A l’écoute des quatuors de Beethoven

Un petit conseil avant d’ouvrir ce
livre : préparez votre playlist.
Convoquez les grands noms de la
musique de chambre : Quatuors de
Budapest, de Cleveland, Borodine
et bien entendu Beethoven. Depuis
plus de deux cents ans les quatuors
de Beethoven font l’objet d’une
vénération sans faille de la part de
musiciens et d’amateurs de
musique classique. Pourquoi ?
L’essence même du génie de Bonn
réside-t-il vraiment, comme le
disent certains, dans ces compositions ? Pour mieux les comprendre, Bernard Fournier,
ancien professeur de musicologie à l’université Paris VIII et grand
spécialiste de Beethoven, nous invite dans cet ouvrage passionnant
à un voyage littéraire et musical à la découverte des seize quatuors
et de la Grande fugue.

Ce livre est une barque musicale que chaque lecteur doit mener à sa
guise, permettant ainsi d’appréhender et d’aimer « son » quatuor. De
la navigation tumultueuse des six quatuors de l’opus 18 aux voyages
intérieurs des derniers, chacun y trouvera sa voie et cette voix qui
pénètre au plus profond de l’âme comme dans cette cavatine du 13e,
composée dans les « pleurs de l’angoisse » selon Beethoven lui-même
qui semble dialoguer avec Dieu. Ici, comme le rappelle  Bernard
Fournier, « se révèle quelque chose de secret, d’imprévu, qui nous
rapproche de cette énigme indéchiffrable qui est peut-être le ferment et
l’enjeu de la création de tout grand chef d’œuvre »
.

Ce livre referme ainsi avec érudition et émotion cette année
Beethoven qui, à l’image de ce dernier, demeurera longtemps dans
nos mémoires.

Par Laurent Pfaadt

Bernard Fournier, A l’écoute des quatuors de Beethoven,
Buchet-Chastel, 304 p.

A lire également : Beethoven par lui-même présenté par Nathalie Krafft, Buchet-Chastel, 176 p, 2019.

Les espions sortent de l’ombre

Entre mythes et
réalités, plusieurs
ouvrages rappellent
le pouvoir fascinant
des espions

Pour eux l’anonymat
est une qualité. N’être
connu que de
quelques-uns un
exploit ; de personne
confère à la légende
comme Markus Wolf,
ancien chef des services secrets est-allemands dont il ne subsista qu’une unique
photo prise à Stockholm. Mais à l’heure des réseaux sociaux, de la
cybercriminalité et de l’omniprésence des caméras, les temps ont
changé. Ainsi « le BND – Bundesnachritendienst -, le service allemand de
renseignement extérieur, s’est récemment converti aux vertus de la
communication et a produit une petite vidéo pour expliquer son action »

assurent Pierre Gastineau et Philippe Vasset dans Conversations
secrètes
, livre extrêmement instructif et didactique qui réalise le tour
de force de faire un état des lieux de l’espionnage mondial en moins
de 200 pages à travers les voix de leurs principaux responsables.

L’ouvrage évoque ainsi les services d’espionnage des grandes
puissances et de quelques autres nations notamment un chapitre
passionnant sur l’Algérie, qualifiée de « pays où les espions ont
été rois ». Avec ses airs d’atlas mêlant cartes, schémas et même
suggestions littéraires et télévisuels, Conversations secrètes convie
ainsi son lecteur à une plongée dans l’histoire de la seconde guerre
mondiale et bien entendu de la guerre froide, âge d’or de
l’espionnage magnifié par le cinéma et John Le Carré même si la
réalité demeure nettement plus banale. Il aborde également les
grands défis auxquels est confronté notre monde et dans lequel les
espions se retrouvent souvent en première ligne. Rapports de
défiance avec les politiques en Allemagne, importance de la 5G pour
les services secrets chinois ou répercussions du Brexit sur le MI6
sont ainsi quelques-uns des dossiers brûlants évoqués dans le livre.

Et si le temps vient à manquer à nos maître-espions, ces derniers
trouveront toujours un public fasciné par leurs exploits et ceux de
leurs aînés. Ils pourront compter sur d’autres maître-espions,
littéraires, prêts à révéler leur identité à la postérité. Ainsi, après
Oleg Gordievsky dans son best-seller précédent (L’Espion et le Traître,
éditions de Fallois, 2018), Ben Macintyre revient avec l’histoire
d’Ursula Kuckzinski, le fameux agent Sonya qui transmit,
notamment via le scientifique Klaus Fuchs, des centaines de
documents permettant à l’URSS de concevoir sa bombe nucléaire.

