#Lecturesconfinement : L’historiographe du royaume de Maël Renouard par Laurent Pfaadt

Comment qualifier ce petit bijou
littéraire ? De conte ? Bien
entendu, l’image des Mille et Une
nuits s’impose. De mémoires
fictives d’un Saint Simon oriental ?
Assurément tant les descriptions
de ces courtisans et de leur ballet
abondent. De roman ?
Évidemment, les aventures de son
héros en constituent la magnifique
matrice. De traité philosophique ?
Certainement, il n’y a qu’à se
plonger dans cette réflexion sur le
pouvoir absolu d’un Hassan II,
monarque éclairé en même temps qu’arbitraire. De thriller ? Le huis
clos du palais de Skhirat où Hassan II affronta un coup d’Etat en
1971 y ressemble grandement.

Finaliste du Goncourt 2020, L’historiographe du royaume est tout cela
à la fois. Son narrateur, Abderrahmane Eljarib, bon élève, intègre le
Collège royal de Rabat où il se lie d’amitié avec le fils du sultan
Mohammed V devenu en 1961, roi du Maroc sous le nom d’Hassan
II. Mais les rois n’ont pas d’amis, que des sujets et Eljarid va
l’apprendre à ses dépens. Chargé d’écrire l’histoire du Maroc après
une disgrâce dans le sud du pays qui rappelle Buzzati et son désert
des Tartares
, Eljarib revient en grâce à la cour et a ainsi tout le loisir
d’en observer le cérémonial.

Les émotions se succèdent, le réel flirte parfois avec le fantastique,
la narration ondule, virevolte en suivant le récit d’Abderrahmane
Eljarib. Puis, on arrête de démêler le vrai du faux car au final, on se
rend compte que seul le roi détient la vérité et qu’il est le maître du
temps. Une seule chose lui est cependant impossible malgré
l’étendue de son pouvoir : écrire définitivement sa propre histoire.
C’est ce que nous dit avec force Maël Renouard.

L’historiographe du royaume de Maël Renouard (Grasset)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : La Nueve, 24 août 1944, ces Républicains espagnols qui ont libéré Paris d’Evelyn Mesquida par Alberto Toscano

Le livre La Nueve, 24 août 1944, de la
journaliste et écrivaine espagnole
Evelyn Mesquida, m’a révélé une
aventure extraordinaire, longtemps
méconnue dans l’histoire française :
l’importante participation des
Espagnols à la Libération de Paris.

Après s’être battus dans leur pays,
plus de 500.000 républicains
espagnols se sont refugiés en France
en 1939, pour échapper à la
vengeance de Franco. Placés dans
des camps d’internement, plusieurs
milliers d’entre eux s’engagèrent dans les forces de la France libre du
général de Gaulle. Le soir du 24 août 1944, ces hommes intégrés
dans la 9e compagnie (la Nueve en espagnol) de la 2e Division Blindée
du général Leclerc et commandée par le capitaine français Dronne
jouèrent un rôle fondamental dans la libération de Paris. Le
lieutenant espagnol Amado Granell et d’autres combattants de la
Nueve
, furent les premiers à arriver à l’Hôtel de ville, marquant ainsi
le tournant décisif de la bataille dans les rues de la capitale. Sur les
160 membres de la 9ème compagnie, 146 étaient Espagnols. Les
ordres étaient donnés en espagnol et leurs véhicules portaient les
noms des batailles remportées par les républicains contre les forces
de Franco. Ainsi, le premier véhicule militaire qui arriva à la place de
l’Hôtel de ville s’appelait « Guadalajara ».

A cette histoire extraordinaire des hommes de la Nueve s’ajouta
celle du travail réalisé par son auteure, Evelyn Mesquida, elle-même
fille d’un ancien combattant de la République espagnole. Arrivée à
Paris en 1977, Evelyn Mesquida est la doyenne des correspondants
de la presse espagnole en France et a été, entre autres, la présidente
de l’Association de la Presse étrangère. En 1998, réalisant un
reportage, elle rencontra un ancien combattant de la Nueve et
découvrit l’histoire de ces hommes oubliés. La journaliste continua
son activité en tant que correspondante de l’hebdomadaire
espagnol Tiempo, mais travailla également à ce qu’elle considérait
comme une injustice : l’oubli des Résistants espagnols dans la
mémoire collective des combats de la Deuxième Guerre Mondiale.

