Camille Saint-Saëns

La célébration du centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns offre,
comme à chaque anniversaire, l’occasion de réécouter sa musique
symphonique et concertante à travers un foisonnement
d’enregistrements. Parmi ce dernier se distingue incontestablement
le disque de l’orchestre de la Philharmonie Südwestfalen, orchestre
philharmonique de Westphalie du sud dirigé par son chef, Nabil
Shehata.

Puisant dans son ADN romantique, l’orchestre offre ainsi une
première symphonie de belle facture, célébrant avec brio les motifs
éclatants de l’œuvre. La Bacchanale est, quant à elle, interprétée
avec tout l’orientalisme musical requis. La violoncelliste Astrig
Siranossian, compère de Nabil Shehata au sein du West-Divan
Orchestra de Daniel Barenboïm, n’a ainsi qu’à se glisser dans l’écrin
musical façonné par le chef et son orchestre pour nous interpréter
un très beau concerto qui mérite d’être redécouvert et surtout,
d’être rangé, grâce à cette interprétation assez inspirée, aux côtés
des plus grands. Celle qu’on a découvert dans les concertos de
Khatchatourian et Penderecki, dans un disque célébré par la
critique, confirme ainsi avec Saint-Saëns son incroyable talent. Avec son jeu subtil et tout en couleurs, elle imprime sur ce concerto une
marque indélébile qui la classe désormais au rang des interprètes de
référence de l’œuvre.

Par Laurent Pfaadt

Saint-Saëns, Cello concerto, Bacchanale, Symphonie n°1, Astrig Siranossian, Philharmonie Südwestfalen,
Alpha Classics, Outhere

Eichmann à Buenos Aires

Dès le livre refermé, il a fallu revoir son portrait en uniforme SS, le
regarder et constater ce « mauvais assemblage des deux parties de son
visage » ainsi que « la petite cicatrice sous son œil gauche, en plus du
tremblement dont il souffrait dans la même zone lorsqu’il s’énervait ».
Comme pour être certain de voir Eichmann et non Klement.

Impossible de lâcher ce livre avant la fin tellement il nous happé.
D’Adolf Eichmann, on connaissait essentiellement le début, sa
naissance dans l’histoire de l’humanité en tant qu’organisateur de la
solution finale et la fin, son procès à Jérusalem. Comme l’a dit
Hannah Arendt, il a personnifié la banalité du mal. Mais à quoi
ressemblait ce mal lorsqu’il s’est, à nouveau, banalisé ? C’est tout le
propos du roman d’Ariel Magnus, auteur d’un Eichmann à Buenos
Aires de feu ou plutôt de cendres, celles d’un nazisme encore tiède
que des hommes tels que Ricardo Klement – le nom d’emprunt
d’Eichmann – se sont plu à entretenir dans une capitale argentine
dirigée par un Juan Peron complaisant avec les anciens séides du
Troisième Reich.

Là-bas, Eichmann se cache, y compris de ces enfants. Il rumine sa
frustration et rêve de reconnaissance, littéraire, à défaut de celle de
son Führer. Ariel Magnus excelle lorsqu’il décrit le morne quotidien
d’un homme enfermé dans une sorte de schizophrénie : Klement
cultive son oubli quand Eichmann ne désire qu’édifier sa légende,
légende que seuls ses ennemis lui reconnaissent. Alors oui, il y a les
effluves assez pathétiques du nazisme suranné d’un homme
enfermé dans son antisémitisme et qui rêve de le dissoudre dans sa
germanité intime. Son machiavélisme est pathétique à souhait. Mais
l’incroyable talent littéraire de l’auteur réside dans cette précision
presque métronomique à décrire l’obsession bureaucratique d’un
homme, d’un fonctionnaire fier d’avoir réussi à bureaucratiser le plus
grand crime de l’histoire. Peu importe la mort d’une personne ou
d’un million, la satisfaction se trouve avant tout dans la mise en place
du process. Les pages de Magnus glacent le sang car elle montre que
n’importe qui, y compris le plus banal des fonctionnaires, peut se
transformer en un criminel de masse. Si Eichmann est un être hors
du temps, Klement peut être chacun d’entre nous.