Débutant sa carrière dans les années 30, Sonya – qui doit son nom
au fameux Richard Sorge, le maître-espion soviétique qu’elle
rencontra à Shanghai et dont elle fut l’amant – constitua en Grande-
Bretagne, un réseau tentaculaire d’espionnage à la solde de Staline,
envoyant à ce dernier informations militaires, scientifiques et
politiques de premier ordre.

Avec son style très enlevé et très anglo-saxon, Ben Macintyre nous
fait revivre la destinée incroyable d’Ursula Kuckzinski, devenue
colonel du GRU. Le livre se mue parfois en roman d’espionnage. Ainsi
c’est une autre femme, Milicent Bagot, fin limier du MI5, qui allait
démasquer Sonya car, écrit Ben Macintyre, « seule une femme aurait
pu percer Ursula à jour. La branche contre-espionnage du MI5 disposait
d’une telle femme. Et elle avait Ursula dans le collimateur »
. Les pages
qui suivent semblent alors tout droit sorties d’un roman de John Le
Carré comme lorsque les interrogateurs du MI5 tentent de
déstabiliser Sonya, chez elle, autour d’un thé ou devant ses rosiers.
Mais l’espionne résista et parvint à s’enfuir vers l’Allemagne de l’Est
où elle devint, sous le nom de Ruth Werner, une romancière à
succès. Comme John Le Carré. Façon de dire avec ces deux ouvrages
passionnants que les espions n’ont rien perdu de leur pouvoir de
séduction sur notre imaginaire collectif. Anonymes ou pas.

Par Laurent Pfaadt

Pierre Gastineau et Philippe Vasset dans Conversations secrètes,
Fayard/France Culture, 192 p.

Ben Macintyre, Agent Sonya, la plus grande espionne soviétique,
éditions de Fallois, 416 p.

A lire également : 

Julian Semenov, La taupe rouge, 10/18, 408 p.

Lee Child, Formation d’élite, Livre de poche, 480 p.

Un morceau de papier bleu

Benn Steil signe l’ouvrage de
référence sur le plan Marshall

Qu’il s’agisse de l’économie
française, du système de santé,
d’élèves en difficulté ou des
langues, tout le monde réclame un
plan Marshall. Celui-ci, portant le
nom d’un général américain
devenu après la seconde guerre
mondiale, secrétaire d’Etat du
président Truman, possède cette
caractéristique rare d’être passé
dans le langage courant comme signifiant une vaste opération de soutien, de relance à un ou
plusieurs secteurs de nos sociétés contemporaines.

Mis à part cela, que recouvre-t-il à l’origine ? C’est le but de l’ouvrage
extrêmement fouillé et instructif de Benn Steil, ancien directeur du
département international d’économie du Council on Foreign
Relations, un think tank influent de la politique étrangère
américaine. Coincé entre la fin de la seconde guerre mondiale et la
guerre froide, c’est-à-dire à un moment où l’Union soviétique n’était
plus complètement une alliée mais pas encore l’ennemi numéro un
de l’Europe occidentale, le plan Marshall explicité dans le fameux
discours de George Marshall à Harvard le 5 juin 1947 et signé le 3
avril 1948 consista en un vaste plan d’aides économiques à une
Europe ruinée par six longues années de guerre. Ce plan se doubla
d’une intention difficile à évaluer, celle de maintenir l’influence des
Etats-Unis, grands vainqueurs de la guerre et tenants du libre-
échangisme, face à celle de l’URSS que certains percevaient déjà
comme néfaste, notamment George Kennan, conseiller de George
Marshall et cerveau du plan. Ainsi note Benn Steil, « l’un des
éléments-clés qui sous-tendait le plan était qu’on ne peut tenir pour
acquis un engagement populaire en faveur de la démocratie et du libre-
échange »
. Autrement dit, il fallait créer les conditions nécessaires
pour assurer la sécurité et la prospérité européennes qui ne
manqueraient pas de profiter aux Etats-Unis.

C’est là que le livre éclairant de pédagogie de Benn Stein nous aide à
y voir plus clair. Ne se limitant pas aux questions économiques, il
nous emmène, durant ces deux années et demie, de la Maison
Blanche au Kremlin en passant par Paris, Londres ou Berlin où tout
s’est joué. A partir d’archives inédites américaines, russes,
allemandes et tchèques, il nous fait pénétrer avec brio dans l’intimité
de négociations secrètes en compagnie de ceux qui allaient pendant
près de quarante ans façonner la géopolitique mondiale comme lors
de ce voyage incroyable d’avril 1947 lorsque George Marshall
rencontra Staline à Moscou ou lors de la conférence de Paris dans
les salons du quai d’Orsay en juillet 1947 pour assister à la volte-
face, sous la pression de l’URSS, de la République tchèque qui refusa
le plan Marshall au grand dam d’un Jan Masaryk qui allait mourir
quelques semaines après le fameux coup de Prague (février 1948).
L’auteur n’omet pas d’expliciter les querelles internes à chaque camp
notamment au sein de la Maison Blanche ainsi que l’évolution,
presque quotidienne, du blocus de Berlin qui faillit causer une
nouvelle guerre mondiale.

