Les promesses de l’incertitude

De Marc Oosterhoff

Cie Moost

Le déséquilibre étant la chose la moins souhaitée du monde, la voir
représentée, mise en vedette  ne peut que nous interroger, nous
surprendre, voire nous amuser. C’est en effet ce que qu’a produit
sur nous cette mise en scène d’un spectacle conçu et interprété par
Marc Oosterhoff  lors de cette soirée au Kulturburo à Offenburg 
organisée par Le Maillon.

Circassien et danseur, Marc Oosterhoff s’adonne à un jeu
d’équilibre-déséquilibre savamment étudié et maîtrisé qu’il nous
offre comme des aventures à vivre avec risques et périls. Il évolue
sur un plateau encombré de boîtes en carton qui s’écroulent
bruyamment et inopinément et sous les multiples petits sacs de
sable suspendus dans les cintres qui opèrent à leur tour des chutes
inattendues, potentiellement dangereuses. Déambuler dans ce
monde d’objets instables oblige l’artiste à des contorsions pour
éviter les obstacles, le voilà au bord de la chute mais il arrive
toujours à se rattraper de la belle manière, esquissant une
chorégraphie virtuose. Parfois il joue la maladresse et tourne vers le
public un visage crispé, accompagné de regards angoissés dont nous
ne sommes pas dupes et qui font plutôt rire l’assistance.

Il se doit, parfois, de faire face à l’inattendu qui joue à se renouveler,
à l’instar de ces peaux de banane qu’il jette et qui réapparaisse
comme par magie pour le défier.

A un autre moment, il s’impose un superbe exercice d’équilibre en
lestant une planche avec des sacs de sable dont il est le contrepoids
avant que tout finisse par s’écrouler et qu’il se retrouve accroché
dans les cintres et obligé de les parcourir avec les précautions
d’usage jusqu’à cette descente apparemment improvisée le long
d’un pilier extérieur au plateau. Et là, le public retient son souffle et
admire la performance du circassien.

Plus tard, il poussera l’audace jusqu’à nous faire croire qu’il va
mettre le feu au plateau en manipulant un flacon d’alcool et des
allumettes.

Au cours de  toutes ses propositions il avait, un formidable
partenaire de jeu, en la personne de Marcin de Morsier, présent sur
scène qui intervenait  pour l’accompagner avec sa guitare électrique.

Avec son incontestable sens du burlesque Marc Oosterhoff nous a
offert un spectacle ludique et lumineux.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 4 mars

Mauvaise

De debbie tucker green

mise en scène Sébastien Derrey

L’inceste est le non-dit qui détruit toute relation familiale car si
chacun soupçonne, devine ou sait il s’installe dans  un déni qui
instaure le silence. Quand sa réalité vient à se faire jour, cela
déclenche des rejets de culpabilité des uns vis à vis des autres.

Cette pièce écrite par l’autrice noire debbie tucker green (qui ne
veut pas de majuscules à son nom), traduite par Gisèle Joly, Sophie
Magnaud, Sarah Vermande, est tout à la fois violente, pesante mais
comme habitée aussi par le repli sur soi qui fait apparaître un
contraste total entre la colère exprimée par les uns et le calme
apparent affiché par les autres.

Explosion et retenue se partagent le jeu des comédiens dans ce huis
clos qui met en contact, le père, la mère , la fille aînée, la cadette, la
benjamine et le frère. Il n’ont pour tout accessoire qu’une chaise où
s’asseoir (scénographie Olivier Brichet). Le père (Jean-René
Lemoine), installé sur la sienne n’en bougera pas et restera au centre,
tranquille et quasiment muet. N’est-il pas le sujet principal de cette
sombre affaire ?

La mère, (Nicole Dogué) occupe la sienne sans la quitter non plus,
manifestant par les mouvements de son corps la douleur que les
accusations de sa fille, « la mauvaise », (Lorry Hardel) fait peser sur
elle. Car, c’est elle, l’aînée, revenue au foyer qui exige la vérité et que
chacun dise ce qu’il a compris, ce qu’il a ressenti de ce qui lui est
arrivé à elle. Elle est l’accusatrice et éructe un flot de paroles,
répétées, hurlées, comme une litanie. Elle va, piétinant le sol,
vitupérant « chienne, chienne » à l’encontre de sa mère. Le ton monte
et la parole meurtrissante envahit l’espace.

