Course à l’abîme

Le premier roman de la grande
voix de la littérature slovène enfin
traduit. Un sombre chef d’œuvre

Pour tous ceux qui s’intéressent à
cette littérature héritière de la
Mitteleuropa ou de ces voix nées
dans les Balkans pendant le
titisme, celle de Drago Jancar n’est
pas inconnue. Couronnée par le
Prix du meilleur livre étranger en
2014 pour Cette nuit, je l’ai vue
(Phébus, 2014), qu’il s’agisse du
jésuite Simon Lovrenc dans le très
beau Katarina, le paon et le jésuite (Passage du Nord-Ouest, 2009) ou
plus récemment du violoniste Ciril (Six mois dans la vie de Ciril,
Phébus 2016), l’écriture de Jancar  s’articule autour de personnages
en quête de repères, de sens.

Son premier roman qui lui valut d’emblée la célébrité, la fuite
extraordinaire de Johannes Ott
, paru en 1978 posa ainsi la première
pierre de cette œuvre récompensée par le Prix européen de
littérature en 2011. Dans une époque située au milieu du XVIIe
siècle, sous le règne de l’empereur du Saint Empire Romain
Germanique Léopold, un vagabond nommé Johannes Ott traverse
un empire ravagé par la peste et la superstition. Il est tour à tour
vagabond, marchand ou galérien. D’emblée, le récit construit une
série d’images dont il est difficile de se détacher mais qui convergent
toutes vers des ténèbres où, entre réalité et fantastique, le diable
semble revêtir diverses apparences. Jancar, comme dans chacun de
ses romans, parvient magnifiquement à restituer, avec ces odeurs et
ces angoisses, les époques qui servent de décors à ses comédies
humaines. Le lecteur se retrouve ainsi plongé dans des tableaux
sortis de Jérôme Bosch entre paysages eschatologiques et
prophètes de malheurs. La langue de Jancar est à l’image du récit :
labyrinthique où on avance à tâtons, une torche littéraire
enflammée à la main qui nous oblige parfois à revenir en arrière pour
retrouver notre chemin mental. La narration, volontairement
elliptique avec ses personnages taiseux ou rongés par les secrets
aide grandement à procurer ce sentiment de confusion qui nourrit
un récit qui semble devoir éternellement recommencer jusqu’à
l’absurde : « Pourquoi est-ce que je suis en fuite, et pourquoi est-ce que je
rôde de-ci de-là, avec cette peur et cette agitation dans la poitrine ?
Quelle énergie et quelle force inconnue me poussent à fuir continûment ?»
se questionne ainsi Ott.

Le livre est aussi un miroir. Passé les pérégrinations tumultueuses de
notre héros dans un monde apocalyptique, le lecteur, certes averti, y
découvre un autre reflet nettement plus politique. Ott serait-il
l’hétéronyme de Jancar ? Et avance-t-il lui-aussi dans un monde
oppressif, assailli par des idéologies de mort, des espions et
propageant une peste qu’il conviendrait mieux d’appeler démocratie? Peut-être. Il y a là en tout cas un farouche réquisitoire
contre un totalitarisme qui a troqué ses oripeaux religieux et
médiévaux contre une forme plus contemporaine et pernicieuse.
Car sans le savoir, Johan Ott diffuse d’autres hérésies nettement
plus ravageuses que celles que combattent les juges de l’Inquisition
ou les commissaires de la peste : l’égalité, la fraternité, la démocratie.
Ces poisons, aucun empereur, Habsbourg ou Slovène comme lui,
aucun bûcher, aucune torture, ni aucune fuite ne parvinrent à les
extirper de l’esprit de ceux qui l’ont ingéré. Telle est la leçon majeure
du livre.

Par Laurent Pfaadt

Drago Jancar, La fuite extraordinaire de Johannes Ott,
Chez Phébus, 352 p.

Le livre de la forêt

Dans ce roman écologique
précurseur enfin traduit, le célèbre
écrivain bengali Bibhouti Bhousan
Banerji dépeint avec nostalgie un
monde perdu

Soixante-dix ans après sa mort, en
1950, l’écrivain bengali Bibhouti
Bhousan Banerji nous rappelle avec
ce roman écrit en 1937 l’urgence
climatique dans laquelle nous
vivons. De la forêt conte les
aventures d’un jeune diplômé de
Calcutta envoyé au nord de l’Inde
pour y gérer une réserve forestière et agricole. Mais très vite, celui
qui n’a connu que les rues bruyantes de la ville tombe amoureux de
cette nature silencieuse .

Véritable ode à une nature encore préservée avec ses peuples, ses
ermites, ses paysans ou ses brahmanes qui vivent parfois dans un
dénuement qui confère à l’extrême pauvreté, le roman décrit un
monde que l’ultralibéralisme n’a pas encore soumis à ses lois
mortifères. Ici, nature et hommes, loin de chercher à se dominer,
vivent encore en harmonie. Il y a dans cette relation un respect –
chacun ayant besoin de l’autre pour vivre – qui recèle une liberté au
sens premier du terme, presque un état de nature malgré la figure de
l’autorité représentée par le narrateur.

La prose de Banerji confère indiscutablement au roman une
dimension onirique proprement addictive en exaltant tous les sens.
La vue tout d’abord avec ces forêts luxuriantes, ces couleurs
mirifiques et ces animaux sauvages mais également l’ouïe et les
bruissements d’un paysage qui change sans arrêt. Et puis l’odorat
avec ces fleurs exhalant leurs parfums ou ces fruits sauvages gorgés
de sucre. La prose se fait alors poésie. « Sa beauté rend fou, je n’exagère
pas. Mieux vaut que les hommes timorés ne voient pas une telle beauté,
car elle est dévastatrice »
rappelle ainsi Banerji à propos de cette
nature. Le lecteur s’aventure ainsi dans cette flore, le dictionnaire
sur les genoux, pour arpenter ce paradis perdu, entre canopées et
antilopes Nilgaut. Il entre également dans ces récits fantastiques
peuplés de déesses sylvestres et de divinités protectrices d’animaux
où l’on croise les ombres de Kipling.

De la forêt souligne également l’importance de l’eau et célèbre le
silence qui permet la contemplation. Enfin, le livre est un vibrant
hommage aux peuples primitifs menacés de disparition comme en
témoigne la figure merveilleuse de Bhanumati, princesse des
Santals. Mais plus encore qu’un incroyable personnage, Bhanumati
est, d’une certaine manière cette forêt primaire, courtisée par une
société de consommation qui veut lui donner le baiser de la mort. «
L’âme de cette femme primitive qu’était Bhanumati s’est évanouie dans la
société civilisée sous les contraintes et les préjugés »
rappelle le
narrateur qui, à son grand désespoir, demeure impuissant face à
l’inexorable. Autour de lui un monde vient de prendre fin et un autre,
agressif, violent est en train de naître. Être témoin de telles choses
vous marque à jamais. Mais la beauté de la nature n’a pas eu l’effet
dévastateur attendu sur ces hommes sans cœurs venus ravager leur
environnement. De la forêt doit donc être lu non comme un constat
d’échec mais plutôt comme une puissante invitation à repenser
notre monde à l’aune des tragédies climatiques et sanitaires que
nous vivons.

Par Laurent Pfaadt

Bibhouti Bhousan Banerji, De la forêt,
Chez Zulma, 304 p.