Prix Sheikh Zayed Book Award 2022 : Les finalistes

Qui succédera à Iman Mersal, lauréate 2021 pour Sur les traces d’Ennayat Zayat (Actes Sud) ?


Assurément, les auteurs retenus dans les catégories littérature, jeune auteur et auteur jeunesse gagnent à être connus et ce prix, l’un des plus importants consacrés à la littérature et à la culture arabes et d’un montant de 170 000 euros, les aidera assurément. A cela s’ajoute également un prix récompensant un éditeur qui a œuvré pour les lettres et la culture arabes. Et surprise plus que méritée de trouver la si belle collection Sindbad d’Actes Sud à qui l’on doit les découvertes de Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Waciny Laredj ou plus récemment le très beau Monsieur N de Najwa Barakat qui figura dans la première sélection du Fémina étranger. Enfin, deux prix récompenseront les ouvrages de Culture arabe dans une autre langue et les traductions.

Après examen de 3000 candidatures venues de 55 pays dont la France, les finalistes sont donc :

Catégorie littérature :

  • Ghorbat Al Manazil (Etrangers à la maison) du romancier et journaliste égyptien Ezzat Elkamhawy, publiée par Al Dar Al Masriah Al Lubnaniah en 2021
  • Wa Tahmelany Hayraty  Wa  Dh’anony.  Seerat  Altakween  (Ma  confusion  et  mes pensées  m’emportent  :  Biographie  de  la  formation)  du  critique  et  universitaire marocain Said Bengrad, publié par Le Centre culturel du livre en 2021
  • Maq’ha Reesh, Ain Ala Massr (Regard sur l’Égypte : Le Café Riche) de la poétesse et romancière émiratie Maisoon Saqer, publié par Nahdet Misr Publishing en 2021

Catégorie jeune auteur :

  • Al Kaa’in al Balaghi al Lugha wal Aaql wal Istita’a fi Kitab ‘Al Bayan wal Tabyeen (L’être rhétorique : langage, raison et capacité dans le livre Al-Bayan wal-Tabyeen) de l’écrivain marocain Mustafa Rajwan, publié par Dar Kunouz Al Maarifa en 2021
  • Al Badawa fi  al  She’er  al  Arabi  al  Qadeem  (Le  bédouinisme  dans  la  poésie  arabe ancienne)  du  Docteur  Mohamed  Al-Maztouri  (Tunisie)  publié  par  the  Faculty  of Literature, Arts and Humanities at Manouba University and the GLD Foundation (Al-Atrash Complex for Specialised Books) en 2021
  • Al Hikaya al Shaabiya al Saudia al Maktooba bil Fus’ha : Dirasa fi al Muta’aliyat al Nasiya (Contes  populaires  saoudiens  écrits  en  Fus’ha  :  étude  de  la  transcendance textuelle) de l’écrivaine saoudienne Manal Salem Al-Qathami , publié par the Arab Diffusion Foundation en 2021

Catégorie littérature jeunesse :

  • Shams Tadhak (Un soleil souriant) de l’auteur syrien Bayan Al-Safadi, publié par Dar Al Banan en 2020
  • Loghz al Kora al Zujajiya (Le mystère de la boule de verre) de l’autrice syrienne Maria Daadoush, publié par Dar Al-Saqi en 2021
  • Maw’idi maa al Noor (Mon rendez-vous avec la lumière) de l’autrice marocaine Raja Mellah publié par Al Mu’allif en 2021

Catégorie éditeur :

  • Les Editions SINBAD (France)
  • Bibliotheca Alexandrina (Egypte)
  • Internationale Jugendbibliothek (Munich – Allemagne)

Catégorie Culture arabe dans une autre langue :