Cette entrée en matière est extrêmement impressionnante,
glaçante.

La soeur cadette, (Bénédicte Mbemba), sans lui répondre vraiment,
bredouillera à son tour une sorte de défense, faisant entendre
qu’elle a su, avouant qu’elle s’est contenté de prier pour que sa soeur
ne tombe pas enceinte. Cet aveu détourné étant achevé, elle ira
prendre place sur une chaise et y demeurera, témoin de cet autre
situation bientôt révélée quand le frère, (Josué Ndofusu Mbemba) 
fera comprendre sans que cela soit dit explicitement que, lui aussi, a
été victime du père.

Le mot « inceste » n’est jamais prononcé mais il pèse de toute son
horreur sur les silences et les demi-mots qui émaillent ces prises de
parole, interrompues, suspendues par ces silences hautement
significatifs et ces coupures de lumière qui laissent planer le
suspense (lumière Christian Dubet).

Les regards croisent ceux du père, de la mère puis se dispersent vers
le public.

Rien ne semble acquis de cette vérité que Fille veut faire apparaître
en criant son besoin de reconnaissance alors que Père et Mère 
restent quasiment muets. Lui  ne dira que « Pas obligé » et au final « fait le mauvais choix ».

La complicité de la mère ne peut être totalement masquée comme
en témoigne sa souffrance. En filigrane des mots laisseront
entendre  qu’elle a offert fille et fils à son mari pour ne pas avoir
besoin  de satisfaire ses désirs sexuels.

Alors que la réalité  s’impose peu à peu, un autre discours vient à son
encontre, tenu avec la même impétuosité que celui de l’aînée, celui
de la benjamine, (Océane Caïraty), la plus jeune qui n’a pu être
témoin de la situation et qui place ses propos sur le plan d’une
espèce de rivalité avec cette soeur dont on fait bien trop de cas à son
goût. Elle refuse d’adhérer, d’entrer dans cette histoire et clame une
forme de liberté que souligne sa façon de parler, familière, très
directe, voire agressive.

La langage est une des clés de voûte de ce spectacle par sa radicalité,
sa violence son flux coupé de silence, son rythme qui le rapproche du
rap, ce non-dit qui dit tout,  porté par des comédiens totalement
engagés dans ces rôles on ne peut plus délicats et qui nous ont
bouleversés.

Par Marie-Françoise Grislin

 représentation du 23 mars au TNS

jusqu’au 31 mars en salle Gignoux    

Retour en enfer

Avec ce livre passionnant, Luba Jurgenson nous emmène sur les
traces de Varlam Chalamov

Il y a quarante ans disparaissait Varlam Chalamov, l’un des grands
écrivains de l’univers concentrationnaire soviétique avec Alexandre
Soljenitsyne, Gueorgui Demidov, Evguénia Guinzbourg – dont nous
fêtons également le 45e anniversaire de la mort – et d’autres. Varlam
Chalamov naquit en 1907. Ingénieur, il fut envoyé une première fois,
entre 1929 et 1932, dans un camp de travail situé dans l’Oural. «
Disparu à l’âge de trente ans » écrit Luba Jurgenson, il est à nouveau
condamné en 1937 pour son soutien à Trotski et expédié dans cette
région inhospitalière de Sibérie au nom si bucolique de Kolyma qui
allait symboliser pour des millions d’hommes, de femmes et
d’enfants, l’enfer sur terre.

Chalamov fut le premier à écrire sur le goulag, bien avant le grand
Soljenitsyne qu’il rencontra en 1962 et avec qui il allait se brouiller.
Pour remonter le temps, s’engager sur les sentiers de Chalamov et entrer dans cette Kolyma devenu l’autre nom du goulag, il nous suffit
de suivre les pas de Luba Jurgenson, maître de conférences à l’université de Paris, qui traduisit en compagnie de Sophie Benech
(lire l’interview) les récits de Chalamov parus en 2003 aux éditions
Verdier et signe l’appareil critique de ces Souvenirs de la Kolyma qui
paraissent aujourd’hui et dans lesquels se dégagent une figure plus
personnelle de Chalamov, ce poète qui forgea ses vers dans les
glaces de la mort.

