#Lecturesconfinement : Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, dirigée et présentée par James Noël par Thierry Beinstingel

Haïti : onze millions d’habitants et une
anthologie de poésie de six cents
pages… Et encore, ce recueil ne
concerne que les auteurs vivants à qui
l’écrivain James Noël a demandé de  »
limiter  » à cinq poèmes leur
participation.

Car en Haïti la poésie est un sport
national et surtout populaire. Il est
même écrit que  » certains romanciers sont prêts à se couper une jambe pour
courir en vers libres sur le papier et être
identifiés, immatriculés poètes « .
Voilà qui marque une différence avec notre monde des lettres françaises
qui ne jure que par la production de romans. Les poèmes qui figurent
dans cet ouvrage sont ainsi libres, comme leurs auteurs. René
Depestre s’en étonne presque « Il m’est échu d’être poète héritier
d’Arthur Rimbaud et des trésors d’Apollinaire « 
, à quoi Georges Castera
répond « N’aie pas le sens de l’habitable, camarade ! « . Joutes
langagières pourrait-on croire, mais l’enjeu va plus loin, il est
simplement question de survie, ainsi Michèle Voltaire Marcellin  »
L’été se faufile entre deux jours/ deux jours à vivre / ici on les vit à peine
ou mal /dans la fin l’ordure la blessure « 
. Aussi, parcourir ces six cents
pages décrit mieux qu’un roman les peines, les joies, la pauvreté et la
richesse d’un tel pays, où selon Kettly Mars : « La poésie est la seule
arme de construction massive »
.

Haïti donc : on peut, évidemment, se réjouir d’une telle présence
littéraire, si dynamique : Dany Laferrière, né à Port-au-Prince, n’est-
il pas élu à l’Académie française ? On peut ainsi déguster à satiété
chaque poème de cette anthologie. A raison de vingt pages par jour,
on peut distraire facilement notre ennui pendant le mois complet du
confinement : quel bonheur !

Haïti, quelques chiffres encore : une mortalité infantile douze fois
plus élevée qu’en France, une jeune fille de 22 ans assassinée car sa
rançon de 200 euros n’avait pas été payée, 73 personnes tuées à
coups de machette en 2018 : on attend l’enquête. Insécurité et
corruption s’accomplissent dans le silence international. En parlant
du monde : où en est la pandémie dans ce pays ? Ne cherchez pas les
chiffres, ils sont réduits au minimum : l’urgence de là-bas n’est pas la
nôtre.

Thierry Beinstingel est écrivain. Dernier livre paru Yougoslave,
Fayard, août 2020.

Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, dirigée et présentée par James Noël (Points)
par Thierry Beinstingel

#Lecturesconfinement : A l’ombre de la Butte-aux-coqs d’Osvalds Zebris par Laurent Pfaadt

L’Histoire a le don de transformer
en mouvements de fond, linéaires,
inévitables, des situations uniques
en les revêtant de vernis
idéologiques et politiques. Alors
que parfois, ils ne sont que
l’agrégat de tragédies et de
volontés personnelles répondant
à leur propre logique et qui, mises
bout à bout, dans une imbrication
dont seule l’Histoire a le secret,
aboutissent aux mêmes résultats.

Le roman d’Osvalds Zebris, couronné par le Prix de littérature européenne (2017) en est la
puissante et brillante démonstration. Tissant plusieurs fils dans
cette Lettonie secouée par la crise révolutionnaire de 1905 qui fit
vaciller l’Empire russe et son tsar, A l’ombre de la Butte-aux-Coqs est
un merveilleux écheveau, sorte de tapis dont le lecteur suit le
tissage, chaque fil répondant à sa propre logique et dessinant
progressivement un motif d’ensemble qui ne se révèle qu’à la fin du
livre. Au centre de ce tapis, deux familles situées en bas et au
sommet de la butte aux coqs et liées par un secret qui finira par les
déchirer. Les fils anarchistes qui souhaitent la fin de la monarchie,
ceux, puissants, de l’antisémitisme y compris au sein des forces de
l’ordre, ceux, incandescents de la réussite sociale et intellectuelle
notamment d’Arvids, figure centrale de l’ouvrage, ceux enfin du
réveil d’une conscience nationale lettone et de la haine envers les
russes tressent ainsi ce récit qui serpente sur le chemin escarpé de
la butte aux coqs où tout peut, à chaque instant, basculer vers la
perdition.

