Bibliothèque ukrainienne, épisode 2

Plus de 50 jours après le début de la guerre, nous poursuivons notre série visant à promouvoir des ouvrages traitant de l’Ukraine ainsi que des auteurs ukrainiens afin de sensibiliser l’opinion et d’éclairer les lecteurs sur ces enjeux qui traversent le pays alors que pleuvent sur Kiev, Kharkiv, Marioupol ou Mykolaïv, les bombes russes. Rétablir la vérité historique, redire l’attachement de l’Ukraine à l’Europe, et promouvoir les lettres et la culture ukrainiennes à travers leurs écrivains, leurs artistes, tels sont les enjeux de cette bibliothèque ukrainienne.

L’autre enjeu, affirmé d’emblée dans le premier épisode de notre série, est de mobiliser un maximum de lecteurs et d’acteurs sur les dangers que courent les bibliothèques du pays, toutes les bibliothèques, qu’elles soient historiques ou non. Alerter sur la disparition d’un savoir national et sur la fin de l’accès aux livres, à la lecture mais également à la mémoire pour toute une population, tel est également l’autre enjeu de cette chronique. Continuons donc à nous mobiliser pour sauver les bibliothèques ukrainiennes avec #Saveukrainianlibrary. Ainsi, dans cet épisode, vous trouverez les photos de la destruction de la bibliothèque de Tchernihiv, près de la frontière avec le Belarus.

Ceci étant dit, promenons-nous dans cette nouvelle bibliothèque ukrainienne

Pierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Bartillat, 670 p.

Comprendre l’Ukraine, sa résistance, son désir d’indépendance, sa vocation européenne, c’est d’abord comprendre son histoire. Grâce au livre de Pierre Lorrain, spécialiste reconnu de la Russie, cet ouvrage permet assurément d’y voir plus clair.

Complété par les premières années de la présidence Zelensky, l’ouvrage de Pierre Lorrain entre ainsi dans la complexité de ce pays, entre Europe et Russie, entre aspirations européennes et berceau de l’histoire russe. Couvrant ainsi plus de mille ans d’histoire, le livre de Pierre Lorrain témoigne d’une exceptionnelle objectivité qui permet de cerner les grands enjeux et les forces à l’œuvre dans ce conflit. Assurément une lecture salutaire en ces temps de guerre.

Jean Lopez, Kharkov 1942, Perrin, 316 p.

L’histoire de l’Ukraine contemporaine s’est édifiée dans le sang. Et Kharkov devenue aujourd’hui Kharkiiv, a malheureusement renoué avec son tragique passé. Haut-lieu de la guerre à l’Est entre Wehrmacht et Armée rouge, elle a été le théâtre de trois batailles sanglantes. Après avoir pris la ville en septembre 1941, les Allemands affrontèrent ainsi au printemps 1942, des Soviétiques bien décidés à infléchir le cours de la guerre après avoir stoppé la Wehrmacht devant Moscou, quelques mois plus tôt. Premier opus de la nouvelle collection Champ Bataille des éditions Perrin, ce récit haletant de la bataille par un Jean Lopez toujours aussi passionnant, nous fait entrer dans ce combat titanesque. Agrémenté de cartes et de témoignages de premier plan, le lecteur suit au jour le jour, dans les états-majors et sur le front, le récit de cette bataille majeure.

Niels Ackermann & Sébastien Gobert, New York, Ukraine, guide d’une ville inattendue, éditions Noir sur Blanc, 204 p.

Et si on vous disait que les Etats-Unis sont déjà présents en Ukraine, est-ce que vous nous croirez ? C’est pourtant bien le cas comme le rappelle le très beau livre de Niels Ackermann et Sébastien Gobert sur la ville de New York en Ukraine dont voici notre chronique :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/new-york-ukraine-guide-dune-ville-inattendue/

Maria Galina, Autochtones, traduit du russe par Raphaëlle Prache, Agullo éditions, 2020

Ecrivain de science-fiction, Maria Galina nous emmène avec ce récit inquiétant dans une ex-république soviétique que l’on identifie très vite à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un obscur groupe d’artistes des années 20 qui aurait créé un opéra mythique « La mort de Pétrone » ne donnant lieu qu’à une seule représentation. Un enquêteur bien décidé à retrouver la trace de ces hommes et ces femmes commence alors à recueillir des témoignages et s’enfonce dans un abîme aux frontières du réel. Et très vite, il est confronté à d’étranges phénomènes.

D’autant plus que les autochtones, dont on ne sait s’ils sont humains ou non, semblent fortement intéressés par son enquête. D’indices en contre-vérités, le lecteur, ensorcelé par le subtil talent de conteuse de Maria Galina, avance alors dans un labyrinthe fait de détours historiques et policiers. Entre loups-garous et le Maître et Marguerite de Boulgakov, enfoncez-vous dans le blizzard littéraire fascinant de Maria Galina. Sans certitude de retour…

Interview de Maria Galina (entretien réalisé le 1er avril)

Comment allez-vous aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire la situation à Odessa ?

