L’empereur de la bande-dessinée

A l’occasion de son centenaire, un livre revient sur la figure de
Jacques Martin, créateur d’Alix et de Lefranc

C’est très certainement l’un des Alsaciens qui vendit le plus de livres
au monde. Environ 16 millions d’exemplaires en plus de quinze
langues. Antiquité, Moyen-Age, monde contemporain, ses héros
traversèrent l’histoire pour arriver jusqu’à nous. Telle fut
l’incroyable destinée de Jacques Martin, le génial créateur d’Alix,
Jhen et Lefranc racontée magistralement par Patrick Gaumer dans
sa très belle monographie.

Né en 1921 à Strasbourg, Jacques Martin se tourne d’abord vers le
théâtre avant de s’orienter vers une bande-dessinée qui produisit
avec la ligne claire belge, quelques-uns des grands monstres sacrés
du 9e art. A commencer bien évidemment par la légende Hergé qui,
en croisant Jacques Martin, lui dit : « Ah, Martin, c’est vous ? Eh bien
vous avez encore beaucoup de progrès à faire… ». Il n’empêche, après
avoir fait ses armes chez Bravo, Jacques Martin entre au journal de
Tintin, révélateur de talents, et au Lombard de Raymond Leblanc qui
lui propose d’éditer les aventures d’un jeune Romain.

Le 16 septembre 1948 naît Alix. Démarre alors une folle aventure de
plus d’un demi-siècle où les albums se succèdent. Jacques Martin
enchaîne les succès, se voit étudié par des professeurs d’université
et se lance dans de nouvelles aventures temporelles avec Lefranc
(1952) et Jhen (1978). Si bien qu’Hergé révise son jugement et
intègre l’Alsacien aux studios Hergé entre 1954 et 1973. Il travaille
sur l’Affaire Tournesol – on lui doit l’histoire du sparadrap du capitaine
Haddock – et Coke en Stock. Puis, en rejoignant Casterman, l’éditeur
historique d’Hergé, Jacques Martin obtient une nouvelle revanche.

Alix traverse ainsi le livre dont on suit avec passion les évolutions et
les péripéties. L’ouvrage présente ainsi nombre de planches
originales et il est passionnant d’observer l’évolution du dessin d’un
Jacques Martin soucieux des détails, des accessoires, des costumes.
Album après album, cette lente maturation scandée par la Griffe
noire, le Dernier spartiate et les Légions perdues atteint des sommets à
partir de Iorix le Grand, le 10e opus (1972). Et en tournant les pages,
le lecteur découvre avec délice les couvertures désormais cultes du
Dernier spartiate ou d’Alix l’Intrépide mais également le scénario
manuscrit du Prince du Nil. Patrick Gaumer a eu accès à un certain
nombre d’archives inédites notamment familiales pour faire
cohabiter dans son récit le dessinateur et l’homme. De la
correspondance avec Edgar P. Jacobs aux photos personnelles avec
sa femme Monique et ses enfants Frédérique et Bruno, le livre
réussit avec brio à donner vie au créateur et à le dissocier de ses
créatures.

L’Alsacien s’est voulu également reconnaissant à l’égard de sa région
natale qu’il immortalisa dans plusieurs d’albums, notamment dans La Cathédrale (1985) qui rend un hommage appuyé à la cathédrale de
Strasbourg tandis que le château du Haut-Koenigsbourg apparaît
dans la Grande menace de Lefranc (1954).

A l’inverse d’un Hergé ou d’un Edgar P. Jacobs, la transmission aux
nouvelles générations constitua d’emblée une préoccupation pour
Jacques Martin. Il travailla ainsi avec André Julliard, futur Grand prix
d’Angoulême (1996) sur Arno ou Christophe Simon (Orion) pour ne
citer qu’eux. « Moi, je voudrais qu’Alix, Lefranc et les autres me survivent
longtemps après ma mort. Mon bonheur serait qu’Alix puisse un jour fêter
ses 100 ans. Faire travailler des artistes et donner de nouvelles aventures
à lire aux lecteurs voilà mon rêve ». Et en voyant le succès ininterrompu
remporté par Alix dont une nouvelle aventure vient de paraître fin
2021, jamais le dicton Fortes fortuna juvat, « la fortune sourit aux
audacieux », n’aura été aussi vrai…

Par Laurent Pfaadt

Patrick Gaumer, Le voyageur du temps
Chez Casterman, 400 p.