Par Laurent Pfaadt

Ariel Magnus, Eichmann à Buenos Aires,
traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud,
Aux éditions de l’Observatoire, 208 p.

Les Enfants de la Volga

Les fleuves portent en eux le destin des hommes. Ils l’attirent, le
bercent, l’orientent et le noient dans leurs lits. La Volga, dans ses
remous tumultueux, décida ainsi de l’histoire de Jakob Bach et de
ces milliers d’Allemands venus s’installer au XVIIIe siècle, sous le
règne de la tsarine Catherine II, sur les bords du fleuve russe.

Jakob Bach, maître d’école dans le village de Gnadenthal près de
Saratov, ne se doutait pas qu’il allait traverser ce fleuve rouge, rouge
comme celui des bolchevicks, comme celui du sang de l’histoire en
acceptant l’invitation à dispenser des leçons à Klara, la fille d’un
certain Grimm. De cette rencontre allait naître une histoire d’amour
et une fille, Anntche.

Présent dans les sélections des prix Médicis et Femina étranger, Les
Enfants de la Volga confirme l’incroyable talent littéraire de Gouzel
Iakhina après son magistral Zouleikha ouvre les yeux (Noir sur Blanc,
2018) traduit dans près de trente langues. Ce nouveau livre
absolument magnifique, véritable barque littéraire embarquée sur
ce fleuve où se croisent les dérives d’une jeune nation et les
naufrages de leurs habitants, navigue en permanence entre rêves et
cauchemars. Les rêves avec le réalisme magique d’une histoire
façonnée par l’auteur comme dans cette scène où Bach se rend dans
la ferme du père de Klara au milieu d’un décor surnaturel. Les
frontières entre conte et réalité s’estompent ainsi à chaque fois que
les personnages traversent le fleuve et quittent leur monde. Sur
l’autre rive, ils y rencontrent fanatisme et désolation.

Des rêves mais aussi des cauchemars avec le viol et la mort de Klara,
cette « vierge des glaces » devenue muse du fleuve et de Jakob. Face à
cette nature bafouée, ce dernier choisit la réclusion verbale, seule
échappatoire à la violence du monde et des hommes. Mais il était
écrit dans ce livre que l’espoir serait amené par des enfants. Celui de
Jakob et de Klara, Anntche. Puis cet orphelin, Vasska, comme porté
par le fleuve. Les enfants de la Volga.

Comme dans son livre précédent, Gouzel Iakhina dessine avec ses
mots, des paysages grandioses tout droit sortis d’un film. On
traverse le fleuve comme on change de monde, comme on passe du
rêve au cauchemar. C’est dans le miroir des eaux tumultueuses de la
Volga que Iakhina a choisi de tremper sa plume mystique et de
dévier, pour Jacob, Anntche et Vasska, le cours de ce fleuve et de
leurs destins que nous n’oublierons pas de sitôt.

Par Laurent Pfaadt

Gouzel Iakhina, Les Enfants de la Volga,
traduit du russe par Maud Mabillard,
Aux éditions Noir sur Blanc, 512 p.

Le péché de chair

Une formidable exposition explore l’influence du peintre russe Chaïm Soutine sur Willem de Kooning

De Kooning : Woman II, MOMA, New York

On ne va pas bouder notre plaisir, loin de là. Mais retrouver en
Europe quelques œuvres de l’un des maîtres américains de
l’expressionisme abstrait, Willem de Kooning, vaut assurément le
détour. Surtout pour comprendre ses influences en partie
européennes. Si onze ans séparent Chaïm Soutine de Willem de
Kooning, les deux hommes ne sont jamais rencontrés, physiquement
en tout cas. Artistiquement, il fallut l’intervention d’un mécène,
Albert Barnes, pour que l’art de l’un des plus grands peintres de la
deuxième partie du 20e siècle soit irrémédiablement transformé.

