Carnets du Caire

« Peut-être un jour mes souvenirs retrouveront-ils leur puissance,
doublant à nouveau le présent de réminiscences précieuses ». Toute la
puissance littéraire de ce livre tient dans cette phrase. Quelle
expérience fait-on du voyage, comment celui-ci s’arrime-t-il à notre
esprit pour devenir souvenir et partie intégrante de notre être ? Le
lecteur arpente ainsi en compagnie de la narratrice, baptisée pour
l’occasion Warda, les chemin secrets, tortueux, touristiques et
reculés du Caire et de ses environs, comme une carte mentale
devenue construction culturelle et identitaire. A travers le choc
culturel vécu par cette jeune femme suisse, l’écriture sensuelle et
parfois surnaturelle de l’auteure, récompensée par le Prix suisse de
poésie C-F Ramuz, nous transpose bien au-delà de la simple réalité
vécue.

Convoquant Borges, Pierrine Poget le fait entrer dans ces carnets
devenu une sorte de miroir d’Alice au pays des pharaons où le passé
sert à construire le présent, où l’expérience vécue d’un côté du
miroir modifie irrémédiablement la réalité, notre réalité, notre être
de l’autre côté où le temps semble s’être arrêté. Et très vite, le
lecteur prend conscience du pouvoir de l’écriture et du livre pour
figer ces réminiscences et éviter qu’elles ne tombent dans l’oubli. « Il
arrive qu’un éclat de texte s’attache à nous de cette façon, à la première
lecture, et nous accompagne jusqu’à ce que des évènements le
rencontrent et l’épousent tout à fait » écrit ainsi l’auteure.

Pourquoi écrivons-nous ? Pourquoi lisons-nous ? Pourquoi se
sentons-nous obligés d’emporter des livres avec nous lors de nos
voyages ? Pour que l’intensité du voyage ne prenne jamais fin, pour
ressentir, encore et encore, cette alchimie inexpliquée, cet orgasme
intellectuel nous dit Pierrine Poget. Car, au final, nous rappelle
l’auteur, ces réminiscences et les souvenirs qu’elles enfantent nous
permettent de vivre. Tout simplement.

Par Laurent Pfaadt

Pierrine Poget, Warda s’en va, Carnets du Caire
Aux Editions la Baconnière, 180 p.

L’agneau des neiges

Quel plaisir de lire ces grandes épopées russes mettant en scène des
êtres qui ne devraient jamais survivre au destin et qui pourtant,
offrent une résilience qui vous tire des larmes. Maria, l’héroïne de
l’agneau des neiges, premier livre en français de l’écrivain russe
Dimitri Bortnikov appartient désormais à ces personnages appelés à
rester dans nos mémoires.

Tout commence dans le nord de la Sibérie. Maria, jeune femme
affectée d’un pied bot survit tant bien que mal dans cette Russie qui
vient de passer sous le joug des Soviets et dans cette nature où les
hommes vivent au milieu des légendes. Sa route croise bientôt celle
de Serafima, la femme du prêtre assassiné par sa faute, qui allait
pourtant la considérer comme sa propre fille. Car comme le rappelle
un ancien proverbe russe, « les cendres ne pleurent pas le feu ». Avec
sa prose pleine de poésie et un réalisme magique qu’il déploie avec
volupté, Dimitri Bortnikov nous entraîne ainsi dans cette nature
sauvage d’une beauté stupéfiante, au milieu de ces rivières qui « se
déshabillent de leur brume
 » et des fantômes qui les peuplent.

Privée de Serafima, Maria s’engage alors dans une formidable
odyssée – les passages en train sont magnifiques – où se succèdent
paysages et peuples de la toute nouvelle URSS. Jusqu’à Leningrad et
ses orphelins. Et tandis que le brasier de la guerre se rapproche,
Marie s’attache à ces enfants. Dans l’ancien palais du tsar, les jours
heureux se succèdent. On décore le sapin, on se chamaille, on rit.

Mais le feu, lui, est omniprésent. Il est là, tapi. Dans les cœurs des enfants. Dans l’âme vieillie avant l’âge des hommes. Dans la guerre
qui anéantit le monde. « Quand l’enfer se vide, tous les démons se
retrouvent ici
 » écrit ainsi Dimitri Bortnikov. Et lentement les pages
les plus touchantes du livre se déploient. Elles sentent la mort,
l’anéantissement. Les mots tombent comme une pluie noire. Dans
les décombres d’une ville écrasée, affamée, les douze orphelins
chantent leur dernier requiem. Maria, infirme au cœur d’airain est là,
dressée face à la fatalité. Au milieu des ténèbres, Job est devenu
David avec comme glaive, « l’écho d’un sourire ».

Par Laurent Pfaadt

Dimitri Bortnikov, L’agneau des neiges
Chez Rivages, 288 p.