Une nation de saints et de martyrs

Plusieurs ouvrages reviennent sur la construction de la nation hongroise

Budapest

De quoi la Hongrie est-elle le nom ? D’un royaume de magyars
établi au Moyen-Age ? D’une partie de l’empire des Habsbourg
devenu en 1867 austro-hongrois ? D’un satellite progressiste de
l’Union soviétique ? D’un archétype de démocratie illibérale ?

« Un pays qui se complaît dans la nostalgie d’avoir été grand » écrit
Catherine Horel, grande spécialiste de la Hongrie, dans son nouvel ouvrage fort éclairant. Ce qu’elle fut assurément. D’emblée, il faut
reconnaître que la Hongrie, à l’instar de la France, possède une
histoire millénaire. D’où cette notion de grandeur. D’ailleurs, c’est à
la même époque, celle où Hughes Capet devint le premier capétien à
monter sur le trône de ce qui n’était pas encore la France, c’est-à-
dire vers l’an mille, que les premières bases de l’état hongrois furent
jetées après l’apparition du terme même de Hongrois, un siècle
auparavant. Grand car choisi par Dieu, ce qui conditionne tout et
ouvre l’histoire d’une nation qui va s’échafauder autour de héros,
surtout de rois, de saints et de martyrs. Et en premier lieu avec
Etienne, ce roi devenu saint grâce au soutien de l’église catholique.
Sur cette terre où l’origine des Hongrois reste encore sujette à
discussion, le culte des saints rois – Etienne puis Emeric et Ladislas –
sert ainsi de ciment à l’édification d’une cathédrale mémorielle. La
formidable somme d’érudition coordonnée par Marie-Madeleine de
Cevins et réunissant 96 chercheurs venus de dix-sept pays ne dit pas
autre chose. Après une première partie en forme d’essai collectif, la
seconde, brillant dictionnaire, définit ainsi ce roi : « la figure d’Etienne
comme fondateur de l’Etat et de l’Eglise de Hongrie est devenue une pièce
maîtresse de la légitimation du pouvoir étatique, ainsi que de la
construction de l’identité nationale hongroise ».

Les bases étant jetées, les divers auteurs déroulent l’évolution de la
nation hongroise, toujours placée sous cette trinité : royauté, saints
et martyrs. La royauté avec la succession des dynasties, des Arpad et
Luxembourg aux Habsbourg en passant par le roi Matthias Corvin
qui fonda la première bibliothèque princière d’esprit Renaissance au
nord des Alpes réunissant jusqu’à 2000 volumes. Les « saints » qui
oscillèrent entre religion catholique et protestantisme, elle-même
divisée en une nouvelle dichotomie, les partisans des Habsbourg
fidèles au catholicisme et les protestants inscrits dans une Réforme
dont les idées véhiculées très tôt par l’imprimerie contribuèrent à
façonner les oppositions futures, au XVIIIe d’abord puis surtout
entre 1848 et 1867, date du compromis austro-hongrois. « Le
protestantisme a énormément contribué à la formation de la nation
hongroise, à la naissance des sentiments nationaux. Jusqu’à la fin de la
seconde guerre mondiale, les églises protestantes ont été animées par des
tendances anti-monarchiques et patriotiques » affirme ainsi János
Havasi ancien journaliste à la télévision hongroise et diplomate,
ayant notamment été entre 2015 et 2019, directeur de l’institut
hongrois de Paris.