D’ailleurs, la fondation Barnes de Philadelphie qui co-organise cette
exposition et l’accueillit entre mars et août 2021, a prêté une grande
partie des chefs-d’œuvre du peintre russe. C’est en 1923 qu’Albert figuration et abstraction que l’on mesure aisément dans l’Homme au
manteau vert (1925) du Metropolitan Museum par exemple allait
marquer, après la seconde guerre mondiale, la naissance de
l’american painting.

Willem de Kooning ne subit pas immédiatement l’influence de
Soutine mais plutôt celles d’Ingres et de Picasso. Ses œuvres des
années 40 présentes dans l’exposition comme la Queen of hearts de
Washington ou les premières Woman témoignent encore de la
mainmise intellectuelle du génie espagnol. De Kooning dut attendre
la grande rétrospective Soutine au MOMA en 1950 qu’il vit
certainement mais surtout sa visite à la fondation Barnes en 1952,
au lendemain de la mort du collectionneur d’art, pour ressentir un véritable électrochoc devant Soutine. L’artiste américain fut
littéralement subjugué par son travail sur la chair. Quelques années
auparavant, lors d’une conférence, Willem de Kooning ne disait pas
autre chose : « La chair est la raison pour laquelle la peinture à l’huile a
été inventée ». Le pouvoir expressif de l’imaginaire de Soutine, sa
dimension primitive portée à son paroxysme dans des chefs
d’œuvres tels que Le Bœuf écorché du musée de Grenoble ou Le Bœuf
et tête de veau (musée de l’Orangerie, vers 1925) pénétrèrent l’art de
Willem de Kooning pour ne plus jamais en ressortir. Soutine
déclencha ainsi chez le peintre américain une tempête picturale qui
généra quelques chefs-d’œuvre majeurs de l’expressionisme abstrait
tels que la Woman II (1952) du Museum of Modern Art qui hypnotise
littéralement le visiteur avec ce visage si expressif et ces grands
yeux bleutés, ou cette extraordinaire Marilyn Monroe (1954)
absolument prodigieuse.

Certes l’art de Willem de Kooning poursuivit sa propre évolution
mais l’influence de Soutine ne disparut jamais. Malgré un pinceau
plus vif, plus tranché, les paysages peints par Soutine en 1920-1921
(Paysage à Céret ou La Route montante venue de la fondation Barnes)
continuèrent à se glisser dans les œuvres tardives du peintre
américain comme des séquelles inconscientes et indélébiles
matérialisées dans ces roses vifs qui semblent mettre la chair à nu
dans Amityville (1971) ou ces bleus marqués dans Whose Name Was
Writ in Water (1975) du Guggenheim Museum.

L’inscription de la femme dans le paysage avec l’inédite Woman in a
garden de 1971 venue d’une collection particulière, se lit ainsi en
miroir avec la Femme entrant dans l’eau (1931). Ces deux œuvres
rattachent Soutine et de Kooning à Rembrandt. Façon de dire que la
peinture, comme l’histoire, existe par elle-même et choisit peut-être
les peintres dans lesquels elle souhaite s’incarner.

Par Laurent Pfaadt

Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée,
Musée de l’Orangerie, Paris,
jusqu’au 10 janvier 2022.

A lire le catalogue Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée, Coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan,
232 p.

un écrivain dans son temps

A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, force est de constater
que Fiodor Dostoïevski ne suscite malheureusement pas
l’engouement relatif à l’importance qu’il a eu sur la littérature
mondiale. Car, il faut bien le reconnaître, aujourd’hui Les Frères
Karamazov, Crime et châtiment ou l’Idiot font partie du patrimoine
littéraire de l’humanité. Ses personnages comme Razkolnikov ou
Fiodor Karamazov incarnent même à eux seuls certains
comportements humains.