Plus d’un mois s’est écoulé depuis le début de la guerre et, dans une certaine mesure, une routine s’est installée avec les bombardements et les sirènes annonçant les raids aériens. Odessa reste relativement calme par rapport à ce qui se passe dans l’est de l’Ukraine et dans certaines petites villes non loin de Kiev. Il y a une certaine activité marchande à Odessa – même les animaleries sont ouvertes – et il n’y a pas de pénurie alimentaire jusqu’à présent. Même le célèbre marché alimentaire Privoz est actif. Bien sûr, il y a des restrictions militaires, telles que des couvre-feux et des postes de blocage, des barricades et des contrôles…

Vous aviez prévu de venir au Festival Intergalactiques à Lyon fin avril. Est-ce toujours le cas ?

Non. Aujourd’hui, il est très difficile de quitter l’Ukraine. Tous les vols ont été bien évidemment reportés. De toute façon, je ne quitterai l’Ukraine qu’en dernier recours, s’il n’y a pas d’autre issue. J’aime la France. Elle est, à bien des égards, similaire à l’Ukraine – multiculturelle et diversifiée – mais en même temps d’un seul tenant, avec une histoire ancienne, complexe et unique.

Avez-vous des contacts avec des auteurs russes ? Comment vivent-ils la situation ?

Beaucoup de mes amis et collègues ont quitté à la hâte la Russie afin d’éviter d’être complices de ce crime. Beaucoup d’autres sont restés et vivent aujourd’hui sous la menace de poursuites s’ils protestent ouvertement contre la guerre. Mais de nombreux écrivains de science-fiction soutiennent également activement cette agression, et il m’est très difficile de comprendre quel mécanisme psychologique les habite. C’est un phénomène assez étrange, car en théorie, ceux qui imaginent le futur devraient s’appuyer sur des idéaux humanistes. Ils ont été fortement influencés par la propagande et sont eux-mêmes devenus les instruments de cette dernière. Je suis fier de ces membres de Russian Fandom qui sont restés quant à eux, inébranlables. Mais il y en a très peu hélas.

Pensez-vous que cette guerre va entraîner le développement de la littérature et de la langue ukrainienne ?

Les guerres et les cataclysmes sociaux en général, aussi cynique que cela puisse paraître, servent généralement de puissants stimulants créatifs. L’Ukraine, au cours des vingt dernières années, a fortement développé sa propre littérature y compris de science-fiction. Aujourd’hui, elle essaie de rompre avec l’héritage impérial, ce qui aurait pour conséquence de favoriser des découvertes créatives très intéressantes et inattendues. En règle générale, en tant de crise, la réponse littéraire la plus immédiate est celle de la poésie et de l’essai. Après seulement vient la prose et la fiction. L’Ukraine a aujourd’hui besoin de forger son propre mythe culturel sans lequel aucun pays ne peut exister. Et maintenant que ce mythe est créé – dans lequel les écrivains de science-fiction ukrainiens ont d’ailleurs leur propre rôle à jouer – tout est réuni pour construire un nouveau récit national.

Quant à la langue, le russe était très répandu ici avant la guerre même s’il régresse aujourd’hui. Tous les Ukrainiens sont bilingues et jusqu’à présent la langue que vous parliez n’avait pas d’importance. Certaines personnes ne réalisaient même pas quelle langue ils utilisaient pour communiquer ou pour écouter les informations. Les choses ont changé aujourd’hui.

Comment pouvons-nousaider les auteurs ukrainiens ?

Tout d’abord, il est important de réaliser que l’Ukraine se bat non seulement pour son indépendance mais également pour sa propre survie. Deuxièmement, il faut savoir que la Russie utilise tous les agents de propagande y compris les auteurs russes pour s’imposer. Il faut proposer aux auteurs ukrainiens toutes les plates-formes culturelles disponibles afin qu’ils puissent s’exprimer. Car jusqu’à présent, la culture ukrainienne est restée, pour ainsi dire, dans l’ombre. Mais c’est une culture européenne vibrante et vivante. Et j’aimerais que cette culture soit reconnue à sa juste valeur dans le monde entier.

Par Laurent Pfaadt

L’oiseau-Lignes

De Chloé Moglia et Marielle Chatain

Cie Rhizome

Le titre est aussi poétique que l’engagement du spectacle qui nous mène à la rencontre de deux jeunes femmes aux talents différents mais bien complémentaires, l’une, Chloé Moglia est une performeuse circassienne, l’autre, Marielle Chatain, une musicienne, compositrice. Une étroite collaboration s’opère entre elles et qui s’exprime notoirement dans la première partie du spectacle consacrée au dessin figuratif.

C’est d’abord sur la face avant d’un gros cube placé à l’avant du plateau que Chloé dessine à la craie,  en quelques traits rapides, un visage et un corps, un personnage qui nous regarde de tous ses yeux. Toujours avec empressement, elle se précipite vers l’immense tableau d’ardoise qui occupe le plateau dans toute sa largeur pour y tracer des traits, comme des signes qu’elle fera se rejoindre en une ligne continue sur laquelle elle dessine de naïfs bonshommes qui dansent. Cet épisode à la fois poétique et quelque peu elliptique est accompagné  par les sons du piano électrique et les effets électro-acoustiques que lance avec constance et efficacité Marielle Chatain depuis sa console de jeu qu’elle déplace parfois pour se rapprocher de sa partenaire, n’hésitant pas à la rejoindre  pour agrémenter, à sa manière,  les productions de celle-ci. Ne faut-il pas ajouter quelques oiseaux à ceux qui volent déjà sur la ligne ?