Les martyrs enfin qui jalonnent la construction de la nation
hongroise et servent régulièrement à renforcer l’identité du pays.
Les chrétiens face aux Ottomans à partir du XIVe siècle, les nobles
rebelles contre les Habsbourg lors du printemps des peuples de
1848, les morts de la Première guerre mondiale sacrifiés sur l’autel
du traité de Trianon le 4 juin 1920, les communistes progressistes
autour de la figure d’Imre Nagy face aux Soviétiques en 1956 et
enfin les discours de Viktor Orban à l’encontre de l’Union
européenne. Catherine Horel explique ainsi parfaitement le
tournant de 1918-1920, véritable césure dans l’histoire de la
Hongrie. Si cette dernière accède enfin à une indépendance tant
revendiquée, elle l’obtint au prix de l’amputation d’une partie de son
territoire, plantant ainsi les germes d’une contre-révolution
autoritaire incarnée par l’amiral Horthy qui fustigea les « ennemis
intérieurs » notamment la classe politique et les juifs et dont on sait
où elle mena. Mais surtout elle brouilla pour longtemps la frontière
séparant héros et martyrs. De quoi alimenter un peu plus le débat.

Par Laurent Pfaadt

Catherine Horel, Histoire de la nation hongroise, Des premiers
Magyars à Viktor Orban,

Chez Tallandier, 384 p.
https://www.tallandier.com/livre/histoire-de-la-nation-hongroise/

Démystifier l’Europe centrale, Bohème, Hongrie et Pologne du VIIe
au XVIe siècle, sous la direction de Marie-Madeleine de Cevins,

Passés composés, 996 p.

Renaissance tchèque

Un coffret exceptionnel et un nouveau disque signent le retour du
mythique label Praga Digitals

Il est si fréquent de devoir constater la fin ou la transformation –
c’est-à-dire souvent la fin – d’un label et ces dernières années, les
exemples n’ont pas manqué, pour se réjouir de la renaissance de l’un
d’eux. Et quand celui-ci se nomme Praga Digitals, label ô combien
légendaire, la curiosité pique inévitablement le critique. Car quel
label ! Fondé il y a trente ans, en 1991, par un Français, Pierre-Émile
Barbier, afin d’éditer les archives de la radio tchécoslovaque, Praga
Digitals est désormais propriété de la société de productions Little
Tribeca dirigée par Nicolas Bartholomée, l’un des meilleurs
ingénieurs du son du monde, qui a souhaité voir perdurer l’esprit
originel de Praga en entamant la digitalisation de son catalogue.

Le critique a ainsi fait connaissance de Praga Digitals voilà près de
vingt-cinq lorsque, voulant ramener un souvenir musical d’un
voyage praguois, il est tombé sur un enregistrement de la 9e
symphonie de Chostakovitch par l’orchestre philharmonique
tchèque sous la direction de Zdenek Kosler (1967). Ce disque qui
figure toujours en bonne place dans sa discothèque se retrouve
aujourd’hui dans ce merveilleux coffret célébrant les 30 ans du label.

Sur ce même disque figurait également la 5e de ce même
Chostakovitch par le Leningrad Philharmonic Orchestra sous la
direction du grand Mravinsky, malheureusement absente du coffret.
Pour autant, le chef soviétique est fidèlement représenté avec
plusieurs enregistrements de référence de Prokofiev, Stravinsky,
Bartók et son majestueux Musique pour cordes, percussions et célesta
de 1967 ainsi qu’un Tchaïkovski résonnant avec force dans une
Pathétique grandiose et un premier concerto pour piano
accompagné du grand Richter venu prêter main-forte au chef. Tous
deux délivrent une interprétation puissante, solennelle mais sans précipitation. Comme un grand fleuve russe en somme. Et si la
sélection a écarté la 5e de Chostakovitch, elle a fait le choix judicieux de sa 13e Babi Yar dirigé par un Kirill Kondrashin dans la grande salle
du conservatoire de Moscou, le 20 décembre 1962, soit deux jours
après sa création par le même Kondrashin. D’autres pépites
symphoniques traversent le coffret : le deuxième concerto de
Bartók avec Anda et Fricsay et une symphonie de psaumes de
Stravinsky dirigée par un Igor Markevitch à la tête de l’orchestre
symphonique russe.