Comment l’adolescent haï parce qu’habitant une plus belle ferme,
dont le père a bafoué l’honneur de la famille rivale, et parce que
meilleur élève, est devenu l’ennemi national ? Cette histoire de
vengeance inavouable revêtue des oripeaux littéraires lettons
d’Osvalds Zebris et des grandes causes constitue assurément un
voyage sans retour dans les prémices déjà sanglants du 20e siècle, et
surtout dans une psyché humaine qu’il est toujours fascinant
d’explorer en compagnie d’un écrivain de talent.

A l’ombre de la Butte-aux-coqs d’Osvalds Zebris (Agullo)
par Laurent Pfaadt

 

#Lecturesconfinement : Les nourritures terrestres d’André Gide par Lise de la Salle

Ce livre me touche particulièrement car, à mon sens,  il représente
une ode à la vie et au vivant. Gide nous entraîne dans un voyage
initiatique, où la quête du désir et l’éveil des sens sont les principaux
thèmes. Un roman qui poursuit la liberté et cherche à s’affranchir du
moralisme et du conformiste de l’époque.
Lise de la Salle est pianiste, se produisant sur les plus grandes scènes du monde. Dernier enregistrement : Bach Unilimited (Naïve)
Les nourritures terrestres d’André Gide (Folio)
par Lise de la Salle

#Lecturesconfinement : Les deux mages de Venise de Philippe André par Jean-Pierre Luminet

Courant 1882, Richard Wagner
s’installe avec sa femme Cosima dans
un Palais de Venise. Quelques mois
plus tard, le père de Cosima, Franz
Liszt, rejoint le couple.
 Philippe
André, psychanalyste et musicien,
imagine de manière extrêmement
originale les derniers jours qu’ont
partagé, au crépuscule de leurs vies et
dans cette cité fantomatique, ces deux
dieux de la musique nouvelle. Style
flamboyant, constantes références
littéraires et musicales, festin de mots,
incessantes trouvailles littéraires. Qui a dit que le roman français se
mourait, ou bien s’étiolait dans la disparition du style ? Un très grand
livre, à lire absolument pour tous les passionnés de musique, d’art et de
culture.

Jean-Pierre Luminet est astrophysicien et écrivain, auteur d’une trentaine
de livres comprenant romans, essais et poésie. Son dernier ouvrage,
L’écume de l’espace-temps, est paru en octobre 2020 (Odile Jacob). 

Les deux mages de Venise de Philippe André (Le Passeur Editeur)
par Jean-Pierre Luminet

#Lecturesconfinement : 7 femmes de Lydie Salvayre par Anne Pauly

 

En ces temps de morosité, j’ai replongé avec un plaisir infini dans le
« 7 Femmes » de Lydie Salvayre. Elle y évoque le destin de sept
« allumées », sept écrivaines (Emily Bronte, Djuna Barnes, Sylvia
Plath, Colette, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf et Ingeborg
Bachmann) pour qui l’écriture était l’existence même et qui, malgré
l’adversité, ont écouté la petit voix qui leur disait de ne pas renoncer.
Sept portraits délicieux, comme sept exercices d’admiration,
délivrés par la plume vive et drôle de Lydie Salvayre. Quelle
jouissance !
Anne Pauly est écrivaine. Son premier roman, Avant que j’oublie
(Verdier) a obtenu, en 2020, le Prix du livre Inter.


