Mutations, les Chimères de Clément Janequin

Clôturant son
incroyable trilogie
consacrée à Clément
Janequin,
compositeur oublié
de la Renaissance, et
démarrée en
novembre 2017,
l’ensemble Thélème
mené une fois de plus
de main de maître
par Jean-Christophe
Groffe, nous
embarque non seulement dans ce XVIe siècle et jette des ponts
musicaux vers notre époque.

L’introduction des saxophones de l’ensemble Xasax change la donne
et l’album, qui n’aurait été qu’une interprétation de plus de quelques
partitions médiévales, bouleverse la musique de Janequin. La
substance qu’en tire les deux ensembles produit alors un nectar qui
se coule dans ces morceaux incroyables notamment celui de Jannik
Giger qui n’est pas sans rappeler le minimalisme. La chimère était
certes une créature mythologique mais plus encore un fantasme
irréalisable que cet album a donné vie.

Par Laurent Pfaadt

Mutations, les Chimères de Clément Janequin,
Ensemble Thélème-Xasax, Jean-Christophe Groffe,
Coviello Classics

Cage meets Satie, works for two Pianos

Cage-Satie, voilà une
rencontre musicale
qui pourrait
détonner. Pas tant
que cela finalement
quand on connait
l’influence qu’eut le
compositeur français
sur l’œuvre de John
Cage, figure majeure
de la musique
contemporaine
expérimentale.
Grâce aux pianistes
Anne de Fornel et Jay Gottlieb, cette rencontre est enfin possible et
de la plus belle des manières.

Dès les premières notes se dégage une incroyable symétrie sonore
où les pianos des deux concertistes sont autant de miroirs musicaux
qui se répondent entre les trois danses de Cage et le Socrate de
Satie, les expériences n°1 du compositeur américain constituant une
sorte de sas, de transition temporelle entre les rythmes tribaux de
l’américain et la volupté de Satie, parfaitement entretenue par les
deux pianos. L’impression ressentie est saisissante.

Par Laurent Pfaadt

Cage meets Satie, works for two Pianos,
Anne de Fornel, Jay Gottlieb, Paraty

Fête de la librairie indépendante par les libraires indépendants, 13 juin 2020

A l’occasion de la fête de la librairie indépendante par les libraires indépendants, le samedi 13 juin 2020 dans le cadre de la journée mondiale du livre et du droit d’auteur, l’Association Verbes s’est
mobilisée comme chaque année
en direction des jeunes publics.

La publication d’un livre inédit,
« A plus d’un titre », offert comme
chaque année aux lecteurs
tentera de proposer un éclairage
inattendu sur la culture du livre.
Tout particulièrement cette
année sur les titres, les mots
d’écrivains et l’imaginaire.

Ainsi du 23 avril 2020 au 23 avril
2021, ce livre puisera dans le
foisonnant catalogue de la collection Folio, à travers ses titres les
plus provocateurs, célèbres, vivants, 366 titres minutieusement
choisis qui seront gorgés de la sève de tous les poètes…

Chaque page reproduit la première de couverture du livre avec le
logo, l’auteur et le titre, mais sans l’illustration (sauf le dimanche). En
bas de page de cet espace vierge, nous proposons deux ou trois
lignes de biographie de l’auteur et un bref résumé du livre. L’ouvrage
offrira donc aux lecteurs ces 314 espaces vides et les invite à la joie
simple de dessiner, inspirés par les mots des titres.  Les cinquante-
deux dimanches de l’année seront quant à eux réservés à des
illustrateurs appréciés et talentueux du catalogue des éditions
Thierry Magnier.

L’association célèbrera ainsi ce geste de l’écriture automatique cher
aux surréalistes en le transformant en dessin automatique. Prendre
de vitesse les images fugitives surgissant d’un mot et faire de ces
apparitions un dessin, un miroir, un paysage de notre intériorité est
l’objectif avoué de l’ouvrage. Cet espace blanc sera comme un balcon
en forêt, un ailleurs infini qui permettra de concrétiser l’inexprimé…

Dans le cadre du lien si particulier tissé entre les librairies et les
enseignants et leurs élèves, ce livre inédit sera offert à des élèves
comme premier geste pour entrer en contact avec les écoles et les
mener, peut-être, à une initiation à l’histoire de la culture du livre.

Cette manifestation permettra, à n’en point douter, de remettre le
livre et leurs ardents défenseurs, au centre d’une culture qui a trop
souffert pendant le confinement et qui pourtant, demeure
l’épicentre de toute vie humaine.

Par Laurent Pfaadt

Jaune est la couleur

Dans son nouveau roman,
Alexandre Jardin célèbre la
France des invisibles

Française, c’est l’histoire de Kelly,
une combattante abîmée par la vie
mais qui ne s’en laisse pas conter.
Bien décidée à faire la lumière sur
ce viol qu’elle a subi et qui sert un
peu de fil rouge au récit, Kelly
entraîne le lecteur dans son
histoire où gravite toute une
galerie de personnages : ses deux
sœurs, ses amis, ses amours et ces
hommes et ces femmes qui chaque jour, loin de Paris, dans une
province oubliée, se réinventent et transforment une société en
perpétuel mouvement. Il y a là entre autres, la responsable d’un café
associatif, le maire d’un village luttant contre une administration
étatique qui a fait de cette campagne un désert médical ou le
gendarme payé une misère pour défendre une loi dans laquelle il ne
croit plus ou si peu.

