La réparation du monde

C’est un roman comme on en écrit plus. Un roman titanesque dans
son intensité, à la fois grandiose et difficile. Celui où les hommes ne
sont que le jouet du destin, celui où on ne peut rien contre la fatalité.
Celui où le combat même lorsqu’il est vain et perdu est magnifique.
Les Kempf car c’est d’eux dont il s’agit, vivent depuis le XVIIIe siècle
dans ces marges que l’impératrice Marie-Thérèse a colonisé avec ces
Allemands de souche devenus, au fil des siècles, Roumains, Hongrois
et ici, Croates, dans ce qu’on appelait encore la Slavonie du temps de
l’Autriche-Hongrie.

Publié en 2015 et déjà traduit dans une dizaine de langues, la
réparation du monde évoque la question haut combien complexe dans
cette région, de l’identité, de sa multiplicité et de sa destruction sous
les coups de boutoir des totalitarismes. L’auteur s’est ainsi appuyé
sur son abondante documentation familiale pour construire un
roman centré autour de son personnage principal, Georg Kempf,
jeune étudiant en médecine projeté dans la seconde guerre
mondiale. L’auteur montre ainsi avec solennité que les choix
individuels ou les non-choix que nous faisons ont toujours des
impacts irréversibles. Ici en l’occurrence, rejoindre la SS pour
échapper à une guerre fratricide dans les Balkans. Mais fuir son
destin est parfois pire que de l’affronter car ce dernier vous attend,
vous happe quand vous vous y attendez le moins et se venge de
vous. Georg Kempf en fit les frais en assistant aux premières loges
de cet opéra macabre que fut l’anéantissement de l’Europe, de sa
mémoire comme de ses peuples. Envoyé dans le sud de la Pologne,
au cœur de l’enfer, entre extermination et massacres, la conscience
de Georg Kempf hésite souvent entre dégoût et fascination du pire.
Voulant fuir la guerre civile, il ne participa « que » moralement, en
tant que SS, au plus terrible des génocides avant d’affronter cette
même guerre fratricide. Le destin s’est ainsi vengé.

Chevauchant l’incroyable prose et composition littéraire du
dramaturge croate, le lecteur a parfois l’impression de chevaucher
ce fameux cheval rouge d’Eugenio Corti. Dès les premiers chapitres,
le lecteur est poussé sur une route escarpée qu’il ne quittera plus
jusqu’au point final, quelques six cent pages plus loin. La beauté de la
nature cohabite avec l’horreur des hommes donnant au récit un
caractère épique proprement stupéfiant. Des encadrés viennent
projeter la voix du narrateur, fils de notre héros, comme une sorte de
coryphée. Elle nous rappelle que quels que soient les choix que nous
faisons, ils ont toujours des répercussions sur les générations à
venir. Avec ce roman qui ajoute une pierre supplémentaire à
l’excellence des lettres balkaniques, Slobodan Snajder nous offre
ainsi une puissante leçon d’histoire et d’engagement, domptant,
d’une certaine manière, la main vengeresse du destin.

Par Laurent Pfaadt

Slobodan Snajder, La réparation du monde
Chez Liana Levi, 624 p

Martha Argerich raconte

Qui aurait pu prédire que cette jeune femme de 24 ans avec ses airs
de « reine assyrienne » comme le rappelle avec malice Olivier Bellamy,
éclabousserait le monde de la musique classique en s’asseyant
devant son piano lors de ce fameux récital d’anthologie de 1965, et
deviendrait au lendemain de ses 80 printemps, fêtés le 5 juin dernier,
l’une des légendes du piano des 20e et 21e siècles, à la fois adulée et
toujours aussi mystérieuse ? Quelques-uns peut-être. 

Remontant le fil de ce destin hors normes, Olivier Bellamy,
journaliste à Radio Classique et Classica, nous trace, à travers
quelques grands entretiens et miscellanées qui sont autant de
sentences de la « reine », le portrait de cette femme qui ne se livre
que rarement. Au centre de ces pages, il y a bien entendu la musique
et le piano avec en majesté, ses Beethoven et notamment ce
quatrième concerto qui décida, pour cette enfant de Buenos Aires,
de son incroyable destinée, ces Schumann ou ce Chopin, « son amour
impossible » qu’elle sublima. 

Les grands pianistes et les chefs se succèdent ainsi au fil des pages : le professeur Friedrich Gulda, omniprésent, dont elle fut l’unique
élève, Nelson Freire, l’ami de toujours qui « sent tout ce que je sens »,
Claudio Abbado avec qui elle réalisa peut-être ses plus beaux
disques ou Daniel Barenboim qu’elle admire. Elle est tantôt peu
amène sur certains pianistes dont nous tairons le nom, enjouée pour
d’autres comme Piotr Anderszewski par exemple. A la manière d’un
concerto, avec ses mouvements lents et rapides, ses accents
désinvoltes et ténébreux, la pianiste évoque son enfance, sa vie, sa
relation avec le chef Charles Dutoit, son rapport à la mort après
avoir vaincu un cancer, la musique comme vecteur de démocratie ou
ses liens avec la France dont l’âme « possède quelque chose de voilé »« 
J’aime beaucoup jouer du piano, mais je n’aime pas être une pianiste » 
conclut-elle dans ce livre qui contribuera à façonner un peu plus
cette légende…

Par Laurent Pfaadt

A écouter : Martha Argerich, The Legendary 1965 Recording, Warner Classics

Olivier Bellamy, Martha Argerich raconte,
chez Buchet & Chastel, 272 p.