Dernière oasis

Un expert en antiquités orientales est invité dans un Irak assailli par
l’Etat islamique, à authentifier une série de bas-reliefs assyriens et à
les faire sortir du pays. Dans cette plaine de Ninive qui a vu passer
les plus grands empires de l’humanité, le héros entre alors dans cette
« dernière oasis », cet îlot de liberté perdu au milieu d’un désert prêt
à recouvrir arbres et rêves millénaristes d’un seigneur de guerre.

Le lauréat du prix spécial du jury Femina 2020 pour Beyrouth 2020, journal d’un effondrement (Actes Sud) en cours de traduction dans
le monde entier, renoue ici avec son incroyable talent de conteur. Le
livre se veut à la fois roman d’aventures, thriller politico-
archéologique et introspection sur notre civilisation et sur la
manière dont les hommes la conduisent ou, il faut bien se le dire,
sont utilisés par cette même civilisation. Car à y regarder de plus
près, qui se joue de l’autre ? Le destin ou les hommes ? Avec cette
réflexion à l’esprit, le lecteur hésite en permanence, enfermé sans le
savoir dans cette dialectique hégélienne, et ne parvenant jamais à
prendre une position claire. Perdu dans cette entropie, le lecteur se
persuade tantôt que l’esprit humain a tout prévu, tantôt qu’il n’est
qu’une espèce dont l’intelligence réside avant tout dans son
incroyable capacité à s’adapter à l’imprévu.

Dans cette dernière oasis, endroit hors du temps, notre héros offre alors au lecteur de contempler, aujourd’hui, l’état de son monde, de
son histoire face à ce que l’on perçoit comme un nouveau moment
charnière, cette transition historique que seuls les écrivains de
talent dont Charif Majdalani fait assurément parti parviennent avec
si peu de recul à déceler. Après une première impression d’une
guerre lointaine, imperceptible qui rappelle un peu le désert des
tartares
, celle-ci finit par arriver. Et la barbarie, comme ce désert,
avance, inexorablement. Le général Ghadban, sorte d’Aetius du 21e
siècle sait-il qu’il défend un monde qui a déjà disparu, qu’il aspire à
un pouvoir qu’il n’aura jamais ? Peut-être.

En plus d’être un formidable roman avec ses rebondissements et ses
personnages merveilleusement construits notamment Chirine, la
fille du général Ghadban, ce livre est assurément une fuite en avant,
celle d’une civilisation qui ne veut pas mourir mais qui, comme le
rappelle à juste titre notre héros, a organisé, parfois sciemment, son
propre suicide. Amer constat.

Par Laurent Pfaadt

Charif Majdalani, Dernière oasis
Chez Actes Sud, 272 p.

Bel Abîme

A l’heure où la Tunisie s’enfonce une fois de plus dans une nouvelle
crise de régime, dix ans après la chute de Ben Ali, le roman singulier
de Yamen Manai tombe à pic. Véritable jeu de massacre, tout y
passe : l’Etat, la société, nos rapports aux autres, à l’environnement, à la culture, à l’éducation. Le héros du livre, un jeune adolescent, se
retrouve ainsi incarcéré pour avoir blessé plusieurs personnes qui
ont voulu s’en prendre à son chien.

Car y regarder de plus près, ce chien représente l’unique espoir de
ce garçon et d’une société tout entière face à un pouvoir enfermé
dans ces dogmes qui ne sont que des postures comme par exemple la
place de la femme représentée par la mère. Le citoyen est corseté,
oppressé jusqu’à la révolte. L’adolescent a trouvé refuge dans les
livres car « lire ne rend pas immortel, je vous l’accorde, mais moins
con, et ça c’est déjà beaucoup
 » écrit ainsi Yamen Manai. Les livres
puis ce chien, on le comprend très vite sous la plume alerte de
l’auteur, constituent des refuges, des espoirs, des rêves de liberté.
Mais les tyrans de tous bords n’aiment pas les rêves car ils
représentent les matrices d’une humanité qui pense, qui évolue et
aspire à mieux. Alors on tue les rêves des enfants après les avoir,
comme les citoyens, bernés, achetés.

La violence n’est que la conséquence logique de cette implacable
mécanique. Et quand on a tout perdu, on est prêt à tout, surtout à
plonger dans l’abîme. Derrière une magnifique histoire d’amitié
entre un enfant et un chien, Yamen Manai lance un appel à la
résistance. Déjà présent dans la sélection de printemps du
Renaudot, ce livre porté par l’excellente maison d’édition Elyzad,
devrait certainement briller dans les semaines et les mois à venir.
« J’ai appelé de mon cœur mon pays et je vous ai plains. Je lui racontais
qu’on était maudits, qu’on était perdus. Je lui murmurais que l’un
comme l’autre, nous étions un bel abîme dans lequel les rêves se
sont échoués
 » avoue notre héros. On ne peut être plus explicite,
surtout dans cette époque troublée. Et on aurait tort de croire qu’il
ne s’agit que de la Tunisie.

Par Laurent Pfaadt

Yamen Manai, Bel Abîme
Aux Editions Elyzad, 120 p.