Il y a une vingtaine d’années, Evelyn Mesquida partit à la recherche
des survivants de la 2ème DB en général et de la Nueve en particulier.
Elle en retrouve certains, installés dans dans diverses régions de
France et tombés dans l’oubli. Ils lui racontèrent leurs histoires,
évoquant leurs compagnons disparus et leurs expériences de neuf
ans de combats (en Espagne, Afrique du Nord, Norvège, France,
Allemagne), à travers des photos et leurs nombreuses médailles
militaires. Certains menaient une existence paisible, tandis que
d’autres vivaient dans des conditions difficiles, parfois même
dramatiques. La ténacité d’Evelyn Mesquida et la présence de son
immanquable magnétophone constituèrent pour eux un moment de
joie dans une réalité de solitude.

Grâce à la sortie de ce livre (en espagnol, en français et en anglais), il
nous est possible de connaître cet épisode longtemps caché de
l’histoire de la libération de Paris à travers ces témoignages
extrêmement humains et intéressants, qui auraient été, autrement,
perdus.

Une fois à la retraite, Evelyn Mesquida multiplia son activité pour la
mémoire des républicains espagnols en France. Le 24 août 2004, son
acharnement se concrétisa avec une plaque portant la mention
« Aux républicains espagnols, composante principale de la colonne
Dronne » est inaugurée par la Mairie de Paris tout près de l’Hôtel de
ville, où se trouve désormais, côté Seine, le « Jardin des combattants
la Nueve ».

Le livre de Evelyn Mesquida est publié en France par les éditions du
Cherche Midi avec le titre La Nueve, 24 août 1944 et le sous-titré Ces
républicains espagnols qui ont libéré Paris
. Dans ces pages, l’histoire de
la Nueve
est relatée à travers les témoignages et les portraits de dix
espagnols de cette compagnie. La préface du livre est signée de
l’écrivain Jorge Semprun, selon lequel l’œuvre de cette journaliste
devenue aussi historienne demeure fondamentale pour comprendre
que ces résistants furent non une « poignée d’hommes » mais « des
dizaines de milliers qui luttèrent, dans tous les combats de l’armée
française »
.

Correspondant de la presse italienne à Paris depuis 34 ans, Alberto
Toscano a écrit plusieurs livres sur la relation franco-italienne. Parmi
eux Les Italiens qui ont fait la France de Léonard à Pierre Cardin
(Armand Colin, 2019)

La Nueve, 24 août 1944, ces Républicains espagnols qui ont libéré Paris d’Evelyn Mesquida (Cherche-Midi)
par Alberto Toscano

#Lecturesconfinement : Un peu profond ruisseau – La mort en littérature de Jean Roudaut par Dominique de Rivaz

Jean Roudaut,
spécialiste de Michel
Butor et de Robert
Pinget, vient de
publier, après ses
écrits sur la peinture,
les bibliothèques et,
le rêve en littérature,
Un peu profond ruisseau – La mort en littérature, aux éditions Le temps
qu’il fait. Il m’a été donné, en ces semaines de confinement, de suivre
pas à pas ce « peu profond ruisseau », le Styx, pour Stéphane
Mallarmé. Je cite Jean Roudaut : « On a sans cesse à franchir la
limite, la fin du paragraphe, celle du chapitre, plus difficile, celle du
livre. » La mort, dans cet essai d’une grande érudition, irrigue nos
connaissances comme une eau la prairie.

Dominique de Rivaz est une cinéaste et auteure suisse. Elle a
notamment remporté le prix du cinéma suisse en 2004 pour son
long-métrage, Mein Name ist Bach.

Son dernier livre de photographies avec Dimitri Leltschuk Kaliningrad, la petite Russie d’Europe (éditions Noir sur Blanc), est sorti il y a quelques semaines.
Un peu profond ruisseau – La mort en littérature de Jean Roudaut
(Le Temps qu’il fait)
par Dominique de Rivaz

#Lecturesconfinement : Héritage de Miguel Bonnefoy par Laurent Pfaadt

A quoi reconnaît-on un grand livre?
A sa capacité de nous emporter, de
nous attacher à ses divers
personnages que l’on quitte à
regret ? Oui. A son écriture
singulière, ici en l’occurrence
pleine de lumière même dans ses
pages les plus sombres ? Oui
également. Mais cela ne suffit pas.
Il faut un souffle, quelque chose
d’indescriptible, qui peut être
épique ou diffus, saccadé ou
étouffé, contraint ou libéré mais il
faut sentir quelque chose, quelque chose qui part du cerveau et descend jusque dans les tripes.

Le livre de Miguel Bonnefoy a choisi de s’attarder au cœur. Dans
celui de ses personnages même s’il effectue souvent quelques
détours par les poumons de Lazare, le père blessé durant la
Première guerre mondiale. Mais c’est bien du cœur dont il est
question, celui de Thérèse, la mère accompagnée de son magnifique
chœur ornithologique, celui si vaillant de Margot, sa fille, qui
plongea au cœur des nuages y compris pour son fils, et celui de ce
dernier, Ilario Da, qui résista à la torture de la dictature de Pinochet.