Au cœur de ce vaste jeu de dupes politique, diplomatique et culturel
se trouvait une nouvelle fois une Allemagne que chaque camp
espérait attirer à lui et dont la division en 1949 allait préfigurer celle
de la guerre froide pendant quarante ans. Ainsi, nul doute que même
George Marshall ne se doutait certainement pas que ce morceau de
papier bleu transmis par un diplomate britannique à propos du
désengagement du Royaume-Uni de la Grèce allait entraîner une
transformation irréversible de l’Europe.

Par Laurent Pfaadt

Benn Steil, Le Plan Marshall, à l’aube de la guerre froide,
Les Belles Lettres, 684 p.

Une fenêtre sur l’Europe

© Dmitri Leltschuk

Magnifique livre de
photographies sur
Kaliningrad

Sarajevo. Odessa.
Kaliningrad. A la
simple évocation de
leurs noms, ces villes
continuent à exciter
notre imaginaire. Car
elles sont chargées d’histoire, de mémoires et de quelque chose difficilement
définissable. Peut-être parce qu’elles ont raconté l’histoire avec un
grand H. L’ouvrage de la réalisatrice suisse Dominique de Rivaz et du
photographe biélorusse Dmitri Leltschuk raconte cela. Leurs
photographies en noir et blanc et en couleurs nous emmènent sur
les rivages de ce port de la Baltique, de cette enclave de 205
kilomètres sur 108 coincée entre Lituanie et Pologne mais
également dans ces villages « où la guerre semble s’être arrêtée
la veille »
.

Il y a dans la beauté de ces photos à la fois les traces de ces
mémoires d’empires comme ces douilles allemandes ou cette faucille
et ce marteau qui attestent du passage sanglant des grands empires
totalitaires du 20e siècle. Dans ces rues, sur ces paysages où le kitsch
rivalise avec le sublime se propagent encore les souvenirs des
balades d’Emmanuel Kant ou de la Shoah mais également la vitalité
de cette jeunesse immortalisée par Dmitri Leltschuk et de ces
maisons colorées rappelant les Pays-Bas. La présence prussienne est
partout, dans ces villas Art Nouveau ou sur ces routes de campagne.
« Ici s’est conservée une matrice qui parlait d’une autre vie, d’un autre
ordre des choses et d’une autre culture »
note ainsi Iouri Bouida,
écrivain russe originaire de Kaliningrad. La Prusse a perdu son P
pour laisser sa place à la Russe, à la Soviétique qui a échoué à se
débarrasser de cet héritage qui prend des airs de dispute
permanente entre Kant et Lénine.

Ce cosmopolitisme, à l’instar d’une Sarajevo et d’une Odessa,
constitue à n’en point douter la singularité de Kaliningrad et
continue de faire rêver écrivains, cinéastes et photographes comme
en témoigne ce très beau livre.

Par Laurent Pfaadt

Dominique de Rivaz & Dmitri Leltschuk,
Kaliningrad, la petite Russie d’Europe
les éditions Noir sur Blanc, 232 p.

#Lecturesconfinement : Mes Mémoires d’Alexandre Dumas par Christiane Rancé

Lire et relire Mes Mémoires d’Alexandre Dumas. Quelle vie ! Elle
dépasse en tout le prodige de ses propres romans. « Le maître du plus
vrai que le vrai »
 comme le qualifie Jean Cocteau ; celui qui a écrit,
avec Les Trois mousquetaires « le seul, et le plus beau roman sur
l’amitié jamais composé en langue française »
 comme le souligne
Jacques Laurent, nous fait entrer dans ses aventures tumultueuses
avec sa jeunesse éternelle et son enthousiasme inépuisable. Quels
voyages ! La Russie, le Caucase, l’Italie, l’Espagne l’Autriche,
l’Allemagne, en fait toute l’Europe, et le Maghreb. Quels
engagements ! Aux côtés de Victor Hugo en exil ou de Garibaldi
dans son expédition des Mille, en Sicile puis à Naples où il dirige les
fouilles de Pompéi… Quelles amours ! Quels délicieux scandales !
C’est joyeux, riche, souvent drôle,historique. On sort, de cette
autobiographie rajeuni, ragaillardi, émerveillé. « Mon père est un
grand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit »
 a dit son fils de ce
génie des lettres, de la vie et de l’enfance. Pour nous, il reste un
grand ami, et depuis notre plus jeune âge.
Christiane Rancé est journaliste,
éditrice et écrivaine. Auteure de
nombreux ouvrages, elle a
récemment publié le Dictionnaire
amoureux des saints
 (Plon, 2019)
Mes Mémoires d’Alexandre Dumas (Robert Laffont)
par Christiane Rancé 