Cependant, ces trésors symphoniques ne doivent pas faire oublier
que Praga Digitals fut avant tout un extraordinaire vecteur de
diffusion de la musique de chambre tchèque. Avec un quatuor
Pražák nouvelle génération d’abord sous la figure tutélaire de
l’altiste Josef Kluson qui signe avec cet anniversaire un nouvel
enregistrement consacré aux trois derniers quatuors de Haydn tout
en s’inscrivant assurément dans une filiation naturelle avec son illustre aîné. Mais également avec les quatuors Zemlinsky et Kocian
qui trouvèrent dans ce label, des écrins à la mesure de leurs
extraordinaires talents. Il n’y a qu’à écouter ou réécouter Martinu
(Zemlinsky) et Smetana (Kocian) pour s’en convaincre. Et bien
entendu qui dit quatuors tchèques dit bien évidemment musique
tchèque avec quelques monuments comme les quatuors
« américain » de Dvorak et « Lettres intimes » de Janáček (Pražák).
Ce dernier est également à l’honneur à travers un voyage musical
passionnant de l’orchestre philharmonique tchèque dans la maison
des morts et sur les traces de La Petite renarde rusée avec comme
guide un Vaclav Neumann fidèle à lui-même. Enfin, les amoureux de
musique de chambre apprécieront avec délice les trios Guarneri et
Oïstrakh. Qu’on le veuille ou non, voici donc un vitrail de plus dans la
cathédrale discographique de la fin du 20 siècle et du début du 21e.
Vitrail qu’il revient à tous les amoureux de musique de contempler
cette incroyable lumière musicale praguoise qui illumina le ciel gris
de ce jour où j’acheta ce fameux CD et qui, aujourd’hui, continuera, à
n’en point douter, d’enchanter nos oreilles avec de nouveaux disques.

Par Laurent Pfaadt

Praga Digitals, 30 years, 30 CD Limited Edition

Mariss Jansons, une vie de héros

Plus de deux ans après sa disparition, un coffret monumental
revient sur la carrière du célèbre chef letton à la tête de l’orchestre
symphonique de la radio bavaroise

Une vie de héros. Eine Heldleben comme le nom du poème
symphonique de Richard Strauss. La vie du chef d’orchestre letton a
fini par se confondre avec la musique qu’il interpréta et notamment
avec ce Strauss qu’il affectionnait tout particulièrement. Ce Strauss
que l’on retrouve dans ce coffret monumental réunissant la quasi-
totalité des enregistrements que Jansons réalisa à la tête de
l’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise
(Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks) qui fut, peut-être
avec le Concertgebouw d’Amsterdam, « son » orchestre.

Avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Mariss
Jansons transcenda quelques grandes pages du répertoire. Son cycle
des symphonies de Beethoven en 2012 reste encore aujourd’hui
l’une des versions de référence. Bruckner, Mahler ou Chostakovitch
attestent également avec force de sa grande compréhension et de
son incroyable sensibilité à l’égard du répertoire post-romantique et
contemporain. La version de la 8e symphonie de Mahler présentée
ici est d’une beauté à couper le souffle. Œuvre monumentale, totale,
cette interprétation inédite parmi les quinze que compte le coffret,
résonnera longtemps aux oreilles des auditeurs. Sa 10e d’un
Chostakovitch qui figura à l’affiche de l’un de ses derniers concerts
parisiens et imprégnée de son expérience auprès du grand
Mravinsky à Leningrad, dévoile avec fracas ce message qui doit faire
« appel aux sentiments humains les plus profonds ».

Ce coffret très complet permet également d’apprécier le chef dans
un répertoire qu’on ne lui associait peut-être pas immédiatement
comme ce très beau War Requiem de Benjamin Britten avec Emily
Magee et Mark Padmore ou encore Haydn. Soucieux également de
valoriser la création contemporaine, les disques consacrés à
Wolfgang Rihm, Jorg Widmann ou Rodion Shchedrin permettent à la
fois de comprendre son approche de la création contemporaine et
de l’inscrire dans une histoire de la musique plus longue.

