édition du sommeil de la raison ou
encore de collections particulières dont le très beau Sauvages près
d’un feu
et montrent le travail minutieux et attentif du maître. Là,
une eau-forte permet de mesurer le traitement si spécial de la
lumière. Ici encore ces portraits libérés du néo-classicisme d’un
Ingres ou d’un Bayeu y Subias, son maître devenu son rival, avec
ces visages transformés en trognes qui font entrer Goya de plein
fouet dans la modernité avec un demi-siècle d’avance.

L’exposition d’Agen nous rappelle également que Goya fut celui
qui matérialisa, immortalisa au début du 19e siècle cette sale
guerre napoléonienne promise à un sinistre avenir. Et même si le 3
de Mayo
n’est pas là, la scène avec bandits tirée de son atelier nous
rappelle aisément que la peinture se veut aussi avec lui
propagande d’un humanisme qui transcende les époques et les
continents.

Loin d’être isolé, Goya entraîna avec lui toute une génération de
peintres espagnols qui allaient se réclamer de lui. Ainsi
l’exposition convoquent Eugenio Velázquez et ses garrots de Lille
et d’Agen mais également Asensio Julia et Alenza y Nieto qui
poursuivirent avec talent la tradition des Majas pour montrer
combien fut durable l’influence de ce peintre qui côtoie
aujourd’hui au panthéon de l’humanité Picasso, Rubens ou
Velázquez. Au Prado, à quelques encablures des Ménines, hommes
d’Eglise viennent aujourd’hui admirer la Maja nue. Elle semble rire
de l’énième revanche que son génial créateur, ici comme à Agen,
vient de prendre sur eux.

Par Laurent Pfaadt

Goya, génie d’avant-garde, le maître et son école,
Musée des Beaux-Arts d’Agen,
jusqu’au 10 février 2020

Brahms, opus 116, 117, 118

On ne présente
plus Hortense
Cartier-Bresson.
Elève du
légendaire György
Sebők, nourrie à la
musique hongroise
– elle a d’ailleurs
signé un
enregistrement de
référence de
l’œuvre pour piano
de Bartók – la
pianiste reconnaît
que Brahms a été pour elle une véritable langue maternelle. Et
avec ce nouveau disque, il faut bien convenir que cette dernière
continue de lui chuchoter de la plus belle des manières.

Avec son toucher si sensible débarrassé de l’académisme
métronomique du grand Kempff, Hortense Cartier-Bresson nous
fait entrer dans l’intimité d’un Brahms parvenu au soir de sa vie.
Ses intermezzos sont tendres, doux. Les capriccios joyeux. Nulle
trace de mélancolie, de regret, d’amertume. On sent sous les
doigts de la pianiste un Brahms heureux d’avoir vécu. A chaque
note jouée, le piano de Cartier-Bresson raconte une histoire. Cela
tombe bien, celles de Brahms sont magnifiques.

Hortense Cartier-Bresson sera en concert au théâtre Ranelagh
le 25 février 2020.

Par Laurent Pfaadt

Hortense Cartier-Bresson, Brahms, opus 116, 117, 118,
Chez Aparté

Derrière les lignes ennemies, une espionne juive dans l’Allemagne nazie

Comment une jeune infirmière
juive de Lorraine se mue en une
espionne implacable
récipiendaire de la médaille
militaire ? C’est tout le mystère
de la vie de Marthe Cohn, cette
femme ordinaire devenue une
héroïne extraordinaire et que
l’Histoire a mis plus de soixante-
dix ans à faire ressurgir.

Dans ses mémoires
passionnantes, le lecteur perçoit
ainsi lentement, au gré des
événements, la lente mutation de Marthe Cohn. Politisée dès son
plus jeune âge après un soupçon de rébellion qui ne demandait
qu’à éclore, Marthe Cohn est témoin de la défaite de 40, de
l’occupation, de la traque et la déportation des juifs notamment au
camp des Milles à Aix-en-Provence. En janvier 1945, parlant
parfaitement allemand, elle intègre les commandos d’Afrique qui
tentent de reprendre le sud de l’Alsace aux Allemands. Elle
s’infiltre alors derrière les lignes ennemies et risque mille fois la
mort. Mais au final, elle donnera de précieuses informations qui
permettront aux Alliés de prendre la région. Ces lignes résonnent
comme une merveilleuse leçon de courage.

Par Laurent Pfaadt

Marthe Cohn,
Derrière les lignes ennemies, une espionne juive dans l’Allemagne nazie,
coll. Texto, Tallandier, 344 p.