Nous voilà donc revenu quelques soixante-dix ans plus tôt, dans les
contrées glacées de la Kolyma. Le camp est une maladie incurable
nous dit Luba Jurgenson. Elle vous poursuit jour et nuit, modifie vos
comportements, s’empare progressivement de votre être au
moment où vous pensez être guéri et se nourrit de votre espoir
comme un parasite. « Sa chambre, bien assez grande, ressemble de
manière insaisissable, à la baraque d’un planqué du camp » note
l’écrivain Alexander Gladkov en 1972 cité par Luba Jurgenson. Le
cœur du livre tient dans cette phrase : revivre le camp, dans ses os
mais également dans cette mémoire fragmentée que l’auteur
reconstitue pour nous offrir aussi bien un magistral essai littéraire
sur la création artistique trempé dans les affres de la mort, une
biographie composite de l’auteur et l’inscription de Chalamov dans
la mémoire littéraire d’une Russie qui, aujourd’hui, lui a tourné le
dos.

Le récit de l’auteur épouse le corps noueux, l’âme torturée, incurable
de Chalamov qui finit dans un asile de vieillards. Les rapports à la
chair, au paysage sont évoqués pour écrire, tracer sur ces chemins
tortueux l’élaboration de ce chef d’œuvre que fut les Récits de la
Kolyma. Comme un tatouage dont on suit les lignes. « Le propre de la
nature est qu’elle reste indifférente à l’égard de l’homme (…) Elle
l’abandonne à son destin ». Avec toujours, ce constat implacable que la
mort vaut parfois mieux que la vie, ce qui le différencia par exemple
d’un Soljenitsyne qui avec d’autres dont Gueorgui Demidov,
traversent le livre. Comme une excavation, le récit fait ressurgir la
puissance du verbe chalamovien. Dans les mots de Luba Jurgenson
éclate ainsi la force du récit de Chalamov, celui d’une fatalité
implacable que rien ne peut empêcher, même pas les bourreaux.
Même pas Dieu. Comme une histoire dévorant ses propres enfants.
Et lire cela vous terrifie.

Par Laurent Pfaadt

Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov
Aux éditions Verdier, 336 p.

A lire également :

Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Appareil critique par Luba Jurgenson,
Aux éditions Verdier, 320 p.

L’œuvre de Soljenitsyne parue chez Fayard

Mozart de retour chez lui

La prochaine édition de la Mozartfest de Würzburg promet, une
nouvelle fois, d’être passionnante

Foto: Schmelz Fotodesign

Comme chaque année, à l’approche de l’été, tous les amoureux de
Wolfgang Amadeus Mozart se donneront rendez-vous dans la ville
de Würzbourg et dans le château de Prince-électeur à l’occasion de
la 101e édition de la Mozartfest. Dans la Kaisersaal, quelques-uns
parmi les plus grands interprètes du génie se produiront devant des
spectateurs ravis après deux années de COVID. Parmi eux, les
pianistes coréen Seong-Ji Cho, vainqueur du célèbre concours
Chopin en 2015 qui donnera le 23e concerto de Mozart, et la
légende Robert Levin dont les onzième et seizième sonates seront, à
n’en point douter, très attendues.

Côté cordes, la norvégienne Vilde Frang et le jeune prodige Daniel
Lozakovich feront entendre le concerto de Schumann et le 5e
concerto de Mozart tandis que les violoncellistes viendront admirer Kate Gould et Marie Spaelmann. Quant aux bois, ils seront
dignement représentés par François Leheux et surtout par Jorg
Widmann, invité d’honneur du festival qui au cours de deux concerts
fera raisonner le fameux concerto pour clarinette de Mozart – l’un
des points d’orgue du festival à venir – ainsi que plusieurs pièces de
musique de chambre où il sera accompagné du trio féminin Catch.
Nul doute également que le quatuor pour hautbois KV 370 sous les
doigts d’Albrecht Mayer à Shalom Europa retentira d’une tonalité
toute particulière cette année…

Tout ce beau monde sera accompagné avec ce que l’Europe compte
de plus prestigieux en matière d’orchestres. A commencer par les
célèbres Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et
Chamber Orchestra of Europe dont les baguettes maniées par les
plus grands chefs du 20e siècle seront confiées cette fois-ci à
Giovanni Antonini et François Leleux pour des 25e et 28e
symphonies de Mozart très attendues. L’interprétation de la Jupiter
et de la 20e seront quant à elles assurées respectivement par le chef
Maxim Emelyanychev à la tête du Scottish Chamber Orchestra et
par le Lautten Compagney Berlin. Ce même ensemble convoquera la
saxophoniste Asya Fateyeva pour ouvrir avec le concert de clôture
une fenêtre sur l’histoire de la musique, fenêtre dessinée quelques
jours auparavant par le jazz et Elvis de l’ensemble Passo Avanti et
des German Gents.

Reviendra enfin au Bamberger Symphoniker voisin sous la conduite
de son ancien chef, Jonathan Nott, de faire raisonner le tocsin dans
l’église St Kilian avec une deuxième symphonie de Bruckner et à
l’Amsterdam sinfonietta sous la conduite de Candida Thomson de
faire résonner Tchaïkovski et « La casa del diavolo » de Boccherini.
Nott reprendra une baguette qu’un Andrew Manze aura
préalablement polie sur les notes de la 91e symphonie de Haydn.
Enfin, Beethoven, dont le destin s’est lié à travers Haydn, à celui de
Mozart, sera également présent à Würzbourg avec sa troisième
symphonie (Scottish Chamber Orchestra) et son triple concerto
(Sarah Christian, Maximilian Hornung et Herbert Schuh
accompagnés par un WDR Sinfonieorchester sous la conduite du
très expérimenté Reinhard Goebel).

Enfin, la Mozartfest ne serait pas l’évènement mozartien de
référence en Europe sans sa dimension vocale. Ainsi, un Cosi fan
tutte dans un théâtre musical, une Flûte enchantée sur grand écran
pour les enfants ainsi que des arias de Don Giovanni où la voix
prendra l’aspect du hautbois rendront l’hommage nécessaire à ses
opéras tandis que la soprano Regula Mühlemann qui fera ses débuts
à la Mozartfest, fera entendre une œuvre vocale plus intimiste. Nul
doute que, sous les fresques du grand Tiepolo, le génie tendra une
fois de plus une oreille attentive à cette somme de talents réunis.

Par Laurent Pfaadt

Mozartfest, Würzburg, All in one, the Freethinker Mozart, May 20 – 19 June 2022

Retrouvez toute la programmation sur http://www.mozartfest.de

Le roi Karel

Un coffret revient sur la figure de Karel Ancerl, mythique chef d’orchestre tchèque

Un grand orchestre, un chef mythique, un label légendaire. Avec
cette trilogie, l’auditeur est assuré de passer quelques moments
incroyables, uniques. En écoutant les enregistrements live de
l’Orchestre Philharmonique Tchèque sous la direction de Karel
Ancerl par la radio tchèque et gravés par le label tchèque
Supraphon, les impressions laissées donnent le sentiment d’une
expérience assez incroyable.

Dans l’histoire de la musique tchèque au 20e siècle, deux chefs
d’orchestre marquèrent de leurs empreintes l’orchestre philharmonique du pays : Karel Ancerl et Vaclav Neumann. Si le
second s’illustra durant la deuxième partie du 20e siècle, le premier
connut un destin singulier marqué par les tragédies de l’histoire.
Chef de l’orchestre de la radio tchèque entre 1933 et 1939, il fut,
pendant la seconde guerre mondiale, déporté avec sa famille dans
les camps de Theresienstadt et Auschwitz où certains de ses
proches furent assassinés. Revenu vivant, il reprit alors la direction
de l’Orchestre Philharmonique Tchèque.

Sous sa direction, ce dernier fut considéré comme l’un des meilleurs
orchestres au monde et les enregistrements présentés tiennent lieu
de référence comme par exemple, cette magique Ma Vlast (Ma
Patrie) de Smetana à la dimension si onirique. Après les évènements
de 1968, Karel Ancerl s’éloigna de l’orchestre pour privilégier sa
carrière à l’étranger notamment à Toronto et au Concertgebouw
d’Amsterdam.

Le coffret aligne ainsi les pépites. Des Beethoven d’anthologie en
particulier cette deuxième symphonie, un Vaughan Williams à vous
tirer des larmes, un éblouissant Martinu ou une Mer de Debussy
absolument fascinante. Prokofiev, ce compositeur qui marqua un
tournant dans sa carrière et le début de son aventure avec
l’Orchestre Philharmonique Tchèque, est également présent avec La
Suite Scythe.

Les œuvres réunies font également la part belle à la musique
tchèque avec ses monuments : Dvorak, Smetana, Suk et sa
Symphonie Asraël épique à souhait où la baguette d’Ancerl se fait
sceptre. Le coffret s’autorise à juste titre une magnifique plongée
dans la musique tchèque du 20e siècle avec des compositeurs peu
connus tels que Jan Novak et son explosif concerto pour deux
pianos ou Jindrich Feld.

Grâce à la merveilleuse maison de disques Supraphon, il nous est
possible, pour notre plus grand bonheur, de redécouvrir ces
enregistrements d’anthologie venus remplacer des gravures vinyles
restées mythiques.

Par Laurent Pfaadt

Karel Ancerl, Live recordings, Czech Philharmonic Orchestra, Supraphon

Isla Negra

Isla Negra est une vieille bâtisse baroque et noire accrochée à un
flanc de montagne battu par les vents et dominant l’océan. A
l’intérieur vit Jonas, un vieillard acariâtre surnommé « le Vieux ».
On évite de le croiser sous peine de prendre quelques plombs dans
le derrière et lui-même se complaît dans sa réclusion volontaire
tout juste troublée par quelques âmes charitables tout aussi
excentriques que lui.

Jusqu’au jour où deux notaires, sorte de Laurel et Hardy modernes
viennent sonner à sa porte pour lui signifier son expulsion. Entre
alors en scène Audiard et le Vieux devenu une sorte de Bernard
Blier entre en résistance avec ses dialogues gratinés et sa vision du
monde soi-disant pessimiste.

Aussi irascible qu’il soit, le Vieux nous apparaît cependant touchant.
Ici se niche le talent de l’écrivain pour tirer de ces êtres originaux et
singuliers échappant à la normalisation des corps et des pensées,
une attachante individualité. Alliage de Robin des bois et de
Robinson Crusoé, Jonas est à la fois le dernier guerrier des temps
anciens où solidarité et respect des autres et de l’environnement
comptaient plus que tout mais également, une sorte de prophète, de
patriarche d’un nouveau modèle à inventer.

A travers sa galerie de personnages tantôt truculents, tantôt
pathétiques, à laquelle il faut également rajouter la maison, l’auteur nous dépeint une société qui marche souvent sur la tête avec ses
contradictions, ses faux-semblants et surtout, ses lâchetés
quotidiennes et son égoïsme triomphant.

Le récit sculpté par une écriture vivante, tantôt saignante comme
une côte de bœuf, tantôt nimbée d’une sauce au vin, se révèle,
comme à chaque fois avec Delfino, d’une justesse où le rire hésite
entre hilarité et cynisme. En somme une Comedia del arte à la
française, théâtre burlesque où les harlequins finissent par se
transformer en bouffons du quotidien. L’atterrissage est difficile
mais c’est là tout l’intérêt du livre…

Par Laurent Pfaadt

Jean-Paul Delfino, Isla Negra,
Aux Editions Héloïse d’Ormesson, 242 p.

Interview Sophie Benech

« Il est descendu bien plus bas et bien plus profondément dans le mal que la plupart des autres rescapés »

Sophie Benech est l’une de nos plus importantes traductrices du
russe. Elle a notamment permi au public français de lire Isaac Babel,
Anna Akhmatova, Svetlana Alexievitch, Ludmila Oulitskaïa, Iouri
Bouïda et bien évidemment Varlam Chalamov. Pour Hebdsocope,
elle revient sur sa fascination pour ce dernier.

Comment qualifieriez-vous la prose de Chalamov dans la
littérature concentrationnaire soviétique ?

Parmi tous ceux qui ont écrit sur les camps soviétiques, Chalamov
occupe une place à part : il avait dès sa jeunesse l’intention de
devenir écrivain, et il a beaucoup réfléchi sur la façon dont la
littérature pouvait, ou ne pouvait pas, transmettre les expériences
indicibles vécues par tous ceux que l’on a cherché à broyer, à
anéantir tant physiquement que psychologiquement dans les camps
créés par les totalitarismes du XXe siècle. Rien n’est dû au hasard
dans les Récits de la Kolyma, ni son style sobre et concret, dénué de
toute émotion apparente (ce qui lui donne une force très
particulière), ni sa façon d’écrire et de composer son œuvre, qui
répond à une façon d’aborder un thème réclamant une nouvelle
approche littéraire.

En quoi ses récits diffèrent-ils de ceux de Soljenitsyne ou de
Demidov ? On a souvent dit qu’il était plus pessimiste, plus noir que
le prix Nobel…

Il a souvent répété que l’expérience des camps était totalement
négative, et ses récits ont quelque chose de profondément
désespéré. Contrairement à Soljenitsyne, par exemple, ou à
Euphrosinia Kersnovskaïa, pour ne citer qu’eux, qui ont su trouver
dans les épreuves subies dans les camps une occasion de découvrir
certains aspects « positifs » de la nature humaine, de se dépasser et
même de transcender ces épreuves en leur donnant un sens,
Chalamov, lui, leur dénie tout sens et estime qu’elles n’apprennent
rien, qu’elles sont uniquement destructrices. Il faut dire que son
expérience à la Kolyma a sans doute été bien pire que celle des deux
auteurs que j’ai cités, en un sens, il est « revenu d’entre les morts », il
est descendu, je pense, bien plus bas et bien plus profondément dans
le mal que la plupart des autres rescapés des camps soviétiques.

Peut-on dire qu’il a inscrit la Kolyma dans l’imaginaire collectif, à la
fois en Russie mais dans la littérature mondiale ?

Oui, très certainement. D’autres que lui ont écrit sur la Kolyma, mais
l’immense valeur littéraire de son œuvre en fait davantage qu’un
simple témoignage, et la gravera à jamais dans la mémoire de
l’humanité. Je suis sûre que si on lit encore des textes sur ce thème dans quelques siècles, ce seront les Récits de la Kolyma.

La découverte de Chalamov, a bouleversé votre carrière et peut-
être votre vie, non ?

Oui. Sur plusieurs plans : celui de ma « carrière » de traductrice et
d’éditrice, car c’est après avoir traduit à titre d’essai un texte de lui
(inédit à l’époque) sur la place des livres et de la lecture dans sa vie
que j’ai commencé à travailler pour les éditions Gallimard, et
ensuite, le texte en question a été celui qui m’a incité à me lancer
dans l’édition (je voulais donner à lire cet essai trop court pour
intéresser des éditeurs), si bien que Chalamov est pour ainsi dire
mon auteur «mascotte ».

Et bien entendu sur un plan personnel. La simple lecture de ses
récits peut bouleverser votre façon de percevoir le monde, mais les
traduire représente une expérience qui ne vous laisse pas indemne,
puisque traduire, c’est pénétrer très profondément dans l’être
intime d’un écrivain et du coup, partager avec lui quelque chose
d’indicible. Donc, oui, Chalamov a joué un très grand rôle dans ma
vie. Et son destin douloureux (il est mort dans la solitude, se croyant
revenu en camp et cachant du pain sous son matelas) me hante
jusqu’à ce jour, je pense à lui presque tous les soirs.

Par Laurent Pfaadt

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech et Luba Jurgenson,
Chez Verdier, 1760 p. 2003

Celle qui écrit sur les pierres

Edith Bruck raconte sa traversée de l’enfer. Bouleversant.

On ne ressort pas indemne d’un tel livre. De ceux qui vous marquent
au fer rouge comme Si c’est un homme dont il est presque le pendant
féminin ou L’Espèce humaine de Robert Anthelme.

Edith Bruck, écrivaine de langue italienne, prend la plume, plus de 63
ans après l’avoir couché pour la première fois sur le papier, pour se
raconter, évoquer l’indicible, ce quotidien banal d’une jeune fille
juive hongroise de treize ans vivant à la campagne que la haine
antisémite va briser à jamais. En un instant, alors que le pain lève,
elle voit le monde se refermer sur elle comme un soleil obscurci par
une soudaine éclipse. Le pain sera perdu, oui. Le courage de survivre,
jamais.

Tout est là : la chosification de l’être, devenu le matricule 11152, la
disparition des êtres chers, assassinés et balayés d’un « Allez, allez,
cesse de pleurer, ta mère est allée à gauche, hein ? On l’a brûlée ! » par
Aliz, sa kapo.

Les camps se succèdent : Auschwitz, Dachau, Christianstadt,
Bergen-Belsen avec ces passages poignants comme celui dans le
camp des hommes à Bergen-Belsen. « Certains d’entre eux disaient, de
leur ultime regard « Non, non, non ! » D’autres balbutiaient leur nom et
leur origine, certains encore réussirent à dire : « Raconte-le, si tu survis,
fais-le pour nous aussi » Suffoqués de sanglots, nous faisions signe que
oui, oui, oui. ». Viennent ensuite les marches de la mort, la survie en
compagnie de Judit, cette sœur magnifique qui l’appelait affectueusement « Ditke » et dont les bras se transformèrent en
étreinte de survie. Entrée enfant dans l’antichambre de la mort,
Edith Bruck en ressortit femme.

Puis, le retour à la vie, la nécessité de témoigner, l’amitié avec Primo
Levi et le suicide de ce dernier vécu comme une trahison.

Décidé, à l’inverse d’une autre amazone de la Shoah disparue
récemment, Ruth Klüger, à témoigner, Le Pain perdu est une véritable
leçon de courage, d’une beauté littéraire inouïe qui lui valut le succès
en Italie et jusqu’à l’émotion du pape. On finit tout petit devant une
telle magnanimité, devant une si grande sagesse. Et puis cette
couverture qui vous happe, vous poursuit encore et encore. Un livre
précieux qui doit trôner dans chaque bibliothèque aux côtés des
plus grands. Un livre à mettre dans les mains des plus jeunes. Edith
Bruck était née Steinschreiber, celle qui écrit sur les pierres. Ici, sur
les tombes de la mémoire, le Pain perdu s’y grave en caractères
indélébiles.

Par Laurent Pfaadt

Edith Bruck, Le Pain perdu, traduit de l’italien par René de Ceccaty,
Aux éditions Le Sous-Sol, 176 p.

Esthétique des ruines

La dernière nuit du monde
Laurent Gaudé

En lisant le postulat du spectacle – supprimer le sommeil –,
instinctivement c’est le fameux travailler plus pour que le capital
gagne plus qui vient à l’esprit. Et comme c’est l’ingestion d’une
pilule révolutionnaire qui active la capacité de veille, s’invite la
stratégie vaccinale toute récente avec son ambition d’unanimité
totalitaire – et les auteurs revendiquent l’influence de cette
période pandémique dans leur inspiration. Très vite cependant,
avec ce bouleversement des cycles naturels et l’instauration d’une
nuit active, d’autres questions surgissent. Que devient tout cet
espace de liberté brusquement anéanti : le lien et le festif, l’amour,
le rêve, etc. ?

© Kurt van der Elst

Dès l’entrée du public, un gigantesque écran carré au centre du
plateau pulse de visages et de voix. Un premier cadre. Deux
rectangles lumineux au sol s’y ajouteront : les espaces dédiés au
personnage principal, un des promoteurs du projet (joué par le
metteur en scène Fabrice Murgia lui-même), et à sa femme Lou
(Nancy Nkusi) qui imposent d’emblée la distance entre les êtres.
Autour l’environnement reste plus indistinct, se nappe de fumerolles
et sera la neige de la fin. Les lumières d’Emily Brassier sculptent de
belles images focalisées par ce qu’affiche l’écran : des flashs
angoissés (tels des images subliminales), des témoignages venant de
l’autre bout du monde (le projet est planétaire), beaucoup de gros
plans en direct de la comédienne notamment lorsqu’elle chante. Des
visages qui disent, se disent avec régulièrement des répliques qui
font mouche. Les trois cadres structurent le jeu. Si l’écran offre une
dimension cinématographique à Lou qui épure, le dispositif enracine
les comédiens et mène par moments l’acteur vers une
surexpressivité corporelle. Des ego en naufrage sur leur radeau de
lumière ? Un corps qui se rebelle ou pris de convulsions par manque
de sommeil ? À la fin, le couple se retrouvera en dehors de ses
cadres. Dans l’au-delà, au-delà de ce monde qu’il a contribué à
fabriquer… ou à détruire.

Car évidemment tout déraille : les corps, les mécanismes physio-
biologiques avec des conséquences sur l’écosystème et les autres
créatures qui nous tournent le dos : tout est tordu. Une caricature
d’anthropocène.

Sans nuit, les yeux saignent et, avec la nouvelle frénésie, plus
personne ne prend le temps de protéger le peu qui reste. Le système
lui trouve du temps supplémentaire pour travailler à sa propre perte,
produire de nouvelles ruines. Décidément la technologie ne nous
sauvera pas, bien au contraire, elle nous décimera comme l’ont été
les populations amérindiennes par l’irruption des maladies
importées par les conquistadors.
D’ailleurs la technologie sera-t-elle capable de perdurer sans nous ?
Sans le dévouement de ses officiants humains ?

Par Luc Maechel

* scénographie Vincent Lemaire,
création vidéo Giacinto Caponio,
création son Brecht Beuselinck


=> Spectacle donné dans le cadre du festival les Vagamondes avec d’autres belles propositions jusqu’au 27 mars, dont deux expositions à voir en marge (ou non) des représentations : The Nemesis Machine, la vibrionnante métropole high-tech de Stanza jusqu’au 27 mars (sur la mezzanine) et l’apesanteur plastique des photographies de SMITH jusqu’au 7 mai (dans la galerie).

La Filature, festival les Vagamondes
représentation du vendredi 18 mars 2022

Par les bords

Renaud Herbin

Après la prise du pouvoir par les Talibans, les Afgans se sont
trouvés pris au piège d’une idéologie très contraignante,
discriminant les femmes et les artistes. Leur détresse ne laisse
personne indifférent et surtout pas  le directeur du TJP-CDN,
Renaud Herbin qui fit tout son possible pour en accueillir
quelques -uns.

A partir de cette situation, il a élaboré avec la complicité de trois
artistes remarquables un spectacle au titre évocateur « Par les Bords« .
C’est au danseur et performeur Jean-Baptiste André qu’il a confié ce
jeu de scène très pertinent.

Dans le rectangle matérialisé sur le plateau celui-ci va se mouvoir de
façon exemplaire, se roulant sur le sol, allant d’un côté à l’autre en
laissant son corps se déséquilibrer avant de se retrouver sa
verticalité à l’image de ce que l’exil produit d’incertitude pour le
corps comme pour l’esprit. Ainsi se tient-il dans une fragilité
constante, marchant sur les bords  étroits du rectangle, avant de
retomber vers le centre toujours dans ce mouvement d’instabilité.

Accompagné par le oud de Grégory Dargent, il poursuit son
exploration de l’incertitude d’un monde qu’il a dû quitter pour celui
qu’il doit maintenant découvrir. Les sons du oud évoquent cette
distance, cette nostalgie, cette inquiétude qu’il veut signifier. Et puis
il y a la voix merveilleuse de Sir Alice qui dit et chante les poèmes
que les circonstances  ont inspirés à Renaud Herbin et qui expriment
avec sensibilité ce drame de l’exil.

Une forme de reconnaissance et de témoignage  très en phase avec
les drames que connaissent bien des populations sur notre terre.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 5 mars auTJP-CDN