Quand elles en viennent à tout effacer à grands  coups d’éponge et que le tableau se scinde en deux parties, on pressent qu’on va rencontrer une autre forme d’expression. Ainsi en est-il  lorsque Chloé se saisit d’un des pans du tableau et se met à le faire tourner en le poussant de toutes ses forces avant de l’escalader pour en parcourir l’arête en fine équilibriste puis de s’en servir pour atteindre la ligne  de tubes métalliques qui brille au-dessus de la scène et nous intrigue depuis le début de la représentation conception et réalisation (Eric Noël et Silvain Ohl).

Commence alors une nouvelle exploration. Tout en suspension, elle suit la ligne, s’y installe, se propulse, s’y agrippant, une main après l’autre, à bout de bras et ne se laissant pas démonter quand, à plusieurs reprises, un des tubes de la chaîne vient à se détacher, la laissant exposée à l’absence de support. Sans sourciller, elle poursuit sa périlleuse aventure qui la conduit à nous faire la démonstration de ses talents de trapéziste en effectuant des figures de retournement et d’équilibre virtuose où l’apesanteur semble la règle et donne à ses gestes une légèreté qui nous rappelle  ces images de cosmonautes évoluant dans l’espace pour réparer la station spatiale ou se déplaçant en apesanteur dans leur cabine. Elle procède par mouvements lents et sûrs, s’arrêtant parfois comme l’oiseau sur la branche qui semble attendre avant de reprendre son vol, mû par quelque nécessité qui nous échappe.

Une remarquable performance qu’accompagne, manifestant attention et compréhension, Marielle Chatain, sa partenaire musicienne avec une création sonore, minimaliste, répétitive, indispensable.

Marie-Françoise Grislin

Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste

d’après Jean Racine et  Antonin Artaud

présentée par le TNS  avec le Maillon

Nous retrouvons  avec ce spectacle le metteur en scène Frank Castorf qui dirigea  La Volksbühne de 1992 à 2017, connu pour son théâtre sans concession.

Dans cette nouvelle réalisation il confronte le texte de Racine à celui d’Antonin Artaud, y introduisant même des citations de Fiodor Dostoïevski et Blaise Pascal.

C’est un théâtre d’une extrême violence à l’instar de ce qui se trame à Byzance,  dans le sérail où règne sans partage la sultane Roxane à qui le sultan, Amurat, parti  conquérir Bagdad a donné tous les pouvoirs dont celui d’éliminer son propre frère Bajazet. Mais le grand vizir, Acomat, déconsidéré par le sultan ourdit un complot. Il s’est arrangé pour que Roxane rencontre Bajazet et en tombe amoureuse. Elle lui promet la vie s’il consent à  l’épouser. Ainsi prendrait-il le pouvoir, évincerait son frère et rétablirait le vizir dans ses hautes fonctions. Mais Bajazet qui aime en secret  Atalide dont il est aimé, se montre peu enclin à céder aux propositions de Roxane qui cherche à deviner les raisons de ses réticences et demande à Atalide de l’aider à sonder son coeur. Rien n’est donc acquis et la vie de Bajazet reste suspendue aux tractations que cela engendre, Atalide essayant de persuader Bajazet de feindre cet amour nécessaire à sa survie. Il s’y emploie maladroitement. Roxane découvre sa perfidie , humiliée elle le fait exécuter.  Tandis qu’on apprend  que le sultan a fait assassiner Roxane, Atalide , culpabilisée, désespérée se donne la mort. Le vizir dont le complot a échoué prend la mer et s’enfuit, laissant derrière lui ce carnage.

Le vécu sur scène est d’une intensité telle que parfois on est heurté au sens propre du terme,  bousculé.  Tous les registres de la voix sont explorés, du silence, au chuchotement, aux cris, aux hurlements.

Les corps sont porteurs de l’histoire, ils sont jetés en pâture, dénudés, revêtus de costumes somptueux, parfois presque misérables ou simplement ordinaires, selon, les moments et les personnages. Conçus par Adriana Braga Peretzki, ils sont suspendus à jardin à la disposition des comédiens . Ainsi, Roxane, superbement interprétée par Jeanne Balibar, apparaît-elle, le corps moulé dans un costume de cuir noir, plus tard en tenue légère, soutien-gorge et culotte étincelants de paillettes ou bien encore en somptueuse robe orientale richement brodée quand bien souvent elle  restera nue. La princesse, Atalide, Claire Sermonne se vêtira aussi de beaux atours, tandis que, Acomat, le vizir, Mounir Margoum et Osmin son confident, Adama Diop, choisiront divers costumes contemporains, parfois excentiques en ce qui concerne le vizir. Quant à Bajazet, Jean-Damien Barbin, après son apparition, le visage masqué et le corps drapé dans un lourd tissu noir on le verra à moitié dénudé, misérable comme un prince déchu, une sorte de roi Lear.