Il y a assurément du Kessel et du Rulfo dans ces lignes qui conte
cette fresque familiale partagée entre la France et le Chili. C’est une
histoire de cœur donnée en héritage, de génération en génération.
Car à y réfléchir de plus près, c’est aussi dans le cœur que se niche la
liberté. Comme la volière de Thérèse que ses oiseaux refusent de
quitter. Pour toutes ces raisons et tant d’autres, Héritage est un
grand livre. Héritage,notre Goncourt.

Héritage de Miguel Bonnefoy ,en lice pour le Goncourt des lycéens,
(Rivages)
par Laurent Pfaadt 

#Lecturesconfinement : Le Tram de Noël de Giosuè Calaciura par Michel Quint

Voilà un conte de Noël qui
réconcilie avec l’humble humanité,
qui raconte une nativité
d’aujourd’hui, la seule qui vaille.
Voilà un texte magique, de l’ordre
du Carmen latin.

Michel Quint est l’auteur de
nombreux romans dont Billard à
l’étage
 (Calmann-Levy), Grand prix
de littérature policière en 1990.
Son roman le plus célèbre, Effroyables jardins (Joëlle Losfeld) a été porté à l’écran par Jean Becker avec Jacques Villeret et André Dussollier

Le Tram de Noël de Giosuè Calaciura (Notabilia)
par Michel Quint

#Lecturesconfinement : Une vie entière de Robert Seethaler par Jean Mattern

Une vie minuscule, une vie
simple, mais une vie entière,
voilà ce que nous offre ce très
beau livre publié il y a quelques
années chez Sabine Wespieser
Editeur. Andreas Egger, le
héros du roman de l’écrivain
autrichien Robert Seethaler,
est un homme ordinaire, un de
ceux qui n’écrivent pas
l’Histoire. Pour cet orphelin
accueilli par un lointain parent,
paysan dans les montagnes
autrichiennes, la vie est d’abord rude, puis douce quand il rencontre l’amour, avant que la guerre ne
le propulse sur le front russe. Cela pourrait tenir en quelques lignes,
mais l’écriture si poétique et si limpide de Seethaler nous fait
toucher du doigt de quoi sont faites nos existences, il en révèle la
beauté cachée et peut-être le sens. Un livre émouvant d’une
justesse rare.
Jean Mattern est éditeur et auteur de plusieurs livres dont Une vue
exceptionnelle
 (Sabine Wespieser Editeur, 2019). Son prochain
ouvrage, Suite en do mineur (Sabine Wespieser Editeur) paraîtra en
mars 2021.

Une vie entière
 de Robert Seethaler (Sabine Wespieser Editeur)
par Jean Mattern

#Lecturesconfinement : Nouvelles complètes de Philip K. Dick par Laurent Pfaadt

Surveillance des citoyens, société régie par les machines,
mégalomanie du consumérisme, épuisement des ressources ou
standardisation de la production. Tous ces concepts font désormais
partie de notre quotidien, de notre vie, de notre logorrhée. Et si on
vous disait qu’un écrivain avait prévu tout cela, il y a plus d’un demi-
siècle, alors que les algorithmes, internet, les téléphones portables
et mêmes les ordinateurs n’étaient que de fumeuses élucubrations
d’écrivains de bas étage, incapables de produire de la « grande »
littérature, et consommateurs invétérés de drogues. Autant dire
personne.

Parmi cette cohorte d’écrivains perdus, d’outsiders de la société,
vivant et décrivant les marges de cette dernière et ne trouvant leurs
saluts financiers que dans le divertissement et la culture pulp figure
en majesté Philip K. Dick. Les plus avertis se souviendront de
l’adaptation cinématographique de Blade Runner mais peu
connaissent la force de ses nouvelles. Car Dick demeura avant tout
un grand nouvelliste, à l’image d’un Edgar Allan Poe, un siècle plus
tôt, comme en témoigne ce double volume qui recense l’intégralité
de ses cent vingt nouvelles publiées entre 1947 et 1981. Dick y
déploie une force narrative concentrée à l’extrême comme de
l’héroïne dans le piston d’une seringue. L’effet est immédiat,
surpuissant et vous laisse au mieux KO, au pire en état de choc ou de
mort littéraire cérébrale. Prenez par exemple Autofab écrit en 1955
qui raconte l’emprise d’un réseau mondial de fabriques
automatisées après une crise majeure tirant sa puissance de
l’épuisement des ressources naturelles de la terre. Cela ne vous
évoque-t-il personne, en ces temps de confinement et de fermeture
des librairies ? Ici comme dans les autres nouvelles, Dick, comme
l’écrit Laurent Queyssi qui préface ce volume, a son « doigt sur le
pouls de l’Amérique »
 sans que l’on sache si c’est pour en mesurer
l’évolution et les travers ou pour en tapoter la veine avant d’y
injecter son héroïne littéraire et faire vaciller l’American Way of Life.
Peut-être un peu des deux finalement. Tout y passe : le temps,