#Lecturesconfinement : Absalon ! Absalon ! de William Faulkner par Olivier Sebban

En plein XIX siècle, Thomas Sutpen, un homme au passé trouble
venu dont ne sait où, débarque à Jefferson Mississippi
. Escorté de
ses esclaves, Sutpen défriche une centaine d’hectares de forêtafin
d
e bâtir une demeure au centre d’une plantation de coton.
Commence 
l’édification d’une dynastie frappée au coin du tragique,
du secret
 et de l’inceste, que la malédiction raciale du Vieux Sud,
finira par 
réduire en cendres. Dans un style somptueux, Faulkner
ressasse et repousse sans cesse la révélation d’une, énigme dont les
ramifications 
conduiront à l’anéantissement de l’orgueilà
l’extinction d’une descendance, à la ruine de la langue elle-même !

Olivier Sebban est écrivain, auteur
de plusieurs romans dont Sécessions (Rivages) en 2016
Absalon ! Absalon ! de
William Faulkner (Gallimard)
par Olivier Sebban 

#Lecturesconfinement : Floride, cœur révélateur des Etats-Unis de TD. Allman par Laurent Pfaadt

Le 3 novembre 2020, la Floride
renouvelait sa confiance à Donald
Trump. Etat de villégiature de
retraités fortunés, terre d’accueil
de réfugiés cubains fuyant la
dictature castriste, temple du culte
du corps, berceau de la culture de
l’orange et du divertissement à
l’américaine, le « Sunshine State »
personnifie le rêve américain et fait
office d’eldorado paisible et
cosmopolite. Oui mais à quel prix.

C’est ce que démontre Timothy D. Allman, plume acérée et bien connue du Monde diplomatique, dans
ce livre choc qui a connu un grand succès aux Etats-Unis et a été
nominé au National book Award. Car cette prospérité a eu un prix :
celui du sang. A grands renforts de faits historiques, Allman
s’aventure dans cette histoire occultée comme on s’enfonce dans un
marécage. Des génocides des indigènes par les conquistadors
espagnols et des indiens Séminoles par le futur président Jackson à
l’élection de Donald Trump en passant par le meurtre raciste de
Trayvon Martin en 2012, la confiscation de la démocratie par la cour
suprême au profit de George W. Bush et bien entendu l’esclavage, la
Floride est un concentré de ce qu’est devenu, aujourd’hui, les Etats-
Unis : une nation érigée et régie par la violence au moyen de crimes
tels que l’esclavage et le nettoyage ethnique.

L’ouvrage ne serait qu’un énième livre noir énumérant ces crimes
sauf qu’Allman montre que ces derniers n’ont servi qu’un objectif,
celui d’assurer le profit de leurs commanditaires et faire de la
Floride, des conquistadors espagnols aux cadres de Disney et autres
multinationales, un vaste espace privatif. Avec comme première
victime, la démocratie, garde-fou garantissant les libertés
individuelles des habitants. Au-delà du « Sunshine State », l’auteur
expose avec brio la floridianisation de l’Amérique, sorte de
processus insidieux qui tente de maintenir l’illusion d’une liberté que
l’on tente par tous les moyens, de réduire. Refermant le livre sur ce
constat glaçant, on se demande si la défaite de Donald Trump signe
le glas de cet engrenage ou si celui-ci est irréversible.

Floride, cœur révélateur des Etats-Unis de TD. Allman (Librairie Garnier)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : La Mort du roi Arthur par Pierre Mari

En ces temps de collapsologie plus ou moins bien inspirée, il faut
rappeler que l’un des plus grands récits d’effondrement jamais écrits
est sans nul doute La mort du roi Arthur, roman anonyme composé
vers 1230, qui achève le grand cycle du Lancelot-Graal. Amours
adultères de Guenièvre et Lancelot découverts et punis, combat à
mort de Gauvain et Lancelot, les preux jadis inséparables, trahison
d’Arthur par son neveu, envies, haines, jalousies : tous les
affrontements internes que le récit met en scène témoignent de la
condamnation qui frappe le monde arthurien. Une sorte de folie
empoigne tous ces héros qui ne maîtrisent plus leur destin, et vont
d’un égarement à l’autre. Jusqu’à cette fin extraordinaire où
Excalibur, l’épée de souveraineté, jadis instrument du sacre et de
l’élection, disparaît dans l’eau féerique. On a parfois médit du film de
John Boorman, Excalibur, mais il est peut-être, avec le Lancelot du
Lac
de Bresson, celui qui a le mieux mis en scène cette ruine d’un
royaume et d’un monde.

