A vue

C’est à leur façon, énergique, tendre, déterminée et originale que
Brigitte Seth et Roser Montllo Guberna  attaquent ce problème
du  » genre  » dont on fait état ces derniers temps. Un sujet
complexe et délicat qu’elles abordent avec leur humour et leur
talent habituels, mettant en évidence la  » parole  » du corps pour
mettre en doute ce que l’on appelle  » l’identité « .

Alors sur des textes de Jean-Luc A. d’Asciano, avec costumes,
perruques à l’appui, on les verra, elles, et Sylvain Dufour, le
complice qu’elles se sont adjoint pour cette prestation,  jouer la
masculinité aussi bien que la féminité, mettre en scène des
situations provocantes et toujours significatives de ce que
rencontrent nombre de personnes à qui justement on demande de
justifier de leur identité, de leur genre. Cela au cours de
démarches administratives, répétitives et souvent humiliantes,
vouées à des fins de non-revoir.

Brigitte s’y entend pour mimer ces situations, les rendant risibles
par la légèreté  qu’ elle met à reproduire ces scènes qui
deviennent paradoxalement aussi poignantes que burlesques.

De nombreuse lignes tracées au sol figurent ces barrières qu’on
dresse entre les gens et qu’il n’est pas facile de franchir. Elles
délimitent le monde presque kafkaien dans lequel sont plongés
demandeurs d’emploi, d’asile et bien d’autres en quête d’une
reconnaissance qui leur est trop systématiquement refusée.

Alors  » assez…assez…place à la vie  » proclame Brigitte, pendant
que Roser danse de toute son énergie sur  le tabouret qu’elle a élu
pendant presque toute la durée du spectacle comme lieu de ses
arabesques dansées et qu’évolue, à leur côté Sylvain Dufour,
tantôt habillée en femme, tantôt en tenue de svelte jeune homme.
Leur complicité ne fait aucun doute et nous met sous les yeux la
vitalité, la beauté des corps, le triomphe de la résistance aux idées
reçues l’audace de le montrer sans vergogne.

Marie-Françoise Grislin

C’était le 10 mars à Pole Sud
par la Cie « Toujours après minuit « 

Liberté à Brême

Cette pièce créée en 1971 au Theater Bremen remet en cause la
société patriarcale qu’on ne cesse  actuellement de vilipender
sans réussir à l’éradiquer. Une société qui montre la femme
soumise, la femme au foyer et nie l’égalité homme-femme qu’il
s’agisse des capacités intellectuelles ou de celles du management.
L’héroïne, Geesche est d’abord celle qui subit, reçoit des coups, est
sans arrêt humiliée par son mari mais qui bientôt rebondit,
froidement, avec détermination et une bonne dose de malignité
pour devenir celle qui décide de sa vie en supprimant l’homme –
obstacle qui se dresse devant elle.

L’un après l’autre, sans autre forme de procès, elle fait disparaître
ces compagnons successifs qui ne s’attachent à elle que pour
mieux l’exploiter. Très calmement, elle leur offre un petit café
empoisonné. Alors, oui meurtrière, mais aussi justicière, quand
bien même elle procède à ces actes sous le regard de Dieu. Après
tout, il doit selon les dires savoir pardonner et accueillir dans son
royaume ceux qu’elle lui envoie accompagnés du cantique qu’elle
chantonne et qui leur promet l’éternité, la paix et la félicité ! Ce
qui ne manque pas d’ironie.

Nous nous surprenons, nous aussi, à pardonner ou du moins à
comprendre cette femme qui agit au nom de sa liberté car les
coups reçus, le mépris dont elle est l’objet ne peuvent rester sans
réponse même si celle-ci est aussi radicale que l’élimination pure
et simple  du responsable.

C’est une belle pièce, très finement mise en scène par Cédric
Gourmelon, interprétée par des comédiens qui investissent leur
rôle avec conviction. Qui d’autre que Valérie Dréville aurait pu
s’emparer du personnage de cette femme sans concession,
solitaire dans sa détermination à sauver sa vie jusqu’à finalement
en mourir, le choix était parfait.