Prévenu dès le début de l’ouvrage, le lecteur ne doit pas s’attendre à
retrouver la veine du Zubial ou de l’Ile des gauchers mais plutôt un
Alexandre Jardin qui a trempé sa plume dans un fiel civique coulant
dans les veines d’une majorité de citoyens et mise au service d’un
récit plein de verve. Cela s’apparente parfois à un véritable jeu de
massacre. Tout y passe : les institutions, président de la République
en tête, l’administration « spécialement inventée pour contrarier
l’homme »
, les convenances, la mondialisation avec son cortège
macabre de délocalisations – notamment celle de la Compagnie
Normande d’Expédition – qui laisse de côté ceux qui n’ont pas accès
à internet, et les médias avec le succulent personnage de Pierre-
Esprit, journaliste cynique et bonimenteur invétéré qui nous dévoile
les masques de la comédie d’un pouvoir parisien déconnecté des
réalités.

Son roman célèbre ainsi ces petites solidarités quotidiennes et
locales qui, mises bout à bout, permettent à notre pays de continuer
à se réclamer de valeurs telles que la liberté et la fraternité. Dans
son livre, Alexandre Jardin continue à croire dans la République, pas
de doute là-dessus, mais certainement pas celle qui nous gouverne,
celle de la technocratie qui broie les « sans-dents » mais plutôt celle
d’hommes politiques possédant encore « un savoir sans limites, une
tendresse profonde pour l’homme et une radicalité dans notre défense »

et qui ne sacrifient pas des maisons médicales si importantes dans
nos campagnes sur l’autel de petites rivalités politiques pathétiques.
Les jugements que l’auteur qui tenta d’être candidat à l’élection
présidentielle de 2017, livrent sur notre société sont à la mesure des
claques que distribuent Kelly : cinglantes. Notre héroïne,
professeure de français violée par on ne sait qui si ce n’est
symboliquement par la misère et le déclassement trouvera son salut
dans la révolte des gilets-jaunes, brillamment qualifiés de « citoyens-
serfs »
, sorte de Tiers-Etat contemporain quand d’autres y compris sa
sœur Cindy choisiront le fanatisme ou la violence d’Etat. « Quand
une société est à bout, la civilité devient un rêve »
écrit ainsi Alexandre
Jardin pour résumer cette jacquerie des temps modernes.

Refermant ce livre finalement assez optimiste qui casse
intelligemment tous les stéréotypes et les raccourcis en tout genre,
le lecteur en ressort marqué par cette résilience citoyenne qui,
passée par sa phase violente, laisse entrevoir un espoir, celui qui
verrait la famille de Kelly, à l’image de la France, se réconcilier.

Par Laurent Pfaadt

Alexandre Jardin, Française,
Chez Albin Michel, 320 p.

Mon grand-père, ce héros

Avec ce récit passionnant d’un
épisode de la bataille de France,
l’auteur replace l’évènement à
hauteur d’hommes.

« Elles sont impénétrables (…) Si l’ennemi
s’y engage on le pincera à la sortie des
forêts. Donc ce secteur n’est pas
dangereux »
estimait le maréchal
Pétain, alors ministre de la guerre, en
1934 à propos des forêts ardennaises.
La phrase demeurée célèbre devait
illustrer six ans plus tard, l’incurie de l’Etat-major français et de leurs
chefs. Les autorités militaires françaises auraient mieux fait de
méditer cette autre phrase de Ferdinand Foch : « tous les terrains sont
franchissables par l’ennemi si on ne les défend pas à coups de fusils »

On connaît tous la suite. L’armée la plus puissante du monde
s’effondra en un mois et quinze jours, entraînant un armistice
honteux, le déshonneur d’une nation ainsi que l’ascension d’un
général inconnu. De récents travaux jettent depuis plusieurs années
une lumière plus objective sur la résistance héroïque qu’offrirent
certaines poches face à l’avancée des blindés de Guderian et de
Rommel, comme dans cette bataille de Sedan, prélude d’une
tragédie pas forcément annoncée.

L’auteur de cet essai passionnant, le général Yves Lafontaine, l’un
des artisans de la brigade franco-allemande, est certes un fin
connaisseur de l’art militaire mais il est surtout le petit-fils du
général Henri Lafontaine qui commanda la 55e division d’infanterie
placée devant Sedan aux premières heures de la bataille. Et
paradoxalement, son propos analyse la situation non pas devant une
carte d’état-major au ministère de la guerre mais à hauteur
d’hommes, dans les chars et sur le terrain.

Mal équipée et constituée en grande partie de réservistes mal
préparés, la 55e DI affronta quelques mille blindés dont le XIXe
corps blindé de Heinz Guderian, un stratège hors pair. Pendant deux
jours, les 12 et 13 mai, la 55e DI tenta de contenir la foudre des
assauts conjoints des stukas de la Luftwaffe et des panzers. « Nous
restons debout et assistons fascinés à la scène – là, en bas, c’est l’enfer ! Et
nous sommes dans le même temps pleinement persuadés que la percée
sera réussie – pas possible que l’ennemi ne soit pas affaibli ! »
affirma
ainsi un soldat allemand. Émaillant son récit d’innombrables
témoignages aussi bien français qu’allemands qui lui donnent une
incroyable respiration, le général Lafontaine détaille la succession
dramatique des évènements : la violence de l’attaque, la panique qui
gagne les soldats et la débandade à l’arrière. Mais surtout, il souligne
le courage des hommes de la 55e qui tentèrent de contre-attaquer
en vain le 14 mai au matin. Son essai, brillant, montre ainsi que la
guerre est surtout une affaire de soldats, ces héros dont la bravoure
dissipée dans l’ombre infamante de leurs chefs, éclate enfin au grand
jour.

Par Laurent Pfaadt

Général Yves Lafontaine,
La bataille de Sedan, 10-14 mai 1940,
Aux éditions de Fallois, 240 p.