  • Avicenne – Prophétie et gouvernement du monde, de l’historienne franco-marocaine Meryem Sebti, publié par les Editions du Cerf en 2021. (France)
  • L’Alhambra: à la croisée des histoires, de l’historien turc Edhem Eldem, publié par Les Belles Lettres en 2021. (France)
  • Revealed Sciences : The Natural Sciences in Islam in Seventeenth-Century Morocco de l’universitaire américain  Justin    Stearns, publié Cambridge University  Press  en 2021.(Etats-Unis)
  • The Arabian Nights  in  Contemporary  World  Cultures:  Global  Commodification, Translation, and the Culture Industry du Dr. Iraquien- américain Muhsin J. Al-Musawi, publié par Cambridge University Press en 2021. (Etats-Unis)
  • Die Deutschen und  der    Faszination,  Verachtung  und  die  Widersprüche  der Aufklärung, de l’historien allemand Joseph Croitoru, publié par Carl Hanser Verlag en 2018. (Allemagne)
  • El perfume de la existencia : Sufismo y no-dualidad en Ibn Arabi de Murcia, de l’écrivain espagnol Fernando Mora, publié par Almuzara en 2019. (Espagne)
  • Surrealismi Arabi 1938-1970 : Il Surrealismo e la letteratura araba in Egitto, Siria e Libano, de l’écrivain italien Arturo Monaco publié par Istituto per l’Oriente C. A. Nallino en 2020. (Italie)
  • Etymologic Dictionary of Ancient Arabic (Based on the Material of Selected Texts of Pre-Islamic Poetry). Issue III, de Dr en philologie russe Anna Belova, publié par Institute of Oriental Studies of the Russian Academy of Sciences en 2016. (Russie)

Catégorie Traduction :

  • ‘Ratha’il al Maarifa: Bahth fi al Ahkaam al Akhlaqiya al Fikriya’ (Les Vices du savoir: Essai d’éthique intellectuelle) du philosophe français Pascal Engel, traduit du français vers l’arabe  par  Dr  Kassem  Almekdad  et  publié  par  Ninawa  Studies  Publishing  & Distribution en 2021.
  • ‘Fadaalat al Ikhwan fi Tayibat al Ta’aam wal  Alwan’ (Best  of  Delectable Foods  and Dishes from Al-Andalus and Al-Maghrib: A Cookbook by 13th Century Andalusi Scholar Ibn Razin Al-Tujibi, 1227–1293), écrit par Ibn Razin Al-Tajibi, traduit de l’arabe vers l’anglais par Nawal Nasrallah, et publié par Brill Publishing en 2021.
  • ‘Nash’at al  Insaniyat  Einda  al  Muslimeen  wa  fi  al  Gharb  al  Maseehi’  (The  Rise  of Humanism in Classical Islam and the Christian West) écrit par George Makdisi, traduit de l’anglais vers l’arabe par le Dr. Ahmed Aladawi, publié par Madarat for Research and Publishing in 2021.

Réponse donc le 24 mai prochain au Louvre Abu Dhabi pour connaître les lauréats.

Pour hebdoscope Laurent Pfaadt

Happy birthday Maestro Rihm !

Le 70e anniversaire du compositeur allemand est l’occasion de réécouter ses œuvres.

Wolgang Rihm est certainement l’un compositeurs les plus importants de notre temps. Nombreux sont ceux, interprètes ou créateurs, à considérer sa musique comme prépondérante dans la création contemporaine. Totalement intégrées aux programmes des plus grands orchestres, ses œuvres sont devenues, dès son vivant, de véritables classiques qui tendent à explorer les tréfonds psychologiques de l’homme. En 2019, le festival Présences de Radio France, présenta ainsi seize de ses œuvres. Pascal Dusapin, autre grand nom de la création contemporaine et invité du festival, évoquait ainsi l’œuvre de Wolfgang Rihm : « il y a chez lui un mouvement tellurique qui m’évoque une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau : tantôt, tout est clair, on peut voir les poissons ; tantôt, le temps est mauvais, la rivière est agitée, le torrent devient boueux, chargé. »

A l’occasion de son 70e anniversaire, quelques-unes de ses œuvres emblématiques ressortent sous le label de l’orchestre symphonique de la radio bavaroise, BR Klassik, avec qui Rihm a établi un compagnonnage de longue date.

Né à Karlsruhe, Wolfgang Rihm fut très tôt influencé par Mahler et la seconde école de Vienne en particulier Anton Webern avant de forger son propre style qui rompit avec l’avant-garde musicale représentée notamment par Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen dont il fut pourtant l’élève.

