Dans le cerveau de Mussolini

Impossible de
terminer cette année
2020 sans dire
quelques mots du M,
l’enfant du siècle

d’Antonio Scurati,
l’un des meilleurs
livres d’histoire de
l’année. Mais est-ce bien un livre d’histoire ou un roman historique ? Peut-être un peu
des deux.

Il ne s’agit pas d’une énième biographie du Duce mais bel et bien de
la vie d’un aventurier qui s’est fait journaliste, écrivain, qui a adopté
toutes les idéologies naissantes du 20e siècle et ne recula devant
rien, absolument rien, pour satisfaire une ambition dévorante.

Dictateur fantasque, clown facétieux, Rastignac de bas étage, Benito
Mussolini avait tout du personnage de roman. Il n’en fallait pas
moins pour qu’Antonio Scurati en fasse ce personnage perdu dans
une histoire véridique, celle du fascisme, celle du totalitarisme à
l’italienne. Mais surtout, dans sa propre histoire. Dans ce livre qui a
remporté le prix Strega, l’équivalent du Goncourt italien, celui qui a
régné sur une Italie qu’il a contribué à mettre à genoux devant un
Adolf Hitler qui l’admira à ses débuts, apparaît nu, sans ce mythe
historique qui a fait de lui ce qu’il n’était pas en réalité. Ici M, tel que
le baptise l’auteur, est avant tout un génie de la communication
dénué de tout scrupule. Adepte de la violence verbale et physique
plutôt que de la vérité dont il a, le premier, compris qu’elle ne servait
à rien, Mussolini apparaît comme un manipulateur et un assassin
notamment celui du député socialiste Matteotti, dont la mort
constitue l’un des grands moments du livre. Grace à une plongée
dans la tête du Duce, Scurati le suit. On est à côté de lui durant ces
meetings où il assène électrochocs et fake news ou lors de la
fameuse marche sur Rome, le 28 octobre 1922. Populisme,
antisystème, anti-élitisme lui servent de boussoles. Dans nos oreilles
résonnent ses mots. Une petite bande originale scande les épisodes.
Elle ressemble un peu à celle d’enquête sur un citoyen au-dessus de
tout soupçon d’Ennio Morricone.

Storyteller de sa propre histoire, Mussolini s’est vu, avec ce livre,
appliquer le jugement de la littérature. Et il est, comme toujours,
implacable. Surtout pour un dictateur. Scurati l’a ainsi emprisonné
dans son propre roman pour l’examiner comme un rat de
laboratoire, finalement pathétique, et en révéler toute  la vacuité.
Avec ce subtil collage de réflexions de Mussolini, de ses proches et
de ses ennemis, d’articles de journaux, de comptes rendus de police,
de journaux intimes ou de correspondances, Scurati propulse son
lecteur dans un tourbillon psychologique.

Parvenu à la fin du livre, le lecteur est KO debout, la boule au ventre
et furieux. Mais comment un type comme lui a-t-il pu réussir ?
Comment une époque privée de repères a-t-elle permis l’ascension
d’un gars comme lui, avançant jusqu’au sommet du pouvoir sans
rencontrer d’obstacles, avec la complicité de ces hommes tellement
brillants et avec l’aide de ces voyous ? L’histoire s’arrête pour
l’instant à la fin de l’année 1924, soit avant la mise en place de la
dictature fasciste. Mais les autres volumes arrivent et avec eux de
nombreux uppercuts historiques…

Par Laurent Pfaadt

Antonion Scurati, M, L’enfant du siècle,
Les Arènes, 868 p.

Déjà l’air fraîchit

Le dixième roman de Florian Ferrier
explore une facette quelque peu
méconnue du Troisième Reich, celle
des femmes instruites. Cantonnées à
leurs rôles de mères et d’agents de
perpétuation de la race aryenne
véhiculés par Hitler et Himmler, il n’y
eut que peu de place pour celles qui
effectuèrent des études et tentèrent
de construire leur propre vie.