La pièce  » Liberté à Brême  » traduite par Philippe Ivernel  est
éditée par L’Arche.

Marie-Françoise Grislin

Rainer Werner Fassbinder
C’était au TNS le 3 mars 2020

Beytina

D’un côté on ne savait pas trop à quoi s’attendre, on avait évoqué
 » un festin sur scène « … et on se disait  » Pourquoi pas ?  » cela , bien
sûr nous intriguait. D’un autre côté, on parlait de chorégraphie , de
musique. Alors, oui pourquoi pas ?

On a retenu nos places.

On n’a pas été déçu et on a tout eu… depuis une préparation de
repas sous la houlette d’une cuisinière, matrone, évidemment la
seule femme de cette entreprise  qui se révèle être la mère du
chorégraphe Omar Rajeh qui a concocté ce spectacle pour le
moins original, l’a mis en scène et y participe avec toute la
virtuosité du danseur qu’il est jusqu’à la musique et la danse.

Autour de la très grande table s’affairent au découpage des
légumes de saison, poireaux, carottes, céleri et choux , les  » petites
mains  » qui jouent avec un enthousiasme non feint avec les
couteaux affûtés et jettent avec précision les morceaux de
légumes dans l’immense saladier prévu à cet effet. Quelques
notes accompagnent cette activité à laquelle tous s’appliquent
très consciencieusement. Le percussionniste  placé en bout de
table impulse le rythme et donne du coeur à l’ouvrage.

Soudain, l’un des commis se  détache de la table pour entamer une
danse frénétique.

La cuisine, c’est bien parti, le spectacle aussi avec des séquences,
où, la table repoussée pour dégager l’espace, des danseurs de haut
niveau tels des athlètes qualifiés de même, viennent nous éblouir
par leurs prestations où l’énergie le dispute à la souplesse, à la
virtuosité, à la grâce.  Ils multiplient les effets, l’inventivité des
figures. C’ est stupéfiante, magnifique.

Parfois c’est un solo qui nous captive, parfois ils sont ensemble,
par deux, par trois ou quatre, se défiant, s’approchant l’un de
l’autre jusqu’au contact, en complicité, en rivalité. Il y a là,  le
togolais Anani Dodji Sanouvi, le coréen Moonsuk Choi, Koen
Augustijnen de Belgique tous et bien sûr, Omar Rajeh avec leur
particularité culturelle. Les musiciens, Ziad Ahmadie, Samir Nasr
Eddine, Ziyad Sahhab scandent leur gestuelle au rythme  de l’oud
appuyés par le percussionniste Youssef Hbeisch les soutiennent
dans leur performance, les propulsent semble-t-il  jusqu’au
paroxysme de ce que leur corps réussit à effectuer.

On les attend encore quand ils s’arrêtent pour reprendre, derrière
la table  leur travail de cuisinier. On les voudrait encore, danseurs
et musiciens quand ils nous invitent à partager le repas nous
offrant les premières assiettes pleines de cette salade aux

légumes variés, aux multiples couleurs et saveurs.

Puis les spectateurs sont invités à venir se servir. Alors on y va et
on déguste salade fraîche, plat chaud de lentilles et haricots et on
peut même boire un petit raki !

C’est vivant, joyeux, abondant, convivial. Le public a du mal à
quitter le plateau, du coup, ceux qui se sont rassis ne voient pas
trop  » l’invitée surprise  » qui exécute d’habiles figures  et de
parfaites voltiges. Finalement, danseurs et musiciens reprennent
leurs danses, leurs joutes. On a l’impression d’être sur la place
d’un village en fête.

Un spectacle étonnant, ludique qui apporte lumière, soleil et
chaleur humaine, dans ces nuits de grisaille et de froidure.

Par Marie-Françoise Grislin