Compositeur prolifique, il s’est aventuré dans tous les domaines : musique orchestrale et de chambre, opéra notamment avec son Dionysos extatique et fantasmagorique basé sur les poèmes de Nietzsche ou musique sacrée comme en témoigne son magnifique et si épuré Stabat Mater pour bariton et alto qui s’appuie sur un texte de la liturgie médiévale catholique. Parmi les quelques 500 pièces de ce compositeur prolifique à l’œuvre protéiforme, les deux Cds de la collection Musica viva du label de l’orchestre de la radio bavaroise présente quelques œuvres représentatives du compositeur. A la fois récentes (Stabat Mater, 2020) et plus anciennes comme Sphäre nach Studie (1993 remaniée en 2002) ou le célèbre Jagden und Formen (2008) et associant quelques-uns des plus grands solistes du monde comme l’altiste Tabea Zimmermann et le clarinettiste Jörg Widemann dans ce Male über Male 2 pour clarinette et 9 instruments assez fascinant, ces œuvres permettent de pénétrer facilement et intensément l’univers du créateur.

« Un compositeur se doit d’être à la fois hautement intellectuel mais également faire preuve d’émotions en musique » a coutume de dire Wolfgang Rihm. Et on peut dire qu’à l’écoute de ces disques, l’alchimie est parfaite.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Rihm : #39 Sphäre nach Studie, Stabat Mater, Male über Male 2#40 Jagden und Formen, Symphonieorchester des Bayerisches Rundfunks, dir Stanley Dodds (#39) und Franck Ollu (#40), Music aviva, BR-Klassik

Un intellectuel engagé

Le nouvel opus des cahiers de l’Herne revient sur la figure de Raymond Aron.

Relire Raymond Aron en ces temps troublés est devenu salutaire. L’homme, le philosophe, le journaliste agrégea ainsi plusieurs vies au cours d’une existence inscrite dans un 20e siècle troublé qu’il analysa parfois dès ses racines. Etiqueté à droite et mis au banc par une intelligentsia de gauche qu’il critiqua dans son livre l’Opium des intellectuels (1955), le passionnant cahier de l’Herne qui lui est consacré sous la direction d’Elisabeth Dutartre-Michaut, avec ses sources, ses contributions majeures et ses inédits, jette un nouveau regard sur l’homme ainsi que sur sa pensée.

Le cahier explore ainsi toutes les dimensions de cet homme qui ne posa jamais de frontières à son champ intellectuel, ce qui conduisit parfois les cercles littéraires et politiques, trop soucieux d’enfermer les intellectuels dans des cases, à vouloir, sans succès, le marginaliser. Mais, à la lecture de ce cahier, Raymond Aron apparaît comme une sorte de version moderne du savant de la Renaissance, embrassant une connaissance sans frontières à travers un prisme qui, avec du recul et l’évolution de la perméabilité des disciples, dessine une figure prophétique. Ainsi en tant que journaliste, il fut comme le rappelle Jean-Claude Casanova qui fut son élève et dirige aujourd’hui la revue Commentaire qu’Aron fonda, un journaliste engagé notamment au Figaro pendant 30 ans où il défendit le gaullisme et manifesta une critique subtile du marxisme comme le rappelle d’ailleurs Sylvie Mesure dans sa contribution où elle montre que si Aron reconnut à Karl Marx un apport fondamental en matière d’économie, il l’assimila cependant à un « sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXe siècle ».

Ici se révèle la dimension philosophique et sociologique d’Aron et le cahier insiste à juste titre sur cet aspect de l’œuvre aronienne tournée autour de l’histoire qu’il observa au plus près, notamment l’arrivée du nazisme à Berlin en 1933 ainsi que la Seconde guerre mondiale et la Shoah. Son analyse de Clausewitz ainsi que sa divergence avec le philosophe allemand proche du nazisme, Carl Schmitt, notamment à propos du Concept de politique (1928) son œuvre majeure, sont quelques-uns des grands moments du cahier.

L’invasion récente de l’Ukraine et la violation de l’intégrité territoriale de cette dernière amènent à considérer d’un œil nouveau ce courant réaliste des relations internationales dont Aron fut l’un des principaux tenants et qu’il développa dans l’un de ses ouvrages, devenu une référence, Paix et guerre entre les nations (1962). Sa thèse basée sur l’Etat, acteur central des relations internationales, influença un certain nombre de penseurs et d’acteurs. A Henry Kissinger, futur secrétaire d’Etat américain, et réaliste comme lui qu’il rencontra dès 1957 alors que les deux hommes étaient universitaires, il reprocha dans une correspondance inédite – les cahiers de l’Herne ne seraient pas ce qu’ils sont sans leurs formidables inédits – absolument fascinante, cette realpolitik inhérente à tout théoricien se confrontant à l’exercice du pouvoir. « Une puissance dominante, comme les Etats-Unis, doit aussi incarner des idées ». Des mots qui résonnent aujourd’hui avec plus d’acuité et qui renvoie à cette position unique qu’Aron occupa et que résume parfaitement Jean-Claude Casanova : « Respecter la vérité, respecter les autres, exprimer courageusement ses choix, voilà les trois qualités maîtresses d’Aron comme professeur et comme journaliste, comme commentateur et comme historien du présent. »