Attendant son procès dans la prison
d’Hamelin où se trouvent
emprisonnés quelques criminels de guerre, Elektra Winter, walkyrie des bibliothèques, se remémore ses
actions passées au service du Troisième Reich. Elle a été chargée de
purger bibliothèques et archives de l’Europe entière, de Paris aux
territoires de l’Est. Mais quel crime a-t-elle commis ? se demande le
lecteur dans ce roman très réussi. Celui d’avoir servi d’agent de
nazification des consciences ? Certainement. Celui d’avoir permis la
spoliation d’œuvres d’art littéraires pour le compte du
Reichsmarschall Goering ? Assurément. Ou celui, finalement, d’avoir
satisfait une ambition professionnelle quitte à pactiser avec le
diable ? D’avoir saisi cette liberté professionnelle, mais aussi
sexuelle avec Madeleine, son grand amour, durant cette époque
troublée où ces libertés étaient toutes refusées aux femmes. Car la
guerre a permis cela. Le meilleur comme le pire. Avec Elektra, Déjà
l’air fraîchit
nous emmène dans un voyage passionnant des Deux-
Magots à la Shoah au cours duquel le lecteur se demandera en
permanence où se situe la frontière entre ambition et
compromission, entre liberté et asservissement.

Par Laurent Pfaadt

Florian Ferrier, Déjà l’air fraîchit,
Chez Plon, 672 p.

Une maison faite d’aube

Aujourd’hui N.S. Momaday
demeure le seul écrivain
amérindien récompensé par le Prix
Pulitzer. C’était en 1969 avec son
ouvrage majeur, Une maison faite
d’aube
. La nouvelle traduction
réalisée par Joëlle Rostkowski,
grande spécialiste de littérature
amérindienne, nous permet ainsi
d’apprécier toute la beauté de
cette prose qui plonge dans les
racines des pins de Californie ou
suit les traces de ces loups qui « le
soir, attirés par les feux de camp des chasseurs, (…) s’asseyaient en cercle dans la pénombre des sous-bois
comme des anciens réunis pour fumer ».

A travers la figure d’Abel, indien navajo revenu de la guerre, se
déploie toute la dichotomie entre la folie des hommes et l’ordre
naturel de la nature. Ode à une vie ancestrale menacée, la grande
force de la prose mystique de Momaday est d’inscrire des mots sur
ces ambiances et ces sentiments qui se passent justement de mots.
Du pueblo et de ces rites animistes tolérant le christianisme à
l’hostilité de la ville coure Abel, le héros du livre, fuyant le
déracinement, la sauvagerie des hommes et sa propre violence
intérieure d’une vie privée de repères. Chant d’un monde recouvert
d’une nuit de plus en plus longue, Une maison faite d’aube traversée
de pollen, de pluie et de merveilles n’a rien perdu de sa magie, bien
au contraire.

A lire également le très beau Crazy Brave (Globe) de Joy Harjo,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nelcya Delanoë et Joëlle Rostkowski.

Par Laurent Pfaadt

N.Scott Momaday, Une maison faite d’aube,
Chez Albin Michel, 288 p.

Pacifique

Un homme monte dans un avion. Il
sait qu’il va mourir. Pour son pays.
Pour son empereur. Pour son
honneur. Dans ce roman intense,
l’écrivaine Stéphanie Hochet nous
embarque dans les chasseurs Zéro
en compagnie de ces kamikazes qui
jetèrent leurs avions sur les porte-
avions et destroyers américains
lors de la guerre du Pacifique. Dans
cet océan de fanatisme, le jeune
soldat Kaneda s’est perdu. Mais le
Pacifique recèle bien des mystères
et des poches de salut. A travers la figure de ce soldat, Stéphanie Hochet interroge les notions de
sacrifice, celui où l’homme n’existe plus par lui-même mais comme
simple poussière d’une histoire, d’une tradition prête à voler, comme
ces avions de mort, pour satisfaire des rêves périmés et des illusions
passées, corsetées, ainsi que celle du libre-arbitre, garant de
l’humanité de chacun.

Par Laurent Pfaadt

Stéphanie Hochet, Pacifique,
Rivages, 141 p
.

Le cri du Moloch

Olrik est de retour ! Voilà sept
ans qu’on avait perdu sa trace.
Un ancien ministre des affaires
étrangères avait même écrit,
sans son accord, sa biographie
en forme d’épitaphe littéraire.
Mais voilà que l’on retrouve sa
trace dans un asile
psychiatrique londonien. Et
l’ancien ennemi de Philip
Mortimer va très vite
reprendre du service pour, une
fois n’est pas coutume, jouer les
héros et empêcher l’invasion de Londres par un alien fou, le fameux Moloch.