Tout est extrêmement étudié et pertinent, en particulier cette scénographie, signée Aleksandar Denic, qui permet aux comédiens d’évoluer entre d’un côté, une tente qui fait penser à une burka où se concentre  la vie intime de la sultane et qui abrite , au milieu des coussins, des tapis des tentures colorées, ses crises de désespoir, de doute et de l’autre, la maquette géante, représentant la tête et le buste du sultan. Avec ses yeux clignotants et son enseigne « Babylon- Bagdad 0-24 » elle a l’aspect d’une boîte de nuit. A l’intérieur c’est l’espace-cuisine, le vizir et Osmin y boivent des coups , Roxane viendra y préparer un pot au feu! La distanciation s’inscrit ici dans la trivialité des activités  qu’on y pratique.

Tout ce qui se passe là nous est transmis sur un écran ,filmé par l’habile vidéaste Andreas Deinert et son perchman Glenn Zao qui captent et nous renvoient en gros plans  les corps qui se tordent, les visages crispés, paralysés  d’effroi, les regards fixes, mouillés parfois adoucis, les corps à corps, les accolades, les rejets, les embrassades, les attouchements, les baisers, les clins d’oeil complices avec le public, tout ce qui en dit long sans dire.

Entre ces lieux clos, l’espace où se montrer dans sa superbe mais aussi dans sa bestialité, s’évaluer, se sauver en courant comme le fait si bien Atalide  poursuivie par ses tourments  et qui apparaît, essoufflée, décoiffée et que le vidéaste devra suivre jusqu’à l’extérieur du théâtre où son angoisse l’a conduite.

Sur le plateau encore cette grande cage en fer , lieu d’enfermement pour ceux que le sort destine à la mort, Bajazet, Atalide y seront tour à tour cruellement amenés.

Cette pièce  met en jeu de manière radicale la souffrance, le calcul, la suspicion, le chantage, l’intérêt, le sacrifice, la tentation, le renoncement, l’abandon, la dérobade, le sursaut, la feinte, la diplomatie, le désespoir, la cruauté, tout ce qui fait que l’on assiste à une pièce de Racine , tout ce qui montre qu’en y introduisant des extraits de l’oeuvre d’Artaud, on touche à l’indicible, à la folie, à l’humain plus qu’humain qui sait si bien détruire ce qu’il prétend aimer.

Frank Castorf et ses comédiens sont si impliqués dans leur jeu qu’ils ne se refusent rien : Jeanne Balibar a ce talent formidable de se montrer tour à tour impérieuse, séductrice, désemparée, enfant gâtée et femme fatale, Claire Sermonne celui de mettre en évidence par une agitation extrême son total désarroi, Jean-Damien Barbin s’adonne sans retenue à la déchéance alors que Mounir Margoum nous amuse par ses fantaisies et sa roublardise. Et si parfois ils donnent dans l’excès c’est que le propos s’y prête, il est organique, politique, nécessairement  radical.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 6 avril au Maillon

Tom Koopman

L’un des grands interprètes de la musique baroque, Tom Koopman, était l’invité de l’OPS pour les concerts des 24 et 25 mars derniers dans un programme associant Bach, Rebel et Haydn.


Fondateur en 1979 de l’Amsterdam Baroque Orchestra, avec lequel il a notamment gravé l’intégrale des cantates de Bach, Tom Koopman appartient, avec le claveciniste Gustav Leonhardt, le violoniste Sigiswald Kuijken et le violoncelliste Anner Bylsma, à la famille néerlandaise de ce que l’on a appelé, en son temps, la révolution des baroqueux. Lancée dans les années soixante en Autriche par Nikolaus Harnoncourt, ladite révolution postulait une vérité historique dans l’interprétation du répertoire baroque, dont elle exhumait par ailleurs quantité d’œuvres oubliées ou méconnues. S’agissant des plus connues et des plus jouées de ces œuvres, tant instrumentales que chorales, à commencer par celles de J. S. Bach, les premiers concerts et publications discographiques des baroqueux suscitèrent de vives controverses, tant ils différaient des grandes approches symphoniques alors en vigueur. On se souvient aussi que les réticences ainsi suscitées tenaient à la fois à un diapason plus bas, à des factures instrumentales oubliées, à un effectif orchestral réduit ainsi qu’à une justesse instrumentale parfois approximative. Ces réticences ont progressivement disparu, au point qu’assez vite, ce sont les grandes formations orchestrales qui se sont mises à l’école des baroqueux, encouragées en cela par les premiers succès obtenus dès les années 1980 par Nikolaus Harnoncourt avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

Venu il y a quinze ans avec son propre orchestre pour jouer l’Oratorio de Noel de Bach, c’est avec des musiciens de l’OPS que Koopman s’est produit cette année. À la tête d’une trentaine d’instrumentistes motivés, il offre une exécution énergique, animée et particulièrement colorée de la suite pour orchestre n°4 de Bach. Soliste du second concerto pour violon du même Jean-Sébastien Bach, le russe Sergei Krylov fait entendre un fort beau premier mouvement, dominé par un jeu lyrique qui ne masque en aucune façon la grande ligne, qualités que l’on retrouve aussi dans l’allegro final. Il n’en est malheureusement pas de même dans le sublime adagio central où soliste et orchestre distillent une atmosphère sentimentale aux accents italianisants et aux phrasés étirés qui altèrent la verticalité et l’austère gravité du morceau. Dans ce concerto joué dans cette même salle Érasme il y a bientôt un demi-siècle, les mélomanes de ma génération gardent le souvenir de l’excellente prestation du violoniste Paul Crepel, alors premier violon d’un orchestre magistralement dirigé par Alain Lombard.

