Ce qu’il faut dire

Comme pour souligner encore son engagement, le TNS a présenté la
création d’un texte de Léonora Miano  mis en scène par Stanislas
Nordey.  C’est une remise en mémoire des actions menées par les
Européens, non seulement pour « civiliser » les populations, en
particulier  africaines, mais aussi conquérir leurs territoires pour en
exploiter les richesses.

Il faut que ce texte soit dit, soit joué. Il est d’une force, d’une poésie
qui nous transpercent.

Sa mise en scène en trois chants nous transporte d’abord, dans le
premier intitulé « La question blanche » sur l’interrogation
fondamentale « Qu’est-ce qu’être noir ? Seuls les Blancs, les
Européens conquérant des terres sub-sahariennes ont créé cette
notion, ce concept raciste auquel on se réfère encore aujourd’hui,
malgré les dissensions qu’il suscite. C’est une conversation presque
intimiste entre une jeune femme afro-européenne et son partenaire
blanc. On est à l’écoute de ces propos où vibre chez elle la forte
revendication de son identité et chez lui son questionnement, sa
culpabilité sur le fait d’être blanc et d’avoir évoqué la couleur de la
peau de sa partenaire, comme le fait d’un racisme qui est et voudrait
ne pas être.

Tout éclate dans le second chant « Le fond des choses » qui, même s’il
se défend de l’être, nous a paru comme le réquisitoire implacable
contre les exactions commises au nom de nos valeurs de civilisation
à l’encontre des peuples conquis et rendus souvent esclaves. Car il
s’agit « d’aller au fond des choses » et Léonora Miano n’y va pas de
main morte quand elle fait dire à la comédienne qui parcourt le
plateau de long en large : « Il est important de rappeler que l’engeance
coupable d’invasion en terre amérindienne était et reste d’ascendance européenne. Et certains d’entre eux étaient français »  avant d’ajouter
entre autres accusations « L’Europe n’a jamais foulé une terre sans
songer à se l’approprier d’une manière ou d’une autre« . Elle s’interroge
aussi sur  ce nom « Afrique » pour la partie sub-saharienne de ce
continent,  nom que les peuples qui habitaient ces régions ne connaissaient pas et que les Européens lui ont donné sans les
consulter car ces gens  » dit-elle « n’étaient RIEN« . De même on s’est
partagé le territoire et on a créé arbitrairement des frontières. Sur le
mode de la scansion poétique, dans un long texte où réapparaît le
mot  « Afrique » tout est dit et précisé  sur les violence exercées
contre ces peuples dépossédés de leur territoire et d’eux-mêmes,
envoyés comme soldats, comme esclaves, assimilés de force enfin
torturés  et massacrés s’ils prétendaient relever la tête et vouloir
leur indépendance. « On ne prit pas de gants, on plongea les mains
dans le sang délibérément ». Suit alors  la longue litanie qui dit de quoi
« Afrique » est le nom, un récapitulatif poignant des actions commises
contre ce continent et ce qui en est résulté « Afrique est le nom d’une
terre dont les habitants ne sont que les locataires ».

Dans le troisième chant « La fin des fins » un comédien Gaël Baron
endosse le rôle de Maka un afro européen chargé d’apporter le
courrier  à une jeune fille également afro européenne qu’il appelle
« ma soeur ». Il lui fait part d’un rêve celui de voir s’échanger les noms 
des grands hommes célèbres  apposées sur les statues ou sur les
noms des rues contre  ceux des persécutés des pays colonisés, des
résistants à l’esclavage. Elle l’écoute, perçoit sa douleur  le sent
proche du ressentiment. Alors elle suggère un autre point de vue, il
faut assigner aux peuples de la terre « que furent héroïques, non pas
ceux qui crurent soumettre les autres mais ceux qui arrachèrent à
l’oppression leur humanité « , ajoutant, « c’est parce qu’ils créèrent,
dansèrent, prièrent sur le dos de la férocité. Ce qu’il faut refuser c’est
l’ensauvagement du monde » La question reste en suspens pour Maka
répétant « Comment fraterniser quand les héros des uns sont les
bourreaux des autres« .

Autant de mots, de phrases  qui  se sont inscrits profondément en
nous  car il nous semble essentiel qu’il ne faut rien dissimuler ni
renier de la mémoire commune.

Les trois comédiennes,  sorties de l’Ecole du TNS en Juin 2019,
Mélody Pini, Océane Caïraty, Ysanis Padonou, chacune responsable
d’un chant, ont fait preuve d’une grande conviction dans leurs dires
et leurs attitudes , soutenues de façon remarquable et pertinente
par les compositions du musicien Olivier Mellano interprétées par la
percussionniste Lucie Delmas.

Une standing ovation a récompensé ce spectacle. Il ne pouvait en
être autrement  tant le propos était fort, la mise en scène et
l’interprétation des plus justes.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 6 novembre 2021