Avec Jean Dufaux au scénario – déjà auteur de L’Onde Septimus dont
le cri du Moloch constitue la suite – les aventures de Blake et
Mortimer basculent à nouveau avec bonheur dans cette science-
fiction, fidèles à la Marque jaune d’Edgar P. Jacobs. Aidé par
l’historique Etienne Schréder (La Malédiction des trente deniers, L’onde
Septimus
et Le bâton de Plutarque), le duo est rejoint par un petit
nouveau, Christian Caillaux. Ce trio a construit un album une
nouvelle fois palpitant où se retrouvent les principaux personnages
de L’Onde Septimus (les professeurs Scaramian et Evangely ou Lady
Rowana). Sous la figure tutélaire de Churchill, nos deux aventuriers
vont ainsi devoir déjouer une invasion extraterrestre, aidé d’un Olrik
qui n’a rien perdu de sa superbe et de son machiavélisme…

Par Laurent Pfaadt

Dufaux, Schréder, Caillaux, Le cri du Moloch,
éditions Blake et Mortimer, 56 p
.

MAHLER Das Lied von der Erde

A l’occasion de son
85e anniversaire, l’un
des plus grands chefs
français, Jean-Claude
Casadesus célèbre
Mahler et son Lied
von der Erde dans ce
formidable hommage
musical.

Avec ce son poli par
leur chef durant
toutes ces années,
l’orchestre national de Lille délivre une interprétation tout en justesse et en émotion,
exaltant magnifiquement la dimension tellurique de l’œuvre. Dans
cette performance collective, on notera tout particulièrement des
bois de haute volée, capable de passer d’une ambiance bucolique à
un son très langoureux, très « trauerische ». Les voix n’ont aucune
difficulté à s’insérer dans ce temple musical magnifique. Et lorsque
celle de la mezzo-soprano lituanienne, Violeta Urmana prend des
airs de pythie antique, la musique semble alors passer au second
plan.

Par Laurent Pfaadt

Mahler, Das Lied von der Erde, Orchestre national de Lille,
dir. Jean-Claude Casadesus, Evidence

Alexandra Conunova

Il faut le dire
d’emblée : on a vu
arriver ce disque
avec suspicion. Un
énième Quatre
saisons de Vivaldi
venant s’ajouter à
une production déjà
saturée. Et puis, on a
écouté. Dehors, les
arbres se balançaient
dans cet automne de
confinement. Et la
magie a opéré. Indiscutablement. La faute à Alexandra Conunova, merveilleuse
interprète de ce Guadagnini de 1735 qui vous tire des frissons. La
faute à Paolo Corsi et à son incroyable clavecin, compagnon de jeu
de la soliste comme un chat avec une pelote. La faute enfin à une
prise de son remarquable signée Nicolas Bartholomée et Hugo
Scremin.

Pas de démonstration sonore mais une succession de tableaux où le
violon se fait tour à tour vent d’automne, blizzard d’hiver, pluie
printanière et bien évidemment orage d’été dans ce morceau si
connu pour ensuite se muer en arc-en-ciel. Et parvenu à la fin du CD,
on le remet au début pour que cet incroyable voyage ne cesse pas.

Par Laurent Pfaadt

Alexandra Conunova, Vivaldi – Le Quattro Stagioni
Chez Aparté

Mariss Jansons

Voilà plus d’un an, le
30 novembre 2019,
Mariss Jansons, l’un
des plus grands chefs
d’orchestre de la fin
du 20e et du début du
21e siècle, était
emporté par une
crise cardiaque. Trois
semaines plus tôt, il
donnait son dernier
concert à la tête de
cet orchestre qu’il
affectionnait tant, le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, l’orchestre de la
radio bavaroise, à New York dans le magnifique écrin du
Carnegie Hall.

Avec Strauss et Brahms, Jansons avait choisi le répertoire
germanique. Le ton y est toujours juste, les équilibres sont parfaits,
notamment dans cette quatrième de Brahms où les cuivres donnent
une respiration très vivante. Quant à son Strauss, il est brillant. Pas
inventif mais intense tel qu’il devait l’être à l’origine. Il y a là la
marque d’une grande baguette, celle qui a côtoyé le grand
Mravinsky à Leningrad et qui a fait du Concertgebouw et du
Bayerischen Rundfunks, des phalanges musicales admirées et
acclamées. A l’image de cette symphonie de Brahms, Jansons
raconte plus qu’il n’interprète. Sa musique tisse un hymne à l’histoire
de cette musique qu’il servit admirablement, inscrivant là ses pas
dans ceux du grand Giulini qu’il est allé rejoindre dans notre
mémoire.