Intermède quasi-bruitiste avec le Cahos de Jean-Féry Rebel, compositeur contemporain de Bach et de Rameau, quelque peu délaissé aujourd’hui. Ce Prélude à son opéra ballet Les Éléments, qui traite de rien moins que de la création du monde, a été souvent considéré comme le premier cluster en musique : entendons par là, non pas un foyer d’infection sanitaire ainsi nommé dans la langue médicale internationale, mais une technique d’écriture constituée d’une grappe de notes voisines créant un agrégat sonore qui déroge aux règles usuelles de l’harmonie. L’effet en reste surprenant, en dépit de son usage désormais courant dans nombre d’œuvres contemporaines.

Crédit : Gregory Massat

Ce concert de Tom Koopman était intitulé « Escapade baroque » alors que son morceau conclusif, la 98ème symphonie de Joseph Haydn, procède d’une toute autre esthétique, celle de la grande symphonie classique surgie dans le dernier tiers du 18ème siècle et dont le même Haydn peut être tenu à bon droit pour le génial inventeur. C’est lors de son premier séjour à Londres, où il la composa en 1791, que Haydn reçut la bouleversante nouvelle de la mort de son jeune ami Mozart, qu’il tenait pour son fils spirituel et qu’il considérait, selon ses propres dires, comme le plus grand compositeur de son temps. Cette symphonie exprime, à l’instar de la plupart des « londoniennes », le bonheur éprouvé par un compositeur désormais libéré de son service de musicien attaché à la cour du prince Esterhazy ; mais elle recèle aussi, au sein de son mouvement lent, des citations de celui de la dernière symphonie de Mozart (dite « Jupiter »), qui lui confèrent une gravité toute particulière. De l’interprétation entendue ce jeudi 25 mars, on aura apprécié le menuet du troisième mouvement joué comme on sait le faire aujourd’hui, sur un mode léger et enlevé, loin de l’envasement de bien des chefs d’antan. Mais pour le reste, on ne perçoit qu’une belle et brillante fresque sonore se déployant à la surface des choses et se complaisant dans une esthétique baroque hors de propos, insouciante de la grande forme symphonique voulue par le compositeur à l’apogée de son parcours créateur. On en reste perplexe, s’agissant d’un musicologue aussi savant et cultivé que l’est indubitablement Tom Koopman.

  Michel Le Gris

The Safe Place

En nous de Régis Sauder (2021)

En 2009, Régis Sauder avait filmé une quinzaine de jeunes des quartiers nord de Marseille (une ZEP) qui s’emparaient d’un texte du XVIIe siècle et, grâce au filtre des mots de madame de Lafayette, évoquaient leur vie, leurs difficultés, leurs rêves… C’était le très beau : Nous, Princesses de Clèves. Ils et – surtout – elles étaient en première ou en terminale et passaient le bac. La plupart l’ont eu, d’autres pas. Dix ans plus tard, le réalisateur les interroge à nouveau : Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés…


S’il filmait beaucoup les visages, le réalisateur capte ici la gracieuse chorégraphie des corps qui marchent, conduisent, s’approprient l’espace urbain, le paysage – les parcs remplacent les cours et le béton. Il tisse aussi le temps entre le passé – quelques archives des Princesses – et le présent forcément plus terne. Les images sont tournées pour l’essentiel au début du 2e confinement (novembre 2020). Un contraste qui accentue la couleur de leur vie présente devenue sérieuse. Des lunettes mangent quelques visages. Au gré des échanges sont évoqués des enfants nés depuis, des séparations aussi, une responsabilité et des chemins de vie pas toujours faciles. Cependant par deux ou trois, le lien perdure et les rires, les partages renaissent avec le verdict du réalisme qui sanctionne désormais les départs de rêve. En dix ans, ils ont déjà beaucoup vécu mais l’engagement prend le pas sur la révolte.

© Shellac

Le Nous des titres est essentiel pour Régis, ses témoins, ces jeunes devenus adultes. Et si lucides sur leur condition. Être ou ne pas être, pour eux, la question ne se pose pas. Ils sont, envers et contre tout. Avec un peu d’amertume, car l’égalité des chances n’est pas vraiment au rendez-vous et la société leur renvoie obstinément leur condition d’origine, leur couleur de peau… un parfum discrètement patriarcal voire colonial malgré des avancées.

Si l’ascenseur social est en panne, Armelle défend le service public pour qu’il ne le soit pas définitivement. Laura, docteur en pharmacie, évoque l’insertion professionnelle bien plus facile pour les camarades issus de milieux favorisés. Au fil des conversations surgit ce maillon essentiel de leur réussite : l’école de la République et l’entrée au lycée pour décrocher le bac qui semble conjurer la prédestination à l’échec. En creux se dessine le schéma qui marche : l’appui du ou des parents avec l’indispensable soutien humain et matériel des services publics, l’école en tout premier.