On ne compte plus les écrivains qui ont été inspirés par le génial
russe : de Faulkner à Murakami en passant par Garcia Marquez,
Orhan Pamuk ou James Joyce qui a dit de lui qu’il « est l’homme qui,
plus que tout autre, a créé la prose moderne, et l’a portée jusqu’à son
intensité actuelle ».

Raison de plus pour se plonger dans sa vie et son œuvre dans ce qui
constitue certainement la biographie la plus aboutie de l’auteur des
Possédés. Signée de Joseph Frank (1918-2013), professeur à
Princeton, elle explore toutes les dimensions de l’homme et de
l’écrivain : son évolution idéologique, sa « conversion » au bagne, son
rapport à Dieu ou au milieu littéraire russe – sa relation avec Ivan
Tourgueniev est absolument fascinante – permettant ainsi de
comprendre sa psychologie et de facto, celle de ses personnages.

Dans cette version abrégée d’une édition en cinq volumes parue
initialement dans les années 1970, Joseph Frank estime, dans une
préface inédite de 2010, que « le génie de Dostoïevski réside dans sa
capacité à inventer des situations dans lesquelles les idées dominent le comportement de ses personnages sans que celui-ci devienne
allégorique ». Cette biographie nous permet donc de découvrir
l’auteur derrière ses livres et de le suivre presque quotidiennement.
On comprend ainsi à la lecture de ce livre pourquoi Dostoïevski a
tant fasciné par exemple Ernest Hemingway car tous deux avaient
comme sources d’inspiration ces expériences qui ébranlent la
condition humaine : la guerre pour Hemingway, le bagne sibérien
pour Dostoïevski dont il en tira le sublime Souvenirs de la maison des
morts en 1862 et préfigure, d’une certaine manière, l’œuvre de
Soljenitsyne. Un siècle sépare Une journée d’Ivan Denissovitch de
Souvenirs de la maison des morts mais tous deux ont forgé leurs
œuvres dans les tréfonds de l’âme humaine qu’ils ont découvert, disséqué et immortalisé dans des livres qui parlent de l’être au sens
ontologique. Tous deux se rejoignent également dans la vision qu’ils
eurent de l’évolution de leur pays.

Joseph Frank replace également Dostoïevski dans les débats
politiques de son temps pour expliquer les matrices littéraires de ses
œuvres. Le lecteur saute ainsi de livre en livre avec, il le faut le dire,
une fascination à chaque fois renouvelée. Ainsi de Crime et châtiment
lorsque l’auteur nous explique comment Dostoïevski passa de la
première à la troisième personne, permettant ainsi à l’œuvre de
gagner cette intemporalité. La densité de l’ouvrage – cinq volumes
compressés – ne nuit pas à la lecture ni à la compréhension, bien au
contraire. Et à la manière d’un prisme lumineux, il fait converger
toutes les dimensions, personnelles et littéraires de cet écrivain de
génie pour offrir un monument littéraire qui va bien au-delà de la
simple biographie.

Par Laurent Pfaadt

Joseph Frank, Dostoïevski, un écrivain dans son temps,
traduction de l’anglais par Jean-Pierre Ricard
Aux Edition des Syrtes, 984 p.

Devenir imperceptible

Proposé par Musica et le TJP CDN ce spectacle ne manque pas
d’intriguer, d’interroger car nous sommes au carrefour d’une
expérience auditive et visuelle. C’est l’oeuvre de Clément
Vercelletto, musicien, compositeur, expérimentateur.

Une sorte d’aventure qui se joue dans la pénombre autour d’un
grand cercle d’écorces de pin et  qui convoque une silhouette qui
remue, se déplace pendant que résonnent des sons prégnants, aigus
puis que jaillit un chant d’oiseau accompagnant les pas du marcheur.
Retentit bientôt l’appel du cor des Alpes auquel se mélangent des
bruitages, des grésillements, des cris, tout un paysage sonore créé
par les différents instruments disséminés sue le plateau et utilisés
de façon originale, flûte harmonica, orgue, appeaux dressés en
totems colorés. Soudain surgit la danseuse. Ses gestes mécaniques la conduisent à jouer sur l’équilibre, le déséquilibre. Sa performance
suit un rythme de plus en plus rapide, ses contorsions la mènent à se
vautrer dans les copeaux pour y chercher une posture propice à
l’endormissement, une manière d’habiter ce lieu insolite d’unir la vie
et la matière.