Par Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, His Last Concert, Live at Carnegie Hall,
BR-Klassik

The Cleveland Orchestra

Dès les premières
notes du cor de la 9e
symphonie de
Schubert, on sent
qu’il va se passer
quelque chose.
Enregistré
jusqu’avant la crise
du coronavirus, ce
second disque du
Cleveland Orchestra
mêle la dernière
symphonie de Franz
Schubert à une œuvre moderne, Static et Ecstatic d’Ernst Krenek.

La puissance et l’intensité de l’orchestre américain rayonnent
littéralement. A l’aise aussi bien dans cette œuvre classique que
dans le registre moderne, ce disque permet de mesurer
l’extraordinaire plasticité de l’un des meilleurs orchestres du monde.
Une valeur sûre donc.

Par Laurent Pfaadt

Schubert, Krenek, The Cleveland Orchestra,
dir. Franz Welser-Möst , Cleveland recordings

Rencontre/interview Dominique de Rivaz

« Kaliningrad et ses
huit cents ans
d’existence révèle à
chaque pas un tesson
d’Histoire »

Avec Dmitri
Leltschuk, la cinéaste
suisse Dominique de Rivaz est partie à la découverte de l’enclave russe de Kaliningrad.
Elle en est revenue avec un certain nombre de clichés qui se
retrouvent dans ce très beau livre. Pour Hebdoscope, elle revient
sur cette expérience.

Dans votre ouvrage, vous dites avoir arpenté longuement
Kaliningrad 

Oui, nous avons arpenté l’enclave de Kaliningrad, et sa capitale,
Kaliningrad, caméra en bandoulière, à chaque saison, le photographe
biélorusse Dmitri Leltschuk en 2012, et moi-même entre 2017 et
2019. Le livre, Kaliningrad, la petite Russie d’Europe, offre d’ailleurs un
reportage pédestre et joyeux le long de la côte balte par le reporter
allemand, Maik Brandenburg, ainsi qu’un texte passionnant de
Cédric Gras sur cet « Extrême-Ouest » russe, qui permet de mieux
comprendre comment la (P)russe a perdu son « P ».

Avez-vous eu le sentiment que l’histoire aussi bien allemande que
soviétique s’y est dédoublée, figée, cristallisée ? 

Kaliningrad est tiraillée entre le passé et le présent, elle est marquée
par l’architecture gothique prussienne et la démesure, voire la
décadence, soviétique. Tant de choses rendent l’enclave de
Kaliningrad singulière… Son passé allemand hante les lieux, par ses
grandeurs (on pense à Kant, par exemple, qui y vécut et y enseigna)
et ses abjections (le massacre de Palmnicken où en janvier 1945
trois mille femmes juives chassées des camps furent mitraillées).
Mais au temps arrêté se tisse également le temps en marche. Si
Kaliningrad et ses huit cents ans d’existence révèle à chaque pas un
tesson d’Histoire, elle subit jour après jour l’influence de l’Europe
qui l’encercle.

Comment avez-vous ressenti ce dédoublement chez les gens que
vous avez rencontré ?

Pour les intellectuels, ce dédoublement Prusse / Allemagne / Russie
reste fascinant, ils s’y intéressent, en étudient l’histoire, en parlent,
supputent de futurs changements. Les gens plus simples, sont
profondément russes, certains parfois hélas, très nationalistes.

Le livre propose un effet de miroir très intéressant au niveau
iconographique, entre les photos en noir/blanc de Dimitri
Leltschuk et les vôtres, en couleurs. Quels sentiments avez-vous
voulu provoquer chez le lecteur ? 

Nos démarches et nos photos se complètent. Dmitri a exploré les
côtes de l’enclave le long de la mer Baltique. Moi-même j’ai
davantage exploré l’intérieur des terres, de la frontière lituanienne à
la frontière polonaise. Le choix de ces deux méthodes de travail n’a
pas pour but de provoquer des réactions, mais d’offrir plutôt un
ressenti différent.

À y regarder de près, paradoxalement, les images noir/blanc
semblent plus vivantes, plus tournées vers l’avenir, plus en
mouvements, alors que plusieurs de vos clichés veulent semblent
capter une Histoire arrêtée…

Les photos de Dmitri, à une ou deux exceptions près, ont toutes pour
motif des personnes en activité, c’est exact. Les miennes, outre de
nombreux moments de vie quotidienne, donnent aussi à voir des
lieux pour eux-mêmes, des lieux uniques en Europe. J’invite
d’ailleurs vivement chacun à aller les découvrir… dès que les
frontières rouvriront après la pandémie.

Par Laurent Pfaadt