Mariss Jansons se montra également à l’aise dans le répertoire
sacré, du Requiem de Mozart à la Berlin Mass d’Arvo Pärt eux-aussi
inédits en passant par la Messe n°3 de Bruckner, la Messa da Requiem
de Verdi ou la plus rarement jouée San Cecilia Messe de Gounod.
Capable aussi bien de sortir le Requiem de Mozart d’un tombeau que
d’élever dans les cieux ce sublime Stabat Mater de Poulenc
transcendée par la voix de Genia Kühmeier, le chef letton s’est
souvent entouré des plus belles voix de la planète – Anna Prohaska,
Mia Persson, Gerhild Romberger ou Anja Harteros – qu’il s’évertua à
mettre à l’honneur dans ses concerts. Il faut donc écouter et
réécouter, encore et encore, les enregistrements de Mariss Jansons,
pour se pénétrer du message de ce chef unique, ce héros ayant
désormais rejoint le Walhalla des musiciens d’exception.

Par Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, The Edition, Chor & Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, 70 CDs, 72-pages Book, BR Klassik

Des empereurs à la baguette

La Wiener Akademie célèbre la musique des Habsbourg

Septembre 1791, Prague. Toutes les têtes couronnées de l’époque
ont été réunies pour assister au sacre du nouvel empereur du Saint
Empire romain germanique, Leopold II Habsbourg, couronné pour
l’occasion roi de Bohème. Les plus grands compositeurs du moment
ont été mis à contribution pour célébrer ce moment : Mozart, le
génie de l’époque à qui il ne reste que deux années à vivre, Antonio
Salieri bien évidemment, compositeur le plus connu du continent et
Michael Haydn, frère cadet de Joseph. Alors que l’empereur entre
dans la cathédrale Saint-Guy, le kyrie de la Missa Solemnis
composée quelques onze années plus tôt se met à retentir. Chacun
retient son souffle.

Cette ambiance transparaît dans le merveilleux coffret regroupant
quelques interprétations de référence de la Wiener Akademie,
ensemble fondé par Martin Haselböck voilà trente-cinq ans.
Concentré sur les périodes baroque et pré-romantique, ce coffret,
premier d’une série baptisée Resound qui reprend les
enregistrements de la Wiener Akademie, montre combien la
musique joua un rôle primordial sous les Habsbourg. Les grands
compositeurs de l’époque furent ainsi convoqués, choyés pour
glorifier la dynastie et certaines voix comme celles de la mezzo-
soprano et alto, Elisabeth von Magnus, fille de Nikolaus
Harnoncourt dans ce premier enregistrement du Te Deum de Salieri ou Thomas Hampson, porteur de lumière dans la Messe de
couronnement de Mozart clament, de la plus belle des manières, le
triomphe des empereurs dans ces enregistrements de référence.
D’autres disques, véritables découvertes, montrent également que
certains empereurs furent non seulement de brillants interprètes
mais également des compositeurs non dénués de talent. Ainsi
Leopold Ier (1658-1705), passionné de musique, composa pour sa
première épouse, l’infante Marguerite-Thérèse, le premier opéra en
langue espagnole. Ses œuvres sacrées restent marquées d’une
solennité religieuse.

Le coffret navigue dans des univers musicaux différents qui
démontre toute la palette d’interprétation de la Wiener Akademie.
Ainsi, entre les œuvres religieuses de Johann Joseph Fux,
compositeur favori de Leopold Ier, auteur d’une très belle
Deposizione dalla Croce et l’atmosphère plus viennoise d’un
Heinrich Ignaz Franz Biber ou d’un Alessandro Poglietti, Martin
Haselböck propose un incroyable voyage dans le temps,
réinterprétant les œuvres dans les lieux où elles furent créées tel cet
incroyable disque qui reprend le programme du sacre de l’empereur
Léopold II en nous permettant, les yeux fermés, d’être là, dans
l’assistance.

Et à côté de nous, en ce jour de sacre, sous les ors de la cathédrale
Saint-Guy, se trouvait le prince-archevêque de Salzbourg,
Hieronymus von Colloredo-Mansfeld, ce protecteur que Mozart
détestait et qui lui avait commandé la Messe du couronnement. Et en
entendant le kyrie de cette dernière le religieux dut en convenir :
cette musique était bel et bien celle d’un génie aimé de Dieu. Génie
aujourd’hui parfaitement restitué dans ce merveilleux coffret.