La Cie « Les Sciences Naturelles » nous ont ainsi offert l’occasion
d’ouvrir grand nos yeux et nos oreilles et de faire courir notre
imaginaire.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 2O octobre

Musica et TJP CDN

Pour ce retour en salle, deux institutions ont collaboré pour nous présenter deux des spectacles inscrits dans leur programmation.

Trust me tomorrow par le Verdensteatret

Et si pour une fois nous commencions par la fin. Il se trouve que pour
ce spectacle, cela peut être éclairant. Lorsque nous sommes sur le
point de quitter la salle, les artistes nous invitent à faire un tour sur
le plateau pour y regarder de près une série d’installations, de
petites saynètes où l’on voit rassembler des tas de petits cailloux,
des mobiles, des bricolages, tout ce qui en dit long sur leurs
capacités inventives que l’on a pu apprécier durant leur prestation.
C’est là la marque de fabrique  de la compagnie norvégienne
Verdensteatret, célèbre pour ses productions originales.

Pendant une heure, en effet, nous avons quitté  notre monde, oublié
la salle et même ceux qui nous côtoient, absorbés par des images,
des sons étranges,  entremêlés. Nous sommes tantôt  plongés dans
une obscurité à peine trouée de quelques lueurs, tantôt  on nous
restitue une vision claire du plateau où pourront se produire
musiciens et danseurs.

Pas vraiment de fil pour nous guider, alors on se laisse conduire à
travers des propositions  pleines d’illusion d’optique, de silhouettes
comme simplement esquissées, difficiles à déterminer, d’un monde
animal bizarre, monde onirique, surréaliste. Pourquoi résister, on se
laisse entraîner, envoûter. Tout est si étrange et comme familier de
nos rêves. C’est à la fois inquiétant et jouissif comme ce dernier clin
d’oeil  qui ne manque pas d’humour avec l’apparition des
instruments  de musique blancs fabriqués en matière molle.

Après cette expérience sensorielle multiple, il nous a semblé difficile
de retrouver la simple, ordinaire et banale réalité.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 28 septembre  au Maillon

Célébration de Mark Tompkins

Le retour de Mark Tompkins à Pôle Sud, remis en raison du Covid
19 était très attendu par tous ceux qui ont suivi, ici même, les
étapes de sa carrière de chorégraphe, d’interprète et de
pédagogue.

Conduire sa vie, reconnaître le temps qui passe et le défier, jouer
avec cela, en jouir et inviter les autres à partager cette expérience,
finalement commune à tous, voilà ce qu’il montre dans sa dernière
création où il s’expose avec finesse et humour pour cette leçon de
vie.

C’est d’abord la silhouette d’un grand gamin, torse nu qui vient à
notre rencontre, disposant autour du bac à sable les petits jouets de
son enfance et confectionnant avec application, tout en
chantonnant et murmurant, une sorte de berceau pour y coucher
tendrement une petite souris. Elle exige une histoire pour s’endormir. Qu’à cela ne tienne, il se met à raconter  la célèbre
histoire des « Trois petits cochons ». L’enfance est là, improbable et
juste. un monde si tranquille, si doux dans lequel cependant on ne
peut s’attarder.