Et c’est là où le bât blesse. En fil rouge du documentaire, la voix off dite et écrite par Emmanuelle, professeure de français depuis 15 ans au lycée Denis-Diderot, traduit le sentiment partagé par ses collègues et le réalisateur. Le désengagement de l’État enfonce le clou de la marginalité au nom d’une fictive rentabilité (ZEP, etc. : tous ces changements de noms avec toujours moins de moyens) favorisant le focus sur les voitures brûlées, les trafics et les règlements de compte. Le jeune Abou établit un constat similaire à l’hôpital : épuisé par sa tâche d’infirmier en France et le sentiment de ne plus être au service des patients (60 à gérer), il a trouvé un poste à Lausanne où il s’épanouit (avec seulement 15 patients).

Alors ?
Croire en Nous. Préserver et solidifier entre nous ce commun nécessaire : la bienveillance au bon sens du terme et au bon endroit, à l’opposé du laxisme brandit par certains. C’est ce qu’ont réussi ces jeunes : investir the safe place, pas seulement matérielle, mais en termes d’éthique, d’intelligence, de conduite de vie. La galère – quelquefois noire – serait-elle le préalable pour ouvrir notre conscience vers une lumineuse épiphanie ? Avec l’obligation de provoquer le miracle qui peut nous sauver…

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Aurélien Py, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)

En même temps

un film de Benoît Delépine et Gustave Kervern

Attachant, c’est le mot pour qualifier ce film ! Foutraque, naïf, excessif mais profondément humain et complètement dans l’air du temps, il fait la part belle à une réflexion politique décomplexée de tout sérieux et qui heureusement sort à trois jours du 1er tour des élections. Une façon de dire : « Fais gaffe à ton choix, tu ne diras pas que tu ne savais pas, on te l’a dit sur tous les tons et même celui de la comédie ! »


Ce fut un tour de force technique que de finir de réaliser le film à cette date d’avant le 1er tour. Pour Gustave Kervern, rien des préoccupations actuelles n’est plus important et plus grave que le réchauffement climatique, la crise écologique planétaire qui nous attend. Comment le parti des verts a-t-il pu se tirer une balle dans le pied alors que tout aurait pu lui réussir, à voir les manifestations nombreuses et très suivies pour le climat ? La bonne idée du film est d’avoir allié la cause écologique à celle des féministes par un ressort de scénario pour le moins drôlissime. Force est de constater que la colle des messages affichés sur les murs de nos villes pour la cause féministe fait de gros dégâts sur les crépis. Elle est très difficile à enlever. C’est ainsi que pour l’exemple, pour le coup d’éclat spectaculaire, une passionaria de la cause (India Hair) colle deux maires ensemble. Et ce n’est pas une image. L’un est de droite (plus ou moins extrême) et l’autre est écologiste. Ils sont opposés dans un projet de construction d’un parc de loisirs qui devrait prendre sa place dans une forêt primaire. Voilà que les deux hommes sont liés pour 1h 30 de film dans une position bien incongrue qui les oblige à accorder leurs pas. Ce n’est que le début d’un compromis qui les conduira à devoir composer dans un débat et confrontation pour un destin commun.

Vincent Macaigne et Jonathan Cohen sont ce personnage à deux têtes. Passée la surprise de la situation, le principe fonctionne, étonne et amuse. Après les tentatives de se décoller l’un de l’autre grâce à un vétérinaire pour chevaux (séquence inouïe d’un cheval suspendu à qui il soigne une carie), et en espérant en la force désarçonnante d’un rodéo endiablé sur un taureau de foire, en présence d’un François Damien philosophe et heureux comparse complice de la bande des sympathisants de ce duo de choc que composent Kervern et Delépine très influencés par l’humour belge, Molitor et Béquet, les deux maires, vont devoir se rendre, tout collés qu’ils sont, au conseil municipal pour décider du projet du parc d’attraction. Mais le dialogue forcé entre les deux hommes en ces trois jours d’intimité a eu du bon. Quant à la « colleuse » et ses copines très rock and roll, elles n’ont pas dit leur dernier mot. La fin du film est réjouissante. Mais ne nous y trompons pas, cette comédie résonne comme un rire de désespoir avant la catastrophe annoncée. Comme dit la chanson, « Faut rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête ! »

Elsa Nagel

Prix Sheikh Zayed Book Award 2022 : Les finalistes

Qui succédera à Iman Mersal, lauréate 2021 pour Sur les traces d’Ennayat Zayat (Actes Sud) ?


Assurément, les auteurs retenus dans les catégories littérature, jeune auteur et auteur jeunesse gagnent à être connus et ce prix, l’un des plus importants consacrés à la littérature et à la culture arabes et d’un montant de 170 000 euros, les aidera assurément. A cela s’ajoute également un prix récompensant un éditeur qui a œuvré pour les lettres et la culture arabes. Et surprise plus que méritée de trouver la si belle collection Sindbad d’Actes Sud à qui l’on doit les découvertes de Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Waciny Laredj ou plus récemment le très beau Monsieur N de Najwa Barakat qui figura dans la première sélection du Fémina étranger. Enfin, deux prix récompenseront les ouvrages de Culture arabe dans une autre langue et les traductions.