l’Histoire, nos modes de vies, nos interactions sociales, l’altérité. Pas
étonnant  que de nombreux intellectuels se réclamèrent de lui :
Roberto Bolano ou Jean Baudrillard pour ne citer qu’eux. Alors,
après cela, si vous trouvez encore que Dick n’est qu’un écrivain de
science-fiction, on ne pourra désormais plus rien pour vous.

Nouvelles complètes de Philip K. Dick (Quarto, Gallimard)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Le Pavillon d’or de Yukio Mishima par Corinne Atlan

Le roman le plus connu de Yukio
Mishima, à lire absolument avant ou
après avoir visité Kyoto et contemplé
le reflet doré du Pavillon d’or sur les
eaux de l’étang qui l’entoure. Mieux
vaut éviter un face-à-face trop direct
avec la beauté : celle du Pavillon d’or
va perturber un jeune moine bègue et
physiquement disgracié au point de
l’amener à incendier le célébrissime
monument (qui est à Kyoto ce que la
Tour Eiffel est à Paris). Au long d’un
récit philosophique au style ciselé,
inspiré d’un fait divers réel survenu en 1950, Mishima développe ses thèmes de prédilection : bien et mal,
laideur et beauté, Eros et Thanatos.

Une fine analyse psychologique émaillée de magnifiques
descriptions d’un temple reconstruit en 1954, symbole de la
splendeur menacée de la capitale impériale.

Corinne Atlan a été la traductrice de Haruki Murakami et de
Hitonari Tsuji dont Le Bouddha Blanc a obtenu le Prix Femina
étranger (1999). Également écrivaine, elle a publié plusieurs livres
dont Un automne à Kyoto(Albin Michel, 2018)

Le Pavillon d’or
de Yukio Mishima (Folio)
par Corinne Atlan

#Lecturesconfinement : Clint et moi d’Eric Libiot par Eric Giacometti

Clint Eastwood est l’un des derniers
monstres sacrés du cinéma.
Personne n’en doute, même ses
détracteurs. Mais qui est vraiment ce
type capable d’incarner le succulent
et très réac Inspecteur Harry et de
nous faire déraper le cœur sur La
route de Madison ? Eric Libiot,
critique et cinéphile, réussit à mettre
des mots sur ce qui nous émeut et
nous agace, chez ce bon vieux Clint.
L’auteur entremêle le fil de sa vie
avec celui de la star.
Un exercice casse gueule, mais que Libiot transforme en figure de haute voltige. Pour le plus grand
bonheur des admirateurs de l’« homme des hautes plaines »
d’Hollywood.
Avec son compère Jacques Ravenne, Éric Giacometti est l’auteur de
romans à succès parmi lesquels les enquêtes du commissaire
Antoine Marcas. On lui doit aussi les scénarios des tomes 21 et 22
de la bande-dessinée Largo Winch.

Clint et moi
d’Eric Libiot (JC Lattès)
par Eric Giacometti

#Lecturesconfinement : Suzanne la pleureuse de Alona Kimhi par Hervé Barbaret

Certains écrivains cherchent la
difficulté. Évoquer une jeune
femme-enfant autiste orpheline
dans une famille travailliste
israélienne à l’ère Netanyahou
(alors qu’elle-même porte le nom
de Rabin) qui accueille un cousin
aussi étrange que charmeur, c’est
un peu comme vouloir traverser
l’Atlantique à la rame ou jouer la
chaconne de Bach avec des gants
de boxe. Pourtant, ce roman
initiatique aussi puissant que
profond possède un souffle rare. Tous ces ingrédients a priori improbables se marient en un ensemble
d’une cohérence et d’une rigueur narrative rares.

Découvrir ce qu’est l’altérité à travers les yeux progressivement
dessillés de Suzanne, en évitant tout pathos, est hautement à
recommander en ces temps de repli individualiste.

Et je dois dire que ce qui m’a le plus séduit dans ce qui n’aurait pu
n’être « que » un exercice virtuose, est que ce livre est très drôle.

Ancien secrétaire général du ministère de la culture, Hervé Barbaret
est le directeur général de l’agence France-Muséums
Suzanne la pleureuse de Alona Kimhi (Gallimard)
par Hervé Barbaret