7 femmes de Lydie Salvayre (Perrin)
par Anne Pauly

#Lecturesconfinement : L’année 2020 Etat d’urgence de Plantu par Alberto Toscano

Un livre assez particulier est
entré dans ma bibliothèque en
ce mois de novembre 2020. J’ai
employé relativement peu de
temps pour le parcourir avec
attention, de la première à la
dernière page, mais ensuite je
suis revenu au début en
réfléchissant, avec encore plus
d’attention, sur une énormité de
souvenirs. C’est ainsi que ce
livre très particulier n’arrête pas
de m’accompagner durant cette
fin d’année encore plus
particulière. Il s’agit de la dernière œuvre de Jean Plantu, publiée
par les éditions Calmann Lévy sous le titre « Etat d’urgence ». Nous
avons tous l’habitude de regarder les dessins de Plantu, à la Une du
Monde, comme s’il s’agissait – et en effet il s’agit – d’éditoriaux en
pleine règle. Le défi habituel de ce grand journaliste et artiste est
celui de peindre chaque jour la réalité en utilisant l’encre de l’ironie.
J’ai sous mes yeux, en écrivant ces lignes, à la fois le livre « L’année de
Plantu 2020 – Etat d’urgence » et le quotidien Le Monde du 24
novembre. On y voit le dessin de Plantu : un homme plongé dans
son fauteuil et dans son petit univers à base d’ennui et de télé, avec
derrière lui un calendrier 2020 et les mots « Tous les jours, c’est
dimanche ». Plein de dimanches sans l’envie ni la possibilité de faire
la fête. Evidemment ce dessin ne fait pas partie du livre mais les autres ne sont pas moins significatifs. Ils sont le fruit de ce cocktail
d’humour, d’art et d’intelligence qui est à la base de la popularité de
Plantu.

En parcourant à nouveau les pages de ce livre, j’ai donc vécu encore
une fois les jours de cette année dramatique qu’on est en train de
quitter. La lecture du livre a été pour moi émouvante et parfois dure,
comme la réalité que nous sommes en train de vivre. Dans ce livre,
Plantu nous propose une relecture, en version Covid, de l’un de ses
plus célèbres desseins. Il est dominé par la phrase de Sénèque :

« Vivre, ce n’est pas attendre que l’orage passe. Vivre, c’est apprendre à danser sous la pluie ». On voit donc danser sous l’orage
(avec un parapluie en forme de « masque chirurgical ») une
Marianne, une infirmière, un citoyen lambda, un médecin et
naturellement la petite souris, symbole de ce dessinateur.

En 2020, les Français (mais d’autres aussi, comme les Italiens) ont
appris une nouvelle géographie, à base de zones de couleurs
différentes. Être en « zone rouge » ne signifie plus être administrés
par la gauche, mais sortir de chez soi le moins possible, en
conduisant une vie pleine de contraintes. Quant à Plantu, sa vie
personnelle est depuis plusieurs années soumise à des contraintes
bien plus dures et inquiétantes que l’ont été les nôtres de ce 2020. Il
est tout le temps sous escorte à cause des menaces qui pèsent sur
lui pour certains de ses dessins et pour l’activité de l’association
Cartooning for peace, qu’il a fondé en 2016 avec Kofi Annan, alors
secrétaire général de l’Onu. Certains dessins de Plantu lui ont valu
la très menaçante hostilité des milieux de l’islamisme radical. Ce
dessinateur est devenu un symbole de la liberté de la presse et un
ennemi de ceux qui – en ce 2020 comme à la rédaction de Charlie
Hebdo en janvier 2015 – ont montré leur opposition à l’exercice de
ce droit. Aujourd’hui comme dans les moments difficiles de notre
passé d’Européens, l’ironie et la satire peuvent couter très chères. Il
est facile parler de liberté de la presse, mais il est bien difficile la
pratiquer au quotidien.

Correspondant de la presse italienne à Paris depuis 34 ans, Alberto
Toscano a écrit plusieurs livres sur la relation franco-italienne. Parmi
eux Les Italiens qui ont fait la France de Léonard à Pierre Cardin
(Armand Colin, 2019)

L’année 2020 Etat d’urgence de Plantu (Calmann-Levy)
par Alberto Toscano

#Lecturesconfinement : La vie joue avec moi de David Grossman par Laurent Pfaadt

Une histoire de femmes, de mères
et de filles unies par un lourd secret
et racontée par l’un des plus grands
écrivains de notre temps. Comment
le passé, ce granit inaltérable
sculpté par le marteau de l’histoire,
façonne ce que nous sommes et que
rien, ni le vent du temps, ni le soleil
brûlant de l’amour, ne parvient à
éroder. Parfois pourtant, au
crépuscule d’une vie comme celle de
Véra, l’implacable ténacité des êtres
qui vous aiment et souffrent à cause
de vous peut produire des miracles.
Comme une mer – celle-là même qui entoure l’île-prison de Goli-
Otok en Croatie où convergent les destins de Véra, Nina et Guili –
s’infiltrant dans la roche, même le passé le plus douloureux, peut
exploser afin de régénérer, dans ce livre magnifique jusqu’à la
dernière page, ceux qui ont eu le courage de l’affronter.

