Les Intranquilles

un film de Joachim Lafosse

Les Intranquilles : Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah
Copyright LUXBOX

Après un détour par l’exploration des liens filiaux dans Continuer,
adapté du roman éponyme de Laurent Mauvignier, Joachim
Lafosse revient à l’espace clos du foyer familial non plus miné par
des rapports d’argent, comme dans L’économie du couple, mais par
la bipolarité, cette maladie qui fait alterner dépression et états
d’exaltation. Damien Bonnard et Leïla Bekhi s’aiment et se
déchirent et impressionnent par leur interprétation à fleur de
peau.

Quand Joachim Lafosse évoque la dépression, il cite deux films
majeurs Une femme sous influence (A Woman Under the Influence) de
John Cassavetes et Two Lovers de James Gray. Ses Intranquilles
racontent une période de la vie d’un couple et de leur enfant, un film
inspiré par la propre vie du réalisateur et par le livre de Gérard
Garouste : L’Intranquille, autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou. La
1ère séquence donne le ton. Le père, Damien, laisse les commandes
de son bateau à son petit garçon et le laisse seul au milieu d’un lac
tandis qu’il plonge et rejoint la rive lointaine à la nage. Séquence clef
qui met le spectateur dans un état d’inquiétude qui ne le lâchera
plus, intranquilité que Joachim Lafosse a vécu quand il était enfant.

Gabriel, l’enfant, a une maturité acquise à force d’être sur la
défensive et de vouloir se protéger ainsi que sa mère. Ils font bloc
tous les deux, non pas contre mais avec Damien qui fait peur et peut
se montrer aussi dangereux en période de crise qu’il peut être
charmant et drôle. Une virée en voiture avec ses parents qui
chantent à tue-tête une chanson de Bernard Lavilliers, moment de
complicité heureuse et amoureuse, témoigne que les souvenirs
d’enfance sont précieux, ceux qui évoquent le bonheur qui s’est
enfui. Joachim Lafosse a distillé ces moments rares. Tension et
émotion habitent son film. Damien Bonnard et Leïla Bekhti ont gardé leur prénom, comme pour approcher une vérité de leur
personnage. Ils campent des forces en présence. Les comédiens
portent le film, elle, mère courage, le corps/cœur lourd, n’ayant plus
le temps de s’occuper d’elle, lui, agité, le regard fiévreux, en
déséquilibre. Damien est peintre et elle est restauratrice de meubles
anciens, elle est aussi celle qui veille sur lui, se bat pour qu’il accepte
de se soigner. Joachim Lafosse a apprécié que ses interprètes
comprennent qu’il ne s’agissait pas d’un « film sur la maniaco-
dépression mais plutôt d’une interrogation sur la capacité et les
limites de l’engagement amoureux. » Le nom de la maladie est très
tardivement prononcé et Leïla n’est jamais dans une position
victimaire.

Comment concilier les agissements hors de contrôle de Damien
avec une vie de couple et de famille ? Comment garder intact l’élan
artistique dans les périodes de crises ? Pour Joachim Lafosse, si Van
Gogh avait été accompagné, peut-être aurait-il réalisé des tableaux
encore plus extraordinaires. Peindre en état de crise ne produit pas
forcément des chefs-d’œuvre. Comment contrôler l’intranquilité
sans la subir et au contraire en faire une force ? Le film n’apporte pas
de réponse. Alors que le personnage de Damien, jusqu’à la veille de
la préparation devait être un photographe, comme l’était le père du
réalisateur, il est devenu un peintre du fait qu’il avait fait les Beaux-
Arts. Les tableaux qu’il exécute à l’écran sont le fait de sa propre
contribution, conjuguée au talent de Piet Raemdonck, l’auteur des
tableaux qui sont comme des représentations de l’univers mental de
Damien, une réalité revisitée qu’il s’approprie à défaut d’avoir prise
sur le réel qui le déçoit. Le contraste est poignant entre la gestuelle
magnifique du peintre comme s’il dansait et le zombie qu’il devient
après un séjour en hôpital psychiatrique. Cruelle est cette seule
solution après une énième crise poussée à son paroxysme. Le film
est empreint de bout en bout de cette intranquilité et le tournage
s’en est nourri. Le film a été tourné chronologiquement et la fin s’est
écrite sur le plateau. L’amour a dit son dernier mot.

Par Elsa Nagel