Éloge du Barbare

Homo Domesticus de James C. Scott

L’Histoire est écrite par les vainqueurs d’autant plus fermement
qu’elle se doit de documenter leur puissance et leur rayonnement
tout en dissimulant leurs fragilités. L’auteur détricote ce récit
fondateur des Empires aussi partiel que partial et que nos États
modernes perpétuent volontiers authentifiant ainsi leur mythe du
progrès de l’humanité dont ils seraient l’aboutissement. La réalité
est bien plus complexe et le livre offre une belle synthèse (24 pages
de bibliographie) de cet « âge d’or des Barbares » dont le destin était
intimement intriqué aux premiers États.

Si cette interprétation biaisée a pu se pérenniser, c’est que les
Empires produisaient une mémoire « en dur » avec leurs monuments
et leurs écrits qui affirmaient leur haute idée de la civilisation et
rejetaient dans l’ombre toutes les autres qui construisaient en
matériaux périssables, écrivaient sur des supports corruptibles ne
laissant aux archéologues que des témoignages ténus.

Ces barbares – chasseurs, cueilleurs, itinérants plutôt que nomades
– avaient pourtant élaboré un véritable écosystème avec des implantations agricoles saisonnières (cultures sur brûlis), des nasses
pour piéger les troupeaux lors des transhumances, etc. Cette
organisation collective leur permettait de ne travailler que deux à
trois heures par jour et la diversité de leurs activités d’être plus
athlétiques et en meilleure santé que les sédentaires.

L’auteur décrit avec une certaine gourmandise les prémices de
civilisation forgées par ces barbares. Un terreau qui, joint à des
conditions favorables à la culture extensive des céréales (vastes
zones fertilisées par les alluvions comme en Mésopotamie ou le long
du Nil), a permis aux Empires d’émerger en imposant la
sédentarisation des populations (très souvent au prix de la
servitude : « dans la plupart des milieux naturels, seules la pression
démographique ou une forme quelconque de coercition peuvent expliquer
qu’une population de chasseurs-cueilleurs soit passée à l’agriculture. »
p. 54).
Des céréales ? Car c’est un produit saisonnier récolté à périodes
fixes, facile à stocker et à transporter, donc à imposer ! La civilisation est avant tout logique comptable ! « Avec le recul, on peut percevoir les
relations entre les barbares et l’État comme une compétition pour le droit
de s’approprier l’excèdent du module sédentaire « céréales/main-
d’œuvre ». Ce module était en effet le fondement essentiel tant de la
construction de l’État que du mode d’accumulation barbare. » (p. 271)

Sauf que les fragilités sont nombreuses : monoculture (risques
accrus de famine), impôts, servitudes (esclavage souvent) et impact
sur la santé (travail harassant et maladies induites par la
concentration de population : « Il semble presque acquis que nombre de
ces États se sont effondrés sous le coup d’épidémies », p. 55). Il est
d’ailleurs troublant que les conditions à l’origine des zoonoses et des
épidémies d’il y a 5 000 ans renvoient à celles de la pandémie
actuelle (p. 134 à 135).

Mais toute histoire a une fin : « En reconstituant systématiquement les
réserves de main-d’œuvre de l’État grâce aux esclaves qu’ils lui livraient,
ou bien en mettant leur savoir-faire militaire au service de sa protection
et de son expansion, les barbares ont délibérément creusé leur propre
tombe. » (p. 283) Comme si le ver était dans le fruit et que seule
l’échelle avait changé : l’humanité serait ainsi passée du village au village global. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus d’échappatoire (à
l’époque, l’écosystème permettait le retour au nomadisme
pastoralisme).

par Luc Maechel

Une histoire profonde des premiers États
chez La Découverte poche, jan. 2021, 323 p., 13 €
(Yale University, 2017 – traduit de l’américain par Marc Saint-Upéry, La Découverte 2019)

Eugenio Corti, centenaire de la naissance (1921-2014)

Eugenio Corti © D. R

Le 21 janvier 2021, Eugenio Corti aurait eu cent ans. Si son nom
n’évoque que peu de choses aujourd’hui, l’écrivain italien fut l’un des
plus lus de son vivant. Son œuvre majeure, Le Cheval rouge (rééditée
par les éditions Noir sur Blanc en 2020), au début confidentielle,
devint vite un succès de librairie, traduit dans de nombreuses
langues et rééditée à plus de dix reprises.

Mise à part les éditions de l’Age d’Homme qui publièrent entre
autres Grossman, Ramuz ou Gripari, il faut aller voir chez des
éditeurs moins connus, étrangers ou confidentiels pour trouver les
œuvres d’Eugenio Corti. Pourtant rien ne prédestinait ce dernier à
embrasser le destin d’écrivain qui fut le sien. Fils d’un industriel du
textile, il s’engagea à vingt ans dans l’armée italienne et demanda à
être affecté, en 1942, sur le front russe. Comme bon nombre de ses
contemporains, la guerre et la débâcle des forces de l’Axe en URSS
(seuls 4000 de ses compagnons sur les 30 000 que comptèrent son
corps d’armée revinrent indemnes de la terrible retraite de l’hiver
1942 où la Wehrmacht et leurs alliés notamment italiens furent
repoussés, encerclés, anéantis) qu’il décrivit dans La Plupart ne
reviendront pas(1947), façonnèrent sa littérature.