Après examen de 3000 candidatures venues de 55 pays dont la France, les finalistes sont donc :

Catégorie littérature :

  • Ghorbat Al Manazil (Etrangers à la maison) du romancier et journaliste égyptien Ezzat Elkamhawy, publiée par Al Dar Al Masriah Al Lubnaniah en 2021
  • Wa Tahmelany Hayraty  Wa  Dh’anony.  Seerat  Altakween  (Ma  confusion  et  mes pensées  m’emportent  :  Biographie  de  la  formation)  du  critique  et  universitaire marocain Said Bengrad, publié par Le Centre culturel du livre en 2021
  • Maq’ha Reesh, Ain Ala Massr (Regard sur l’Égypte : Le Café Riche) de la poétesse et romancière émiratie Maisoon Saqer, publié par Nahdet Misr Publishing en 2021

Catégorie jeune auteur :

  • Al Kaa’in al Balaghi al Lugha wal Aaql wal Istita’a fi Kitab ‘Al Bayan wal Tabyeen (L’être rhétorique : langage, raison et capacité dans le livre Al-Bayan wal-Tabyeen) de l’écrivain marocain Mustafa Rajwan, publié par Dar Kunouz Al Maarifa en 2021
  • Al Badawa fi  al  She’er  al  Arabi  al  Qadeem  (Le  bédouinisme  dans  la  poésie  arabe ancienne)  du  Docteur  Mohamed  Al-Maztouri  (Tunisie)  publié  par  the  Faculty  of Literature, Arts and Humanities at Manouba University and the GLD Foundation (Al-Atrash Complex for Specialised Books) en 2021
  • Al Hikaya al Shaabiya al Saudia al Maktooba bil Fus’ha : Dirasa fi al Muta’aliyat al Nasiya (Contes  populaires  saoudiens  écrits  en  Fus’ha  :  étude  de  la  transcendance textuelle) de l’écrivaine saoudienne Manal Salem Al-Qathami , publié par the Arab Diffusion Foundation en 2021

Catégorie littérature jeunesse :

  • Shams Tadhak (Un soleil souriant) de l’auteur syrien Bayan Al-Safadi, publié par Dar Al Banan en 2020
  • Loghz al Kora al Zujajiya (Le mystère de la boule de verre) de l’autrice syrienne Maria Daadoush, publié par Dar Al-Saqi en 2021
  • Maw’idi maa al Noor (Mon rendez-vous avec la lumière) de l’autrice marocaine Raja Mellah publié par Al Mu’allif en 2021

Catégorie éditeur :

  • Les Editions SINBAD (France)
  • Bibliotheca Alexandrina (Egypte)
  • Internationale Jugendbibliothek (Munich – Allemagne)

Catégorie Culture arabe dans une autre langue :

  • Avicenne – Prophétie et gouvernement du monde, de l’historienne franco-marocaine Meryem Sebti, publié par les Editions du Cerf en 2021. (France)
  • L’Alhambra: à la croisée des histoires, de l’historien turc Edhem Eldem, publié par Les Belles Lettres en 2021. (France)
  • Revealed Sciences : The Natural Sciences in Islam in Seventeenth-Century Morocco de l’universitaire américain  Justin    Stearns, publié Cambridge University  Press  en 2021.(Etats-Unis)
  • The Arabian Nights  in  Contemporary  World  Cultures:  Global  Commodification, Translation, and the Culture Industry du Dr. Iraquien- américain Muhsin J. Al-Musawi, publié par Cambridge University Press en 2021. (Etats-Unis)
  • Die Deutschen und  der    Faszination,  Verachtung  und  die  Widersprüche  der Aufklärung, de l’historien allemand Joseph Croitoru, publié par Carl Hanser Verlag en 2018. (Allemagne)
  • El perfume de la existencia : Sufismo y no-dualidad en Ibn Arabi de Murcia, de l’écrivain espagnol Fernando Mora, publié par Almuzara en 2019. (Espagne)
  • Surrealismi Arabi 1938-1970 : Il Surrealismo e la letteratura araba in Egitto, Siria e Libano, de l’écrivain italien Arturo Monaco publié par Istituto per l’Oriente C. A. Nallino en 2020. (Italie)
  • Etymologic Dictionary of Ancient Arabic (Based on the Material of Selected Texts of Pre-Islamic Poetry). Issue III, de Dr en philologie russe Anna Belova, publié par Institute of Oriental Studies of the Russian Academy of Sciences en 2016. (Russie)

Catégorie Traduction :

  • ‘Ratha’il al Maarifa: Bahth fi al Ahkaam al Akhlaqiya al Fikriya’ (Les Vices du savoir: Essai d’éthique intellectuelle) du philosophe français Pascal Engel, traduit du français vers l’arabe  par  Dr  Kassem  Almekdad  et  publié  par  Ninawa  Studies  Publishing  & Distribution en 2021.
  • ‘Fadaalat al Ikhwan fi Tayibat al Ta’aam wal  Alwan’ (Best  of  Delectable Foods  and Dishes from Al-Andalus and Al-Maghrib: A Cookbook by 13th Century Andalusi Scholar Ibn Razin Al-Tujibi, 1227–1293), écrit par Ibn Razin Al-Tajibi, traduit de l’arabe vers l’anglais par Nawal Nasrallah, et publié par Brill Publishing en 2021.
  • ‘Nash’at al  Insaniyat  Einda  al  Muslimeen  wa  fi  al  Gharb  al  Maseehi’  (The  Rise  of Humanism in Classical Islam and the Christian West) écrit par George Makdisi, traduit de l’anglais vers l’arabe par le Dr. Ahmed Aladawi, publié par Madarat for Research and Publishing in 2021.