Par Laurent Pfaadt

Musica Imperialis, Resound, Wiener Klassische Akademie,
dir. Martin Haselböck, Aparté

Les Dix Plaies du patrimoine

L’historien Peter Eeckhout signe un livre sur les dangers qui
menacent notre patrimoine. Indispensable

mosquée Alep
© Dimitar Dilkoff/AFP)

C’est un vieil adage vérifié à maintes reprises : ce que l’homme a
édifié, il peut le détruire. Bouddhas de Bâmyân par les talibans
d’Afghanistan, vieille ville d’Alep par les forces du régime Assad ou
cité de Palmyre par les soldats de Daech, ces exemples viennent
s’ajouter à une longue liste de sites ou de monuments détruits ou en
passe de l’être.

Le lecteur trouvera dans le magnifique ouvrage de Peter Eeckhout ,
docteur en histoire de l’art et archéologie de l’Université libre de
Bruxelles, vingt-trois exemples qui permettent sans être
malheureusement exhaustifs de cerner les dangers qui menacent le
patrimoine de l’humanité. Des plus connus au plus confidentiels
comme le minaret de Jâm en Afghanistan ou Nan Madol en
Micronésie, il offre aux lecteurs un voyage à la fois enchanteur grâce
aux reconstitutions 3D des différents sites proposés mais également
effrayant puisque ces mêmes reconstitutions témoignent de ce que
nous avons été capables. Ainsi nous emmène-t-il derrière le décor
pour constater comme à Hyderabad ou au pied du Palais Sans Souci
du roi Christophe en Haïti, notre impéritie collective. « Chaque tombe
saccagée, chaque mur démoli, chaque sol éventré qui portait en lui des
traces du passé, c’est une part de la mémoire de l’humanité qui disparaît à
jamais » écrit ainsi l’auteur. Didactique autant qu’instructif, son livre
recense ainsi ces fameuses dix plaies qui sont en fait treize. Il innove
par sa définition de la destruction : non plus cantonnée aux guerres,
aux idéologies et à la volonté clairement affichée de réduire en
cendres ou de piller, celle-ci renvoie à une consommation de masse
qui se décline sous diverses formes : tourisme de masse sur les sites
d’Angkor Vat au Cambodge, changement climatique, urbanisation
comme par exemple à Chinchero au Pérou, cité péruvienne menacée
par la construction d’un aéroport international, défaut de gestion ou
restauration abusive avec cette fascinante étude de cas relative à
Boukhara en Ouzbékistan, victime de ce « paradoxe terrible que cette richesse même lui coûte aujourd’hui son identité, malmenée et manipulée
pour des motifs à la fois politiques et économiques » selon Peter
Eeckhout. Même les plus beaux sites de la planète sont concernés.
Ainsi des pyramides de Gizeh, menacées par la multiplication de
constructions touristiques à commencer par le projet du GEM
(Grand Egyptian Museum) de 480 000 m2 qui, paradoxalement,
risque, à long terme, de tuer la poule aux œufs d’or. Mais parler de
long terme semble aussi vain que de ralentir la destruction du
patrimoine…

Patrimoine mondial en péril est à la fois un livre fascinant et terrifiant
car il est difficile de ne pas y voir un futur livre d’archives rappelant
ce qui fut et, malheureusement, ce qui est déjà. Doit-on voir devant
Hyderabad, intoxiquée par les gaz d’échappement, lacérée par les
fils électriques et défigurée par des boutiques sauvages, un présage
de ce qui attend peut-être sa sœur Agra et son célèbre Taj Mahal,
dans quelques décennies ou siècles ? On en frémit.

L’ouvrage rend également hommage au combat de ces millions d’hommes et de femmes déterminés à protéger le patrimoine
comme ces milices de bénévoles locaux à Leptis Magna en Libye.
Elles demeurent ainsi ce qui reste de nos consciences lobotomisées
par les quêtes toujours plus insatiables de l’argent et du
divertissement. Livre essentiel à mettre entre toutes les mains,
notamment celles des plus jeunes, à intégrer dans toutes les
médiathèques et écoles pour servir de manuels éducatifs, Patrimoine
mondial en péril doit demeurer, espérons-le, le témoignage du génie
du genre humain et non de sa folie.

Par Laurent Pfaadt

Peter Eeckhout, Patrimoine mondial en péril,
Chez Passés composés, 320 p. 2021