La vie joue avec moi de David Grossman (Seuil)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo par Pierre Ducrozet

Une immense quête du temps, des
corps pris dans le grand maillage des
jours, une descente dans le
labyrinthe, petite lampe au front. Un
livre d’une puissance phénoménale,
une langue d’une beauté folle.
Parfois les livres changent le cours
des choses, acquièrent une force
performative. Camille de Toledo est
descendu dans le puits du temps, et il
est revenu avec ceci. D’habitude, on
n’en revient pas. Lisez-le.
Pierre Ducrozet est écrivain, auteur de plusieurs romans dont
L’invention des corps (Actes Sud), prix de Flore 2017. Dernier livre
paru : Le grand vertige (Actes Sud)

Thésée, sa vie nouvelle
de Camille de Toledo (Verdier)
par Pierre Ducrozet

#Lecturesconfinement : ZOF de Jean-Christophe Berthain par Laurent Pfaadt

Trois lettres : ZOF pour Zone
d’Occupation Française, cet espace
allemand en forme de «soutien-gorge»
administré par la France au
lendemain de la défaite du Reich. Nid
d’espions en même temps que panier
de crabes, l’endroit est le terrain
privilégié de fonctionnaires véreux,
militaires revanchards et autres
crapules. Sous couvert de
dénazification, on y pratique la
chasse façon comte Zaroff et autres
humiliations dans un sinistre remake
de 1918.

C’est dans cette atmosphère douce-amère que débarque René
Valenton, gaulliste de la première heure, pour remettre un semblant
d’ordre avant la visite officielle du général de Gaulle. Aidé de son
acolyte alsacien Metzer, il va devoir démêler le vrai du faux dans
cette anarchie baroque. Jean-Christophe Berthain nous conduit
avec délice dans cette aventure à la OSS 117 où la tragédie des
blessures du passé côtoient l’incertitude d’un nouveau monde. Dans
cet opéra-bouffe où l’on croise collabos venus se refaire une
virginité, femmes énigmatiques et vrais-faux gaullistes mais
également Edgar Morin, Frédéric Joliot-Curie ou Pierre Bourdan,
toute cette histoire ne pourrait être qu’un divertissement plaisant si
derrière tout cela, l’auteur ne dressait pas subtilement le décor du
grand jeu à venir, celui où se mêlent quatrième république,
construction européenne et guerre froide.

ZOF de Jean-Christophe Berthain (Cherche-Midi)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Sorel Éros. Palindrome de Jacques Perry-Salkow et Frédéric Schmitter par Karol Beffa

Maître incontesté
de
anagrammes,
Jacques Perry-
Salkow
 publie avec
son complice
Frédéric Schmitter
Sorel Éros, chez
Rivages
. Livre qui
certes peut sembler
mince, mais qui est le
fruit d’une 
gageure
extrême
. En
composant ce
roman-palindrome
de 10
001 lettres, nos deux auteurs ont battu le record jusqu’alors
détenu par Georges Perec et son palindrome de 5566 lettres,
imaginé en 1969. Il leur aura fallu dix-huit années de dur labeur.
Comme le note plaisamment l’oulipien Paul Fournel dans sa préface,
« c’est le nouveau jalon de l’art du palindrome […]. Il n’y en aura pas de
cette trempe de sitôt 
». Cette prouesse littéraire, on peut d’ailleurs la
lire comme un
e révérence à Pérecque l’on retrouve à plusieurs
titres au centre 
du roman. Symboliquement, bien sûr, mais aussi
l
ittéralement, dans la mesure ou la 10001e lettre, pivot autour
duquel s’articulent les deux parties du roman reflétées comme dans
un miroir, 
est un « W », lettre double et référence au célèbre ou le
Souvenir d’enfance
 du maître oulipienAilleurs, dans cet absolu
d’ambition poétique qu’est 
Sorel Éroson devine les fantômes de
Zweig, de Lewis Carroll ou de Shakespeare…

Karol Beffa est compositeur, pianiste et musicologue. Il a obtenu le
Prix René-Dumesnil de l’Académie des Beaux-Artset le Grand Prix
des Muses-France musique 
pour son György Ligeti (Fayard, 2016).
Dernier livre paru : Ravel. Un imaginaire musical, avec Aleksi
Cavaillez et Guillaume Métayer (Seuil/Delcourt
, 2019).  

Sorel Éros. P
alindrome
 de 
Jacques Perry-Salkow et
Frédéric Schmitter (Rivages)
par Karol Beffa