Commence alors l’évocation du périple d’une vie mouvementée qui
nécessite que notre conteur se relève, déploie sa longue silhouette
et s’adonne  à cet exercice de prestidigitateur qui consiste à faire
surgir les moments de grâce et de douleur qui ont marqué son
chemin de vie et ce à travers des chants, des danses, accompagnés
par deux complices musiciens pleins d’ardeur, des seconds rôles qui
prennent parfois le pas sur l’acteur, en proposant leurs propres
ébats comme ce superbe corps à corps, cette simili bagarre de
jeunes déchaînés. Pour cette performance ils ont quitté leurs
instruments, Maxime Dupuis son violoncelle et ses objets, Tom
Gareil son vibraphone et son synthétiseur ayant avec eux déjà fait la
preuve de leur talent. Ainsi jouent-ils, fraternellement, ensemble,
effaçant  les frontières entre danse, musique et  chant, manifestant 
l’engagement des corps, faisant fi des frontières de l’âge. Mark peut
bien s’enrager aussi, recroquevillé sur lui-même contre le
vieillissement qui le gagne. Il n’en reste pas là et joue à se déguiser,
s’entourer de lumière, rebondir, déployant un corps encore plein
d’élégance et de souplesse, adressant ainsi un pied de nez au temps
qui passe. Humour et tendresse sont au rendez-vous, marques
sensibles de sa vulnérabilité et de son obstination.

Ce spectacle dont Jean- Louis Badet signe une scénographie et des
costumes très pertinents, fut pour nous,  un moment de
retrouvailles, exceptionnel, plein de réflexion et d’humanité, une
véritable invitation à se réconcilier avec soi-même, à apprendre à
jouir du temps qui passe.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 29 septembre à Pôle Sud Strasbourg

Sous la direction de John Nelson

Les mercredi 13 et jeudi 14 octobre, le public de l’OPS retrouvait
un chef fort apprécié à Strasbourg, l’américain John Nelson, pour
un concert entièrement consacré à Berlioz, dont il est l’un des
grands interprètes actuels. Il accompagnait le ténor Michael
Spyres, bien connu également dans notre ville, et le très jeune
altiste Timothy Ridout dont c’était la première collaboration avec l’orchestre.

Damnation Faust
© Gregory_Massat

Après une ouverture de Béatrice et Bénédict laissant entendre un
orchestre bien sonnant, le cycle de mélodies pour ténor et orchestre
composé sur six poèmes de Théophile Gauthier et intitulé Les Nuits
d’été faisait résonner dans la salle Érasme la voix veloutée et
puissante du bariténor Michael Spyres. L’étendue de son spectre
vocal, offrant des aigus de haute volée et un grave de belle tenue,
convient particulièrement à cette partition qui exige beaucoup du
chanteur. Ces dernières années, Michael Spyres s’est fait connaître à
Strasbourg lors des soirées et des enregistrements, mondialement
salués, des Troyens et de La Damnation de Faust, sous la direction du
même John Nelson à la tête d’un OPS des grands soirs. Son
appropriation musicale du personnage de Faust et la qualité de sa
diction avaient été particulièrement remarquées. Le soir du 14
octobre,  ténor et  chef s’accordent dans une belle prestation suave
et chantante du cycle des Nuits d’été. Dans le contexte d’un
enregistrement et d’une prochaine publication discographique chez
Warner, les protagonistes auront probablement encore travaillé
l’atmosphère musicale et la diction du texte, durant les séances de
retouche effectuées les deux jours suivants.

Avec Harold en Italie, symphonie pour grand orchestre et alto
principal, on quitte l’atmosphère chambriste pour une formation 
plus large. Même si les musiciens jouent maintenant sans masques,
la situation sanitaire limite encore le nombre de pupitres sur scène
nous privant ainsi, deux semaines plus tôt, de la seconde symphonie
de Mahler sous la direction de Claus Peter Flor. Dans Harold, on
commence quand même à retrouver un quatuor à cordes consistant,
du type 14  – 12 – 10  – 8 – 6. Il faut, en revanche, se réjouir du
maintien sur estrades des cuivres et percussions, qui apporte
beaucoup de douceur et d’aération à la sonorité globale de
l’orchestre sonnant très beau, comme lors du premier concert de
Shokhakimov  au mois de septembre, quoi qu’on ait pu lire ça ou là.