Pierre Mari est écrivain. Dernier livre
paru : En pays défait (Pierre-
Guillaume de Roux)
La Mort du roi Arthur (Livre de poche) par Pierre Mari

#Lecturesconfinement : Jacob, Jacobi de Jack-Alain Léger par Morgan Sportès

Jack-Alain Léger est un écrivain dont j’aurais aimé faire l’éloge. Ce
pseudonyme qu’il avait choisi, définit assez bien son style très
enlevé, ironique, percutant (et profond donc). Il n’en était pas pour
autant – et pour son malheur – plus « léger » que l’air. Il s’est jeté
récemment du 11ème étage de son appartement, à Paris. La gravité
du monde, et des choses, sur lui, l’a donc emporté. Son roman que je
préfère est Jacob, Jacobi. Préfiguration de sa fin, l’auteur-narrateur,
au fond du désespoir s’y retrouve confronté dans les toilettes d’un
café (scène qui m’avait frappé) à une porte frappée de l’inscription «
SANS ISSUE ? » On sait donc quelle « issue ultime » il aura trouvé à
son aventure littéraire. Encore un bel écrivain auquel notre petite
république des lettres n’a pas su rendre hommage. Lisez encore La
gloire est le deuil éclatant du bonheur
 ou Ali Le magnifique. Il a écrit
beaucoup. C’est une sorte de Mozart du point de vue de la forme. Et
les plumitifs d’entonner :Trop de notes !
Morgan Sportès est écrivain, auteur
de nombreux ouvrages dont L’Appât
(Seuil) et Tout, tout de suite(Fayard),
Prix Interallié en 2011. Dernier livre
paru : Si je t’oublie (Fayard, 2019)
Jacob, Jacobi de Jack-Alain Léger
(Pocket)
par Morgan Sportès

#Lecturesconfinement : Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique de Barbara Cassin de l’Académie française par Laurent Pfaadt

C’est une drôle d’autobiographie que
celle de Barbara Cassin, récemment
élue à l’Académie française. Oui de
l’humour, il y en a dans cette enfance
passée auprès de parents peintres à
leurs heures, de cet grand-oncle
illustre qui lui propose de devenir
sténo ou de ces virées étudiantes et
de ces rencontres intellectuelles qui
appartiennent à un autre âge. Mais à
travers ces pages truculentes se
nichent également des leçons de vie
que l’on goûte, que l’on savoure. Qui a
dit que la philosophie était
mélancolie ? Certainement pas elle…

D’ailleurs, de la philosophie il est en évidemment question avec
Barbara Cassin. Tout le temps. Comme une boussole pour avancer.
La brillante helléniste nous convie avec bonheur à une navigation en
compagnie de Platon, de Parménide, de Protagoras ou d’Aristote
mais également de Leibniz, Kant, Heidegger et Lacan permettant
ainsi de remettre en perspective ce monde souvent privé de sens. Ce
voyage permet ainsi de tracer des fils d’Ariane entre leurs
enseignements et notre époque, entre la vie de Barbara Cassin et
aujourd’hui comme lorsqu’elle oppose Platon à Gorgias, l’une de ces
« sales ordures démagogues » dont la vérité n’était pas la
préoccupation première. Tiens…tiens…nous pensons à quelqu’un…

L’Académicienne ne serait pas immortelle si elle ne nous invitait pas
à chevaucher joyeusement la langue française, sur les barricades de
mai 68, dans les retraites passionnées de René Char ou en
compagnie d’Alain Rey. Cette langue qui autorise tout, celle qui
transforme des adolescents psychotiques en êtres sublimes, celle
qui réconcilie une nation, celle qui, enfin, permet toutes les libertés.
Car, à y regarder de plus près ou plutôt à y lire de plus près, ce livre
est un formidable plaidoyer pour la liberté, pour toutes les libertés.
En refermant le livre, on se sent mieux armé de ce courage qui nous
faisait peut-être défaut, prêt à « suivre ce qu’on attend pas »

Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique de
Barbara Cassin de l’Académie française (Fayard)
par Laurent Pfaadt