Réponse donc le 24 mai prochain au Louvre Abu Dhabi pour connaître les lauréats.

Pour hebdoscope Laurent Pfaadt

Happy birthday Maestro Rihm !

Le 70e anniversaire du compositeur allemand est l’occasion de réécouter ses œuvres.

Wolgang Rihm est certainement l’un compositeurs les plus importants de notre temps. Nombreux sont ceux, interprètes ou créateurs, à considérer sa musique comme prépondérante dans la création contemporaine. Totalement intégrées aux programmes des plus grands orchestres, ses œuvres sont devenues, dès son vivant, de véritables classiques qui tendent à explorer les tréfonds psychologiques de l’homme. En 2019, le festival Présences de Radio France, présenta ainsi seize de ses œuvres. Pascal Dusapin, autre grand nom de la création contemporaine et invité du festival, évoquait ainsi l’œuvre de Wolfgang Rihm : « il y a chez lui un mouvement tellurique qui m’évoque une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau : tantôt, tout est clair, on peut voir les poissons ; tantôt, le temps est mauvais, la rivière est agitée, le torrent devient boueux, chargé. »

A l’occasion de son 70e anniversaire, quelques-unes de ses œuvres emblématiques ressortent sous le label de l’orchestre symphonique de la radio bavaroise, BR Klassik, avec qui Rihm a établi un compagnonnage de longue date.

Né à Karlsruhe, Wolfgang Rihm fut très tôt influencé par Mahler et la seconde école de Vienne en particulier Anton Webern avant de forger son propre style qui rompit avec l’avant-garde musicale représentée notamment par Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen dont il fut pourtant l’élève.

Compositeur prolifique, il s’est aventuré dans tous les domaines : musique orchestrale et de chambre, opéra notamment avec son Dionysos extatique et fantasmagorique basé sur les poèmes de Nietzsche ou musique sacrée comme en témoigne son magnifique et si épuré Stabat Mater pour bariton et alto qui s’appuie sur un texte de la liturgie médiévale catholique. Parmi les quelques 500 pièces de ce compositeur prolifique à l’œuvre protéiforme, les deux Cds de la collection Musica viva du label de l’orchestre de la radio bavaroise présente quelques œuvres représentatives du compositeur. A la fois récentes (Stabat Mater, 2020) et plus anciennes comme Sphäre nach Studie (1993 remaniée en 2002) ou le célèbre Jagden und Formen (2008) et associant quelques-uns des plus grands solistes du monde comme l’altiste Tabea Zimmermann et le clarinettiste Jörg Widemann dans ce Male über Male 2 pour clarinette et 9 instruments assez fascinant, ces œuvres permettent de pénétrer facilement et intensément l’univers du créateur.

« Un compositeur se doit d’être à la fois hautement intellectuel mais également faire preuve d’émotions en musique » a coutume de dire Wolfgang Rihm. Et on peut dire qu’à l’écoute de ces disques, l’alchimie est parfaite.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Rihm : #39 Sphäre nach Studie, Stabat Mater, Male über Male 2#40 Jagden und Formen, Symphonieorchester des Bayerisches Rundfunks, dir Stanley Dodds (#39) und Franck Ollu (#40), Music aviva, BR-Klassik

Un intellectuel engagé

Le nouvel opus des cahiers de l’Herne revient sur la figure de Raymond Aron.

Relire Raymond Aron en ces temps troublés est devenu salutaire. L’homme, le philosophe, le journaliste agrégea ainsi plusieurs vies au cours d’une existence inscrite dans un 20e siècle troublé qu’il analysa parfois dès ses racines. Etiqueté à droite et mis au banc par une intelligentsia de gauche qu’il critiqua dans son livre l’Opium des intellectuels (1955), le passionnant cahier de l’Herne qui lui est consacré sous la direction d’Elisabeth Dutartre-Michaut, avec ses sources, ses contributions majeures et ses inédits, jette un nouveau regard sur l’homme ainsi que sur sa pensée.

Le cahier explore ainsi toutes les dimensions de cet homme qui ne posa jamais de frontières à son champ intellectuel, ce qui conduisit parfois les cercles littéraires et politiques, trop soucieux d’enfermer les intellectuels dans des cases, à vouloir, sans succès, le marginaliser. Mais, à la lecture de ce cahier, Raymond Aron apparaît comme une sorte de version moderne du savant de la Renaissance, embrassant une connaissance sans frontières à travers un prisme qui, avec du recul et l’évolution de la perméabilité des disciples, dessine une figure prophétique. Ainsi en tant que journaliste, il fut comme le rappelle Jean-Claude Casanova qui fut son élève et dirige aujourd’hui la revue Commentaire qu’Aron fonda, un journaliste engagé notamment au Figaro pendant 30 ans où il défendit le gaullisme et manifesta une critique subtile du marxisme comme le rappelle d’ailleurs Sylvie Mesure dans sa contribution où elle montