L.A. Bibliothèque

Tandis que, de l’autre côté de la
planète, en URSS, le monde
assiste, horrifié, à la plus grande
catastrophe nucléaire de son
histoire, un demi-million de livres
partent en fumée le 29 avril 1986.
Revenant sur cet épisode oublié,
la journaliste du New Yorker,
Susan Orlean offre une
formidable réflexion sur le rôle et
la place des bibliothèques dans
nos vies.

Très vite, l’enquête laisse la place à une réflexion plus globale sur
ces épicentres de la connaissance que constituent les
bibliothèques. Le suspect de cet incendie, minable mythomane,
est très vite relégué dans les réserves du récit pour laisser place à
Aldous Huxley, Ray Bradbury, un tueur en série empruntant
quelques livres ou des trafiquants de drogue venus remplir leur
déclaration d’impôts mais surtout à ces innombrables agents qui,
des départements d’histoire ou des cartes, de la médiation jeune
public à l’aide sociale, nous parlent de leurs métiers. Car y
regarder de plus près, L.A. Bibliothèque est une véritable
déclaration d’amour aux livres, à la lecture et à ceux qui, chaque
jour, rende cette dernière possible.

Par Laurent Pfaadt

Susan Orlean, L.A. Bibliothèque,
Editions du Sous-Sol, 359 p.

L’Empreinte

Sans savoir pourquoi, dès l’incipit, dès la citation de Truman
Capote, ce livre vous prend aux tripes. Quelque chose va se
passer. Quelque de terrible. Quelque chose d’inattendu. Il y a
certes le meurtre du petit Jeremy en quelques minutes. La vie
volée d’un enfant en un instant. Pourquoi ? Qui l’a permis ? Mais
l’incroyable récit qui s’ouvre à cet instant précis ne fait
qu’accroître ce sentiment, celui d’une vérité qui ne veut se révéler
complètement, et qui chemine entre la vie du meurtrier et celle de
la narratrice dont l’histoire familiale va conduire cette dernière
devant la porte de cette maison, le 7 février 1992.

L’écriture puissante d’Alexandra Marzano-Lesnevich plonge
jusque dans les racines du mal pour comprendre. Jusqu’au
moment où des ténèbres jaillit une lumière. Est-on réellement
maître de notre destin ? Peut-être pas finalement. Personne ne
sortira indemne de cette lecture récompensée par le Prix du livre
étranger 2019 France Inter / JDD.

Par Laurent Pfaadt

Alexandra Marzano-Lesnevich, L’Empreinte,
10/18, 456 p.

Réflexions sur la question antisémite

Après les actes antisémites abjects
touchant des cimetières juifs
alsaciens, relire l’ouvrage du rabbin
Delphine Horvilleur tient lieu de
nécessité. Elle livre ainsi ses
réflexions sur ce poison qui, en
dépit des horreurs passées ou
présentes, demeure toujours aussi
vivace. Revenant aux sources
bibliques de ce mal pour mieux
l’expliquer, Delphine Horvilleur
rappelle que l’antisémitisme n’est
pas le problème des juifs mais bel et
bien celui des antisémites.

Tout en mettant en garde contre les tentations victimaires, elle
convoque la littérature antisémite de l’entre deux-guerres ou la
psychologie pour décrypter cette haine des juifs. Elle effectue
ainsi un intéressant parallèle entre montée de l’antisémitisme et
émancipation de la femme. Le juif est accusé d’être celui qui
empêche le tout, qui compromet l’unicité d’un groupe, d’une
nation. On comprend alors, à la lecture de cet essai brillant que le
juif est une sorte de vigie de notre société et s’en prendre à lui
revient, d’une certaine manière, à entamer notre cohésion
nationale.

Par Laurent Pfaadt

Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite,
Le Livre de Poche, 168 p.

Pour un christianisme intempestif

Quelle place pour le
christianisme au 21e siècle ? A
cette question, l’académicien
Michael Edwards tente
d’apporter un début de réponse
dans cet essai brillant qui tient
lieu, aussi bien de traité
philosophique que d’exégèse
biblique. L’auteur de Bible et
Poésie
(2016) en appelle ainsi à
reconsidérer le christianisme
non pas comme une doctrine ou
une somme de préceptes mais
bien plus comme une expérience
sensorielle où la foi par exemple doit être un savoir, celui qui
étymologiquement renvoie à cet état de l’esprit qui sait.

Chacun doit, en dehors de toute considération religieuse, c’est-à-
dire d’obéissance à un certain nombre de dogmes, revenir au
message premier de la Bible et des Evangiles pour reconstruire sa
relation personnelle avec Dieu. Chacun doit apprendre à «
délaïciser » son rapport à la religion, en renonçant à demander à
Dieu de devoir se justifier, de devoir offrir des preuves de son
existence et à vouloir rationaliser son  message. C’est, selon
Michael Edwards, l’unique voie pour redonner une pertinence au
message du Christ et permettre aux hommes, en ces temps
d’inquiétude, de retrouver un sens à leurs vies.

Par Laurent Pfaadt

Michael Edwards, Pour un christianisme intempestif,
Editions de Fallois, 180 p.

Résistances de bureau

L’historienne Valérie Portheret
raconte l’incroyable sauvetage
des enfants juifs de Vénissieux

Le 18 avril 1942, le retour imposé
par l’Allemagne de Pierre Laval à la
tête du gouvernement français
accéléra la traque et l’arrestation
des juifs de France. Cette politique
dont le paroxysme fut atteint avec
la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17
juillet 1942 concerna la zone
occupée mais également la zone
libre. En Rhône-Alpes, les services
de police procédèrent ainsi à de nombreuses arrestations, en
particulier des juifs étrangers.

Alors qu’une rafle de ces derniers se prépare pour la fin d’août
1942, une poignée d’hommes et de femmes pétris d’humanisme
se font une promesse : sauver un maximum de monde et en
particulier les enfants, promesse adressée en guise de menace aux
collaborateurs de Vichy : « Vous n’aurez pas les enfants ». Hommes
d’église, catholiques – notamment l’abbé Glasberg, juif converti et
polyglotte et le jésuite Pierre Chaillet sous l’autorité du primat
des Gaules, le cardinal Gerlier – et protestants regroupés dans
l’association interconfessionnelle de l’Amitié chrétienne, femmes
intrépides telles la jeune Lili Tager ou la secrétaire générale de la
Cimade, Madeleine Barot, médecins complaisants et espions
infiltrés au sein de l’appareil d’Etat comme Gilbert Lesage, chef du
service social des étrangers de Vichy, vont alors s’activer.

L’écho de cette promesse, de ces cris d’espoir ont traversé, tel un
souffle puissant, tout le vingtième siècle avant d’entrer, voilà près
de vingt-cinq ans, dans l’oreille d’une jeune étudiante en histoire,
Valérie Portheret après sa rencontre avec Serge Klarsfled qui
signe, en compagnie de Boris Cyrulnik, cet autre enfant juif tiré
des griffes de l’Holocauste, les préfaces de l’ouvrage. La quête
qu’elle mena durant toutes ces années pour retrouver ces enfants
et qui l’amena au-delà de la simple recherche historique « sans
savoir que cette histoire absorberait une grande partie de ma vie »

aboutit à une thèse et à ce livre magnifique.

Retraçant le parcours de quelques-uns de ces enfants dont la
magnifique Rachel, cette jeune fille au violon dont la ressemblance
avec Anne Frank est proprement troublante, et de leurs parents
qu’il fallut convaincre d’abandonner leur autorité parentale,
Valérie Portheret signe un livre qui se lit comme un thriller.
Pendant ces quatre jours – du 26 au 29 août 1942 – ceux que
l’auteur appelle « les sauveteurs », ces conspirateurs de
l’humanité, vont œuvrer à coup de procédures administratives –
cette résistance de bureau – de kidnappings ou d’arnaques en tout
genre, pour extirper ces enfants des trains de la mort. Dans le
huis-clos du camp de Vénissieux où ont été internés plus de mille
juifs, Valérie Portheret tend son récit lorsqu’il s’agit de sauver tel
enfant, sortir tel autre du camp, mettre tel autre dans le car qui
doit l’emmener dans ces familles d’accueil complices. Encore un,
puis un autre avant que les sbires de Vichy ne viennent siffler la fin
de la partie en envoyant les parents vers leur funeste destination
et en ordonnant la traque de ces enfants évadés. Au final, ces
hommes et ces femmes de bien sauvèrent 108 enfants que
l’auteur rencontra en grande majorité et dont les souvenirs
tissèrent la toile de fond de ce livre poignant.

A la lecture de cet ouvrage palpitant, on ne peut que souligner
l’incroyable travail de l’historienne qui a fait de cette quête
incroyable un livre admirable qui ne doit pas tomber dans l’oubli
mais bien au contraire, offrir aux jeunes générations, matière à
s’interroger sur ce devoir de solidarité aujourd’hui méprisé. Que
cette promesse littéraire devienne une promesse éthique.

Par Laurent Pfaadt

Valérie Portheret, Vous n’aurez pas les enfants,
XO Editions, 234 p.

La guerre de Troie aura bien lieu

Un seul ouvrage réunissant les
récits homériques.
Toute une odyssée.

Qui n’a pas, enfant, après avoir lu
L’Iliade ou L’Odyssée, rêvé
d’endosser les armures d’Achille
ou d’Ulysse pour répéter les
exploits des héros ? Qui n’a pas,
devenu adulte, frémi devant les
vers du barde le plus célèbre de
l’histoire et rêvé de déclamer «
Laissons le passé être le passé »
ou
« De sa tête elle fit descendre ses
cheveux en boucles, pareils à la fleur de jacinthe »
?

De ces deux recueils de vers, il en est bien entendu question dans
Tout Homère qui combine une nouvelle traduction de L’Iliade signée
Pierre Judet de La Combe qui véritablement sublime le lyrisme
inhérent à l’œuvre et la version mythique – si j’ose dire – de
L’Odyssée de Victor Bérard. Mais l’ouvrage contient un trésor
autrement plus important que celui de Troie : tous ces textes
ignorés d’Homère ou que la tradition lui rattache et qui apportent
des éclairages complémentaires à ceux déjà connus. Ainsi, les vies
d’Homère avec ces épisodes qu’enfant, nous avons imaginé
comme le combat de Penthésilée, reine des Amazones et d’Achille,
prennent ici vie. A l’image de la tapisserie de Pénélope se
déroulant lentement sous nos yeux, le récit libère ces épisodes et
ces vers qui le rendent, au fur et à mesure, plus net.

A la différence de la seule lecture de L’Iliade ou de L’Odyssée, Tout
Homère
est l’archétype même du livre du livre de chevet. On y
entre à n’importe quelle page, dans les deux poèmes bien entendu
pour apprécier leur force, mais également dans le lexique pour
raconter à son fils, l’histoire de tel personnage de la guerre de
Troie ou de tel mythe. Tout Homère est à la fois un traité de
philosophie, un recueil de poésies, un livre d’histoire ou un roman
d’heroic-fantasy. D’ailleurs Hélène Monsacré qui a coordonné ce
travail colossal ne dit pas autre chose : « pourquoi lire dans l’ordre ?
Pourquoi vouloir des débuts et des fins ? »

Mais alors pourquoi lire Homère ? Pourquoi est-il, près de 2800
ans après sa codification, toujours aussi moderne, toujours aussi
attractif ? Parce que les idées et les valeurs qu’il véhicule comme
la fidélité ou l’accueil de l’étranger demeurent toujours aussi
prégnantes de nos jours. Les diverses crises et conflits que
l’humanité a vécu viennent ainsi nous rappeler l’actualité de ce
qu’Homère a sublimé et a inscrit dans le marbre des civilisations
et qui, en se replongeant dans ce volume, doit nous permettre, en
ces temps agités, de replacer aux frontons de nos sociétés. Car, à y
regarder de plus près, Tout Homère serait un peu une Bible laïque,
éthique qui devrait guider nos actions, offrir à nous humains, des
préceptes de vie. La pérennité des mythes d’Homère tient donc
aux paraboles qu’il a introduit, car comme le rappelle Heinz
Wismann, le grand philosophe franco-allemand, dans sa postface,
« lire Homère nous incite à nous interroger sur le rapport qui existe
entre mythe, mythologie et philosophie »

Avec cet ouvrage, les Belles Lettres, formidable mausolée
littéraire et indispensable passeur des auteurs antiques qui ont
forgé nos sociétés modernes, closent leur centenaire avec celui
qui les a tous inspiré, avec celui qui continue de nous inspirer.

Par Laurent Pfaadt

Tout Homère, sous la direction d’Hélène Monsacré,
Albin Michel/Les Belles Lettres, 1296 p.

Epîtres aux musiciens

Paul Lewis

Les pianistes Paul
Badura-Skoda et
Paul Lewis
rendent hommage
à Beethoven

Avec ses
symphonies,
l’œuvre pour piano
constitue
assurément le legs
musical le plus
important de
Ludwig van
Beethoven à
l’humanité. Et en ce début d’année anniversaire du génie de Bonn,
il était impossible de ne pas commencer par l’instrument-roi.
Parmi les nombreux enregistrements et rééditions qui
accompagnent cet anniversaire, l’intégrale des sonates par le
pianiste autrichien Paul Badura-Skoda, disparu en septembre
dernier, mérite assurément le détour.

Ancien élève du grand Edwin Fischer, Paul Badura-Skoda
personnifia avec Alfred Brendel et Friedrich Gulda le classicisme
viennois. Dès lors, son interprétation pourrait paraître convenue
voire ennuyeuse. Mais à l’écoute de ces sonates, c’est tout le
contraire qui se produit car l’alchimie produite entre le style
Badura-Skoda et les pianofortes utilisés, en particulier ce Conrad
Graf de 1824, transcende véritablement les œuvres jouées. Le
toucher est aérien, félin. On a la sensation incroyable de se
retrouver dans les salons du comte von Sonnenfels ou de
l’archiduc Rodolphe avec un Beethoven au piano. Les sonorités
dégagées se rapprochent souvent, notamment dans les 4e et 8e
sonates, du clavecin. Celles-ci témoignent ainsi d’une vivacité et
d’une vélocité qui ne versent jamais dans l’excès ou la lourdeur.
Sous les doigts du pianiste autrichien, les Adieux sont solennels, la
Waldstein et l’Appassionata deviennent dantesques notamment
dans l’incroyable final de cette dernière. Avec la Clair de lune,
Badura-Skoda et son Anton Walter de 1790 font entrer la
musique dans une autre dimension qui va bien au-delà de la
musique.

Paul Badura-Skoda appartenait encore à cette génération de
pianistes qui n’avaient pas besoin de « briser » le piano pour laisser
éclater leurs génies. D’ailleurs, en parlant de « briser le piano », il
faut s’arrêter sur l’Hammerklavier, cet Everest beethovien. Ici, le
pianoforte de Badura-Skoda brille par son intensité dramatique.
La sonate n’est pas attaquée au marteau-pilon mais au stylet qui,
en gravant les notes, libère une pluie de couleurs et une
expressivité magnifique même si Badura-Skoda estimait qu’aucun
pianiste ne pouvait donner la plénitude contenue dans cette
sonate.

Le pianiste britannique Paul Lewis, a choisi quant à lui de rester
campé avec son Steinway dans le 20e siècle. Ses interprétations
enregistrées voilà une dizaine d’années n’en sont pas moins
appréciables, certes différentes de Badura-Skoda mais
proprement stupéfiantes. Avec un lyrisme qu’il n’est plus
nécessaire de démontrer, Paul Lewis exalte les contrastes
musicaux du piano beethovénien, aussi bien dans la sonate que
dans le concerto, bien aidé par un orchestre très à l’écoute dirigé
par le regretté Jiri Belohlavek. Dans la palette musicale de Lewis
se côtoient brillance et pastel. Ses variations Diabelli menées à un
rythme enlevé sont puissantes, tonitruantes. Ses sonates laissent
rarement l’auditeur se remettre de ses émotions, en particulier
dans cette Tempête où la violence de l’orage musical qu’il déploie
tranche avec la douceur d’un allegretto proche de l’intime. En
peinture, le pianiste serait à la fois Poussin et Rubens, tantôt
accentuant son effort sur le trait, tantôt privilégiant la couleur de
son interprétation.

Ces deux interprétations qui offrent un étonnant contraste entre
classicisme et modernité montrent l’extraordinaire modernité du
piano de Beethoven ainsi que l’universalisme de sa composition
que transcendent, chacun à leur manière, ces deux interprètes magnifiques.

Par Laurent Pfaadt

Paul Badura-Skoda, Ludwig van Beethoven, intégrale des sonates pour piano sur instruments d’époque, 9 CD,
Arcana

Paul Lewis, Beethoven: Complete Piano Sonatas & Concertos, Diabelli Variations, BBC Symphony Orchestra, Jiri Belohlavek, 14 CD,
Harmonia Mundi

Sarabande pour un chef d’œuvre

A la découverte
des secrets de
fabrication de
Barry Lyndon.
Magnifique

Quarante-cinq ans
après sa sortie,
Barry Lyndon reste
toujours aussi
fascinant. La
preuve avec le
merveilleux
ouvrage que les
éditions TASCHEN lui consacrent après avoir publié, il y a
quelques années, les archives Kubrick.

Barry Lyndon est d’abord l’adaptation d’un roman de William
Thackeray, les Mémoires de Barry Lyndon (1844). Après avoir
imposé son nom et son style avec des films cultes comme 2001,
l’Odyssée de l’espace
(1968) et Orange mécanique (1971), Stanley
Kubrick s’attaqua en 1975 au roman historique pour mettre en
scène les aventures de cet intrigant. Le réalisateur connu pour son
exigence et en même temps pour son inventivité souhaitait
absolument coller au réalisme du XVIIIe siècle – il fit une entorse
en utilisant le trio de Schubert composé en 1814 – et mit un soin
tout particulier à ce que le scénario ne déborde pas le cadre défini.
« Le scénariste a tendance à vouloir se montrer créatif trop vite »
assurait-il dans l’entretien qu’il donna à Michel Ciment et que
l’ouvrage reproduit en même temps que plusieurs planches du
scénario annotée de la main du cinéaste

L’ouvrage nous fait alors entrer dans le laboratoire du film et ce
qu’il nous révèle est absolument fascinant. De la réalisation des
costumes à l’utilisation de décors naturels, les passages sur la
photographie de John Alcott qui reçut pour ce film l’un des quatre
Oscars sont, de loin, les plus intéressants. Tout en écornant le
mythe d’une lumière naturelle qu’il n’était pas possible, à cette
époque, de rendre intacte sans apports artificiels, Barry Lyndon
demeure l’un des plus beaux films d’intérieur avec cet éclairage à
la chandelle qui lui donne des airs de tableaux vivants. « Je ne
pouvais pratiquement pas bouger sinon je devenais floue »
se souvint
Marisa Berenson qui interprète Lady Lyndon. Le livre montre ainsi
comment Kubrick obtint cette incroyable patine en utilisant des
objectifs Zeiss récupérés de la NASA et bricolés par ses
techniciens.

Porté par la merveilleuse Sarabande d’Haendel ainsi que
l’incroyable trio de Schubert dans la scène de la séduction de Lady
Lyndon, la musique, en remplaçant certains dialogues, accentue la
dramaturgie de l’histoire. Au final,  Barry Lyndon, cette histoire si
moderne de ce personnage mi-héros, mi-crapule, n’a,
esthétiquement et philosophiquement, pas pris une ride.

Par Laurent Pfaadt

Alison Castle, Stanley Kubrick, Barry Lyndon,
Coffret livre & DVD, TASCHEN.

Pour aller plus loin : Alison Castle,
Les Archives Stanley Kubrick,
TASCHEN, 544 p.

Eschyle aux enfer

Camp de Mauthausen ©Bundesarchiv

Le grand dramaturge grec
Iakovos Kambanellis raconte sa
déportation à Mauthausen.
Inoubliable.

Les grands livres, ceux qui
demeurent en vous toute votre
vie, laissent toujoursquelques
images. Parfois une seule. Un
enfant tétant le sang de sa mère
juive italienne. Un homme
brandissant le bras au milieu d’un
charnier sans que l’on sache s’il
s’agit d’un acte de survie, de
résistance ou les deux à la fois.
Des cadavres dont on fait le revêtement des routes. Des pendus
avec du fil de fer barbelé. « La mythologie de la cruauté à
Mauthausen comportait une foule de monstres »
écrit Iakovos
Kambanellis. Les mots de ce dernier marquent au fer rouge. Ils
manquent à traduire ce que l’on ressent en les lisant tellement ils
vous écrasent. On ralentit la lecture, foudroyé par la puissance du
texte ou décontenancé lorsque l’horreur cède à l’absurde, comme
avec ce détenu fondant en larmes au moment de quitter le camp
parce qu’il n’a rien à ramener à sa femme et à ses enfants.

Mauthausen est le récit de la déportation de Iakovos Kambanellis
(1922-2011) qui deviendra le plus grand dramaturge grec. Publié
initialement en 1963 puis remanié en 1995, il raconte la
douloureuse expérience des camps de concentration nazis du
point de vue d’un jeune étudiant grec devenu le représentant de
ses compatriotes à la libération du camp. Sa construction
narrative qui oscille en permanence entre les semaines qui
suivirent la libération du camp en mai 1945 et les quelques dix-
huit mois de captivité de l’auteur permet de mettre en miroir,
l’asservissement et la liberté mais surtout les vivants et les morts
où on se demande parfois de quel côté du miroir sont les uns et les
autres.

Bien évidemment, comme dans de nombreux récits
concentrationnaires, on y retrouve cette quête omniprésente du
sens, de celui que l’on donne à sa vie lorsque vous n’êtes plus qu’un
objet, qu’une chose.  Cette quête qui vous rend fou si bien qu’il
faut abandonner toute logique si vous voulez survivre ou comme
le dit un prisonnier espagnol «mettre une croute de folie autour du
cerveau »
. Cependant Kambanellis montre que la fin du supplice ne
signifie pas le recouvrement de son identité. Car le monde, sur le
point de basculer dans la guerre froide, a changé et laisse les
déportés, d’une autre manière, hors du temps sans savoir qui ils
sont.

Mais Mauthausen n’est pas qu’un chant funèbre. C’est aussi un
livre plein d’amour où les regards entre les hommes et les femmes
à travers la clôture électrifiée est, chaque dimanche, une victoire
contre la mort. Cet amour notamment celui qui né entre Iakovos
et Yannina et traverse tout le livre, ne fut jamais vaincu. Tel un
fleuve enfermé si longtemps dans la souffrance, et qui se met
lentement, à coups de vengeance et de lutte contre ses démons, à
briser la glace qui le retenait prisonnier durant cet hiver sans fin.

N’en doutons pas, Mauthausen est avant tout un livre plein
d’espoir. De la vie face à la mort. De la force de l’homme face à la
barbarie. Après l’Auschwitz de Primo Levi et le Buchenwald d’Imre
Kertesz, il convient d’ajouter aux monuments de la littérature des
camps, ce Mauthausen de Iakovos Kambanellis. Comme avec les
deux premiers, on ne sort pas indemne d’une telle lecture. « Aucun
mortel ne traverse intact sa vie sans payer »
écrivit Eschyle dans les
Choéphores
. A n’en point douter, Iakovos Kambanellis, paya la
sienne avec ce livre inoubliable qui ne laissera pas notre vie
intacte.

Par Laurent Pfaadt

Iakovos Kambanellis, Mauthausen,
Chez Albin Michel, 384 p.