Avec Nelson et le jeune altiste londonien  Timothy Ridout, la partie montagnes, est une des plus belles qui se puisse concevoir, prenante,
colorée (jeu de l’altiste et celui des bois et cuivres !) et
magnifiquement chantante. Les soulèvements orchestraux qui
suivent, peu faciles à négocier, bénéficient d’une bonne mise en
place. Le caractère processionnel de la Marche des pèlerins, titre du
second mouvement, est bien restitué, avec une fois encore un jeu
d’alto qui force l’admiration. Dans le troisième mouvement, La
sérénade d’un montagnard des Abruzzes à sa maîtresse, Nelson adopte
un ton tour à tour endiablé et élégiaque, particulièrement
enthousiasmant. Privilégiant la profondeur du chant, son
tempérament ne le pousse évidemment pas du côté de la démesure
et de l’explosion sonore dans l’épisode final, l’Orgie des brigands, qui
n’en sonne pas moins de façon idiomatique, avec une couleur
générale bien berliozienne.

John Nelson a entrepris un enregistrement intégral de l’œuvre de
Berlioz, d’abord chez Erato et Virgin, aujourd’hui chez Warner.
Commencé il y a vingt ans à Paris avec Benvenuto Cellini et le Te
Deum, il s’est poursuivi à Strasbourg, sous forme d’enregistrement
de concert, avec Les Troyens et La Damnation de Faust, en même
temps qu’à Londres pour le Requiem. Interrompu entre temps pour
les raisons que l’on sait, il a donc repris ici même cet automne et
continuera en juin prochain avec Roméo et Juliette. Bien que d’origine
américaine, Nelson inscrit sa passion pour Berlioz dans la suite de
celle de grands chefs anglais du passé récent ou lointain (Colin Davis,
Thomas Beecham) ou contemporain (John Eliott Gardiner). Au plan
du style, c’est de celui de Gardiner que se rapproche le lyrisme et
l’éloquente clarté de Nelson plus que de la froide et un peu
mécanique précision de Colin Davis. Au demeurant, Nelson joue
avec un orchestre moderne quand Gardiner use d’instruments
d’époque, de sonorité plus perçante. Il n’empêche que l’un et l’autre emploient avec bonheur exactement le même effectif orchestral
dans Harold en Italie.

Michel Le Gris

Augenblick

Heureux retour de ce Festival de films de pays germanophones
après la pause forcée de 2020. Avec sa bande annonce joyeuse aux
accents pop, Augenblick veut dépoussiérer l’image austère d’un
cinéma en langue allemande. Il fait la part belle aux échanges
transfrontaliers en notre région où le dialecte et le bilinguisme
sont essentiels. Avec ses jurys jeunes européens, jury lycéens et
jury étudiants, la jeunesse est au cœur d’un dispositif qui privilégie
le dialogue entre les pays. Le festival 2021 propose une sélection
riche par son nombre de films et leur diversité avec des projections
sur tout le territoire alsacien et l’occasion de rencontrer
réalisateurs et comédiens.

Hanna Schygulla dans Lili Marleen de R. W. Fassbinder

Elle faisait l’affiche de l’édition 2020, annulée pour cause de covid.
Hanna Schygulla est aujourd’hui l’invitée d’honneur de ce 17e
festival. Une rétrospective lui est consacrée avec quatre films de
Fassbinder et De l’autre côté de Fatih Akin, en présence de l’acteur
Baki Davrak. Elle animera le 13 novembre une master classe suivie
de la projection des Faussaires de V. Schlöndorff. Sera également
présent le réalisateur André Schäfer avec le documentaire qu’il lui a
consacré : Hanna Schygulla – une égérie libre, une exclusivité du
festival, en partenariat avec Arte. Le 14 novembre à 18h, au
MAMCS, l’actrice allemande présentera trois courts métrages
qu’elle a réalisés. La soirée alternera projections vidéo et chansons
par son amie et artiste italienne Etta Scollo.