Par Laurent Pfaadt

Raymond Aron, Cahier de l’Herne sous la direction d’Elisabeth
Dutartre-Michaut
Aux Editions de l’Herne, 272 p.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis

« Plus discrète qu’une épouse infidèle rejoignant son amant, la lune rasait les nuages, impatiente d’aller retrouver le soleil qui l’avait précédée depuis longtemps au couchant ». Ouvrir le livre de Nétonon Noël Ndjékéry c’est comme entrer dans la maison d’un griot, s’assoir avec lui et, avec comme horizon ce lac Tchad s’entendant à perte de vue, l’écouter nous relater de sa voix et de sa plume envoûtantes le destin de Zeïtoun. Arraché aux siens par une razzia et flanqué de deux compagnons d’infortune, Tomasta Mansour, ancien esclavage devenu eunuque et théologien respecté et Yasmina, « la Blanche », Zeïtoun va ainsi vivre une épopée sur les routes des caravanes, des rives du lac Tchad aux dunes d’Arabie. Se saisissant de la question de l’esclavage transsaharien, l’auteur, Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre en 2017, a construit un ouvrage qui s’apparente à la fois à une fresque grandiose et à un monument littéraire de référence.

Tantôt terrible, tantôt burlesque, le récit oscille magnifiquement sur les bords de ce lac romanesque où le lecteur contemple à la fois la beauté et la cruauté des êtres humains comme on aperçoit la grâce d’un oiseau ou la férocité d’un crocodile. Dressant le récit de ces bannis, ces victimes devenues héros d’une formidable utopie, Nétonon Noël Ndjékéry fait entrer de plein fouet la littérature tchadienne, africaine dans la langue française en la revigorant, en la vivifiant et surtout en la sublimant dans son universalité. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis n’est pas qu’un simple récit, certes tout en images, avec ses métaphores et cette poésie qui rappelle parfois celle du grand Amin Maalouf. Non, il y a quelque chose de plus grand : cette grande idée d’une Afrique maîtresse de son destin comme lorsqu’elle présida aux destinées de la Terre à l’aube de l’humanité.

Le lecteur ressort littéralement envoûté de cette histoire et de cette leçon. Devant les rives du lac Tchad, son esprit se perd dans cette confluence à la fois littéraire et historique où la petite histoire rejoint la grande comme une multitude de rivières se déversant dans l’horizon de l’humanité. L’arc-en-ciel de Nétonon Noël Ndjékéry est là, reliant l’Afrique à la Terre, la langue française africaine à ses sœurs. Quelle fierté pour le lecteur d’arpenter cet arc-en-ciel. Là, il y scrute cette île, cette utopie où nos héros trouvèrent refuge. La plume du griot suspend alors son vol comme une alouette rousse accrochée à un papyrus et on ne demande qu’une seule chose : qu’il se saisisse de son calame et qu’il écrive une fois de plus son histoire.

Par Laurent Pfaadt

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis,
Hélice Hélas, 360 p.

« Fuir est très vite devenu la seule alternative »

Lui est pianiste international russe, finaliste du célèbre concours international Van Cliburn et se produisant sur les scènes du monde entier. Elle, est compositrice et pianiste. Tous les deux enseignaient au conservatoire Tchaïkovski à Moscou. Nikita Mndoyants et Maryana Lysenko ont quitté leur pays quelques jours après l’invasion de l’Ukraine avec leur fille de 3 ans pour se réfugier en France, dans le nord de l’Alsace, le 6 mars dernier. Comme un symbole, leur fille a effectué sa rentrée dans la même classe qu’une petite ukrainienne, arrivée quelques jours plus tôt.


Au moment où la guerre en Ukraine s’est déclenchée, vous étiez en Russie. Quelle a été votre réaction ?

Nikita Mndoyants : Quand les médias de masse n’étaient pas censurés nous entendions des rumeurs. Mais nous ne pouvions croire qu’au 21e siècle, une telle chose fut possible. Nous avons été choqués, sidérés quand la guerre a commencé. Et puis, la vie en Russie a commencé à changer. Très vite. Exprimer son opinion contre la guerre pouvait vous conduire en prison pour quinze ans. Fuir est très vite devenu la seule alternative. Tous ceux qui comprenaient réellement ce qui se passait ne pouvait accepter cela et demeurer silencieux. La peur régit aujourd’hui la vie de ceux qui n’ont pas pu quitter le pays. Il y a des manifestations contre la guerre dans toutes les grandes villes de Russie mais personne ne les voit car il n’y a plus de médias d’opposition. En parlant aujourd’hui, nous craignons également pour nos proches, nos parents qui sont restés là-bas et pourraient subir les conséquences de nos prises de position.

Maryana Lysenko : De nombreuses personnes soutiennent le régime car elles sont endoctrinées par la propagande. Même des membres de ma famille font confiance à celle-ci. C’est devenu très difficile de discuter avec eux. Lorsque je leur montre des vidéos provenant de mes amis ukrainiens qui font état de destructions et d’attaques, ils ne me croient pas. Ils pensent qu’il s’agit de propagande ukrainienne. Et lorsque les Américains et les Européens ont infligé des sanctions à la Russie, ils ont continué à croire dans la propagande en me disant : « L’Ouest est contre nous et de toute façon, nous allons survivre. On va être fort et on surpassera tout cela ».

Vous avez alors décidé de quitter le pays…

Nikita Mndoyants : Oui, d’abord pour notre fille. Ils ont détruit l’avenir pour tout le monde. Nous ne voulons pas qu’elle se retrouve dans ce dilemme de devoir choisir entre fuir son pays et accepter de vivre ainsi en Russie. Notre génération peut encore agir, décider. Mais eux n’auront plus la possibilité de le faire. Nous ne reviendrons pas en Russie dans ces conditions, avec ce régime.

Maryana Lysenko : Il ne s’agit pas d’une question de sécurité car j’ai participé à des mouvements de protestation en Russie lorsque cette dernière a envahi la Crimée et le Donbass en 2014. Nous aimons tellement notre pays et c’est très douloureux pour nous. J’y suis tellement attachée, mes racines sont ici. Même lorsque la guerre a débuté, j’ai essayé de me convaincre, jour après jour, de rester en Russie et de me battre. Le plus dur a été d’entendre ces gens que je connaissais et qui s’opposent au régime me dire : cela ne sert plus à rien de se battre maintenant. J’ai donc dû me convaincre qu’il était impossible de rester là-bas. Ce n’était pas une question de sécurité mais plutôt une question d’éthique, d’humanité.

Interview Laurent Pfaadt

Des notes pour faire taire les armes

Un concert en soutien au peuple ukrainien avec le pianiste
international russe Nikita Mndoyants était organisé au relais
culturel de Wissembourg.


La grande salle du relais culturel de la Nef à Wissembourg était
pleine à craquer. Plus de 400 personnes avaient ainsi pris place pour
assister au concert organisé par l’association du festival
international de musique classique de Wissembourg et le pianiste
international russe Nikita Mndoyants qui a fui avec sa famille son
pays aux premières heures de la guerre (lire l’interview). Autour de
lui quelques-uns de ses fidèles compagnons de jeu notamment son
épouse Maryana Lysenko, le violoniste Andrej Bielow et le
violoncelliste Christoph Croisé. Au premier rang se trouvaient les
quelques quarante réfugiés qui vivent aujourd’hui à Wissembourg,
entourant la maire, Sandra Fischer-Junck qui a pris soin de rappeler
dans son discours que « nous écrierons à vos côtés une partie de
l’histoire de notre ville ».

Une partie de cette histoire a ainsi débuté sur la scène de la Nef.
Tout en rappelant à travers un très beau Schubert et un Scarlatti
envoûtant les liens évidents entre musiques ukrainienne et
européenne, le concert a mis à l’honneur quelques compositeurs
ukrainiens à commencer par Valentin Silvestrov, né à Kiev en 1937
et qui vit aujourd’hui à Berlin. Célèbre pour ses musiques de films
notamment de Kira Mouratova, sa Bagatelle, chargée d’émotion
donna le ton d’un concert appelé à rester dans les mémoires.

Mykola Lysenko que les spectateurs ont découvert et dont l’Ukraine
a fêté en pleine guerre le 180e anniversaire de la naissance a installé cette étrange impression que le temps s’était arrêté, qu’à travers sa
musique, les bombardements sur Marioupol, Mykolaïv ou Kiev
avaient cessé. Mais Nikita Mndoyants nous rappela l’instant d’après
avec les notes martelées et les rythmes frénétiques d’un Vsevolod
Zaderatsky, ce compositeur qui créa ses principales œuvres au
goulag entre 1937 et 1939 et que le pianiste enregistra pour le
célèbre label Melodiya, que la guerre, les morts étaient bien réels, et
que la souffrance était encore vive. Les œuvres de Maryana Lysenko,
lointaine héritière du grand Mykola et de Boris Loginov se voulurent
à la fois course à l’abîme et plainte déchirante, magnifiquement
restituée par Andrej Bielow dont le violon provoqua frissons et
larmes.

Des larmes, il en fut évidemment question durant cette après-midi
inoubliable lorsque retentit la Melodia de Myroslav Skoryk, cet
hymne ukrainien de l’exil. Des larmes sur les joues de ces femmes
courageuses assises au premier rang. Des larmes coulant sur les
marteaux d’un piano quand d’autres frappent inlassablement les
villes ukrainiennes de leurs bruits assourdissants. Des larmes pour
ne jamais oublier.

Par Laurent Pfaadt

Nikita Mndoyants se produira la scène du Théâtre de l’Alliance Française, Paris 6e, le 16 avril 2022 à 16h pour un concert retransmis sur France Musique

A écouter :
Vsevolod Zaderatsky 24 Preludes and Fugues, 2CD, interprétés par Lukas Geniusas, Andrei Gugnin, Nikita Mndoyants, Ksenia Bashmet, Yury Favorin, Andrei Yaroshinsky, Melodia, 2016

La seconde surprise de l’amour

De Marivaux

Mise en scène Alain Françon

Après la superbe mise en scène des « Frères Karamazov », le TNS
nous offre encore un grand texte et une très belle représentation 
avec la possibilité attendue par nombre de spectateurs de
retrouver un « classique ».

La pièce écrite en 1727  nous conte l’histoire quelque peu
aventureuse des amours de La Marquise et du Chevalier.

C’est dans un espace scénique épuré et pertinent composé d’un
jardin intérieur avec bassin au centre, présentant de part et d’autre
deux escaliers, l’un côté cour qui mène dans la maison, l’autre, côté
jardin vers l’extérieur, avec au fond un magnifique tableau où
buissonne une nature sauvage, signé Jacques Gabel, c’est là que se
recueille La Marquise, élégante Georgia Scaliett, en longue robe
noire aux prises avec le chagrin d’avoir perdu un mari qu’elle aimait.
Ses soupirs et sa langueur se heurtent à l’énergie de Lisette, sa
suivante (Suzanne De Baecque épatante) débordant de vivacité et
bien décidée avec sa verve et ses commentaires à l’emporte-pièce à
ne pas laisser sa maîtresse se complaire dans la mélancolie.

C’est alors  qu’une visite inattendue s’annonce, celle du Chevalier
(Pierre-François Garel) qui veut quitter la ville, suite au désespoir
dans lequel le plonge l’impossibilité d’épouser Angélique, la jeune
fille qu’il aimait.

D’un coeur brisé à l’autre, une grande compréhension se fait jour. La
compassion  exprimée par La Marquise à l’égard du Chevalier le
touche au point qu’il renonce à partir. S’ensuit, en tout bien tout
honneur, une promesse d’indéfectible amitié.

De leur côté Lubin (Thomas Blanchard), le valet de Chevalier et
Lisette éprouvent, l’un pour l’autre,  une attirance certaine qui ne
pourra aboutir que si leurs maîtres respectifs restent ensemble. Ils
vont s’y employer.

Mais Lisette qui veut redonner envie de vivre à La Marquise
embrouille les relations en faisant croire que cette dernière  ne
repousse pas les avances du Comte (Alexandre Ruby) et que cela
pourrait aboutir à un heureux mariage.  Mis au courant, Le Chevalier
retombe dans le désespoir, ayant compris qu’il était épris de la
Marquise. Celle-ci,  très perturbée par cette annonce d’éventuel
mariage avec le Comte finit par avouer son amour au Chevalier venu
lui faire ses adieux .

Le soir même, maîtres et valets pourront contracter leur mariage.     

La mise en scène d’Alain Françon sait mettre en évidence ce qui fait
le sel de cette pièce, la finesse des répliques,  la richesse de la langue,
son élégance et sa capacité à analyser subtilement les situations, à
rechercher en soi ce que l’on éprouve par rapport à ce que l’on s’est promis de ressentir et dire comment une promesse d’amitié se
transforme à son corps et son esprit défendant en amour, comment
le sentiment l’emporte sur la raison incarnée par le pédant
bibliothécaire Hortensius (Rodolphe Congé) et comment l’amour de
la vie brise les relents de chagrin et de mort.

Par Marie-Françoise Grislin

La Abuela

 Un film de Paco Plaza

On avait découvert Paco Plaza au début de l’année 2008 au
Festival International du Film Fantastique de Gérardmer. Il y
présentait REC, coréalisé avec Jaume Balaguero, dans le cadre de
la compétition. Le film avait récolté trois récompenses dans la
Perle des Vosges, le Prix du Jury, le Prix du Public, et enfin le Prix
du Jury Jeunes. Paco Plaza allait continuer l’aventure en réalisant
deux suites, pour ensuite laisser Jaume Balaguero réaliser seul le
quatrième et dernier opus.

Avec La Abuela le metteur en scène avait fait le déplacement pour présenter le film aux festivaliers en ce début d’année 2022. Sur la scène de l’Espace Lac, il est alors revenu sur les souvenirs de sa première fois à Gérardmer avant d’introduire brièvement l’histoire. Présenté dans la compétition du 29ème Festival International de Gérardmer, La Abuela n’en est pas reparti les mains vides. Il a dû se partager le Prix du Public avec le film irlandais Samhain mis en scène par Kate Dolan, sur une soirée d’Halloween bien barrée.

Les premières images de La Abuela nous donnent des indices sur sa fin. Nous faisons la connaissance de Pilar, la grand-mère du titre, qui vit dans un grand appartement au coeur de Madrid. Très élégante, elle boit son café dans un bar avant de rentrer chez elle. Au milieu de son salon un corps inanimé étendu sur le sol… Un peu plus tard on apprend qu’un grave AVC va la laisser fortement diminuée. Prévenue, sa petite fille Susana devra interrompre sa carrière de mannequin (elle était sur le point de percer dans le milieu de la mode à Paris) pour venir s’occuper d’elle sur place. Dans le grand appartement de vieux souvenirs vont ressurgir, et l’aïeule s’avérer moins inoffensive que son état le laisse supposer.

L’état de Pilar nécessitant la présence d’un aidant 24H/24, Susana va dans un premier temps s’installer sur place. Elle sera aux petits soins pour sa grand-mère et ne la quittera pas d’une semelle. Le metteur en scène a commencé son histoire avec une scène forte laissée sans réponse, il poursuivra par petites touches minutieuses. Il choisit de prendre son temps, décrit en profondeur le personnage de Susana (interprété par Almudena Amor avec une justesse impressionnante pour un premier film) et la met face à une boogeywoman originale (dans le rôle de Pilar, l’ancienne mannequin brésilienne de Chanel Vera Valdez accapare l’écran).

Le Fantastique s’immisce vite dans le film, mais de manière insidieuse. De petits détails, une musique particulière ici, certains gestes de la grand-mère là. Paco Plaza fait monter progressivement la tension en utilisant les trois éléments principaux dont il dispose : Susana, dont l’esprit va progressivement vaciller à la lecture d’un vieux journal lui ayant appartenu, Pilar, dont les apparitions/disparitions et le mutisme renforcent le côté inquiétant, et enfin l’appartement, qui est lui-même un personnage à part, chaque pièce étant susceptible d’abriter le Mal. Aucune pièce n’est réellement propice au repos, l’appartement apparaissant alors comme l’antre d’une entité maléfique.

Avec La Abuela le réalisateur a souhaité raconter une histoire sur les liens de la famille, très forts dans la société espagnole, et les confronter à l’élément surnaturel. L’association des deux est plutôt naturelle. Il y a dans La Abuela des choses prévisibles, mais la manière de les amener permet de l’oublier. La conclusion du film, à la fois sensible et glaçante, fait partie des thèmes chers aux amateurs de genre. Un petit côté Le Témoin du mal (Gregory Hoblit, 1998) pas déplaisant. Le Jury ne s’y est pas trompé, en lui remettant son Prix lors de la cérémonie de clôture sur la grande scène de la salle de l’Espace Lac.

Jérôme Magne