« C’est l’Histoire l’a choisi ou, pour mieux dire, qui l’a saisi » écrivit ainsi
François Livi (1943-2019), professeur émérite à la Sorbonne,
traducteur de l’italien et grand spécialiste de l’écrivain. Car les
épreuves de la guerre et son expérience personnelle constituèrent la
matière première des livres de Corti qu’il s’agisse du Cheval Rouge en
URSS (dans sa première partie) ou dans la péninsule italienne avec 
Les derniers Soldats du Roi, récit des combats que mena l’armée royale
italienne – à laquelle Corti appartenait en tant qu’officier – aux côtés
des alliés face aux nazis. Moins romantique qu’un Jünger ou qu’un
Hemingway, Corti s’engagea dans l’armée pour observer une société
façonnée par le marxisme soviétique. Son œuvre de fiction se veut
donc scrupuleusement ancrée dans le réel, dans l’Histoire qu’il se
refuse à travestir pour les besoins du récit revêtant ainsi un
caractère anthropologique. Ce qui le différencie de certains de ses
contemporains en particulier de Curzio Malaparte. « Corti est à mes
yeux un peu l’anti-Malaparte. Tous deux ne pourraient pas écrire sans
s’appuyer sur l’histoire tragique de leur temps. Mais chez Malaparte le
souffle visionnaire prime sur la réalité, alors que Corti éprouve respect et
pitié pour les faits, derrière lesquels il y a toujours des hommes en chair et
en os » estime Maurizio Serra, académicien et prix Goncourt de la
biographie 2011 pour son livre sur Malaparte. D’autres spécialistes
de Corti ont même parlé de « pacte d’écriture » avec l’Histoire pour
décrire cette volonté absolue de ne jamais trahir les faits et de
permettre aux morts, à travers la littérature, de survivre dans la
mémoire des hommes. Car à y regarder de plus près, l’œuvre
d’Eugenio Corti est essentiellement une œuvre de mémoire envers
ceux qui ont permis, à travers leur sacrifice, d’être ce que nous
sommes aujourd’hui mais également pour raconter, avant que ne
tombe dans l’oubli, ce mal né des totalitarismes qui ont annihilé
l’homme au 20e siècle comme a pu le faire un Soljenitsyne par
exemple.

Le Cheval rouge restera bel et bien sa grande œuvre, son magnum
opus souvent comparé au Vie et Destin d’un Vassili Grossman qui se
trouvait de l’autre côté de la ligne de front. Publié en 1983, il revêt
comme tous les grands romans quelque chose de profondément
universaliste qui touche tous les lecteurs et traverse les générations.
Fresque grandiose relatant les destins des frères Riva et de ces
enfants d’un village de Lombardie entre 1940 et 1974, le livre porte
en lui le souffle épique des grands romans adossés à une histoire
tragique. D’ailleurs, ce souffle ainsi que sa narration travaillée le
rapprochent indubitablement des grands romans russes en
particulier ceux de de Tolstoï, si bien que de nombreux critiques
littéraires ont vu dans Le Cheval rouge, un Guerre et paix transalpin. Et
à travers l’histoire des frères Riva se dégage aussi, sur ces terres
d’athéisme, une dimension mystique, chrétienne – le titre le Cheval
rouge est d’ailleurs emprunté à l’Apocalypse de Jean – qui ne fait que
renforcer, au fil des pages, la dramaturgie de l’histoire de cette
jeunesse portée par un idéalisme finalement enseveli dans les fosses
du nazisme et du communisme. « J’étais horrifié par le comportement
des Russes et des Allemands. Nous les Italiens, nous n’étions pas des
grands soldats, mais nous étions civilisés et nous avons été confrontés à la
barbarie » confia-t-il en 2001 à la Revue des Deux Mondes. Au milieu
de ces pages qui suintent du sang et des larmes de ses compagnons,
Corti tend à la nature humaine, le miroir de sa haine, celle qui pousse
systèmes et hommes à commettre les pires exactions comme les
miracles les plus incroyables. L’universalisme du livre réside à la
jonction de ces deux alternatives. Le Cheval rouge n’a décidément
rien perdu de sa force évocatrice.

Quelques ouvrages d’Eugenio Corti :

Le Cheval Rouge, éditions Noir sur Blanc, 1416 p. 2020
La Plupart ne reviendront pas, Motifs, 448 p. 2003
Les Derniers soldats du roi, éditions l’Age d’Homme/de Fallois, 342 p. 2004
Je reviendrai, lettres à ma mère, éditions des Syrtes, 235 p. 2017

Par Laurent Pfaadt