Ich bin dein mensch de Maria Schrader fera l’ouverture du festival
(Prix Ours d’argent de la meilleure interprétation pour Maren
Eggert à la Berlinale 2021). Ce film fait partie des six films en
compétition dont trois seront accompagnés par les équipes. L’acteur
Daniel Brühl sera là, avec Next Door, son 1er long métrage, plein
d’autodérision, la rencontre entre une star du cinéma (D. Brülhl) et
un homme de condition modeste de l’Est (Peter Kurth). La
comédienne Katharina Lehrens accompagnera le film Seule la joie
de Henrika Kull où deux prostituées tombent amoureuses l’une de
l’autre. Enfin, Arman T. Riahi viendra présenter son film Fuchs im
Bau, sur des méthodes d’enseignement non conventionnelles dans
une prison pour adolescents à Vienne. de Dietrich Brüggemann
est un film sur l’amour et sa difficulté à durer. Wanda, mein Wunder
de Bettina Oberli mêle secrets de famille et relations
intrafamiliales sous le regard d’une jeune polonaise.

Le documentaire s’invite dans cette nouvelle édition avec cinq
films dont In Case You qui traite du harcèlement sexuel pendant un
casting de comédiennes. La réalisatrice Alison Kuhn présentera
son film (Prix Meilleur documentaire au Festival Max Ophüls
2021). Out of place sur l’exil en Roumanie de trois adolescents jugés
trop difficiles pour les centres éducatifs allemands sera également
accompagné par la réalisatrice Friederike Güssefeld. Hors
compétition, projection gratuite au cinéma St Exupéry dans la limite
des places disponibles de  Die Blumen von gestern, sorti en 2017 en
Allemagne, en Autriche et en Suisse, mais resté inédit en France
malgré ses nombreuses distinctions et prix. La projection sera suivie
d’un échange avec le réalisateur Chris Kraus qui continue de
revisiter l’histoire allemande de façon originale et sur un ton léger.

La compétition de courts métrages est également, comme avec les
documentaires, une nouveauté cette année. Au nombre de 11, ils
témoignent de la vitalité et de la grande diversité des films et des
genres. Répartis en deux programmes d’1h et demi, Olivier Broche
qui les a choisis, comédien et homme de théâtre, sélectionneur de
scénarii de courts métrages pendant 15 ans à Canal +, nous les
présentera avec passion et enthousiasme.

Les petits et les adolescents sont loin d’être oubliés avec une
sélection de huit films jeunesse dont La Taupe coiffée et autres petites
histoires qui regroupe huit courts métrages en VO non sous-titrés,
visibles dès 3 ans. Mais aussi, dès 14 ans, Le mur qui nous sépare,
d’après une histoire vraie, est une histoire d’amour dans l’Allemagne
de 1986, à Berlin, de part et d’autre de la ville divisée, avec la venue
du réalisateur Norbert Lechner.

Le tombeau hindou

Focus sur Fritz Lang avec Debra Paget sur l’affiche de cette 17ème
édition d’Augenblick, dans son rôle de Seetha, dans Le Tombeau
hindou. Il serait dommage de bouder son plaisir et ne pas voir ou
revoir ce film sur grand écran, ainsi que Le Tigre du Bengale avec
lequel il forme un dytique. Le diabolique Dr Mabuse sera également
projeté. Ces trois films de Fritz Lang feront l’objet d’une rencontre
avec le critique de cinéma Bernard Eisenschitz.

Copieux ? Vous avez dit copieux ? Trois avant-premières encore
sont à noter, ainsi qu’une séance spéciale placée sous le signe de
l’écologie, avec la présence du réalisateur Niklaus Hilber pour son
film Bruno Manser – La voix de la forêt tropicale, à la rencontre des
Penans, peuple nomade de la jungle de Bornéo … Ou comment le
cinéma germanophone nous emmène au cœur de la Malaisie !

Elsa Nagel

Comme pour les éditions précédentes, Augenblick propose au 15-20
ans, un concours de la meilleure critique pouvant porter sur tout film
de la programmation et dont le gagnant se verra récompensé par un
séjour à Berlin. A noter que la langue de la critique peut être le
français comme l’allemand.

17e Festival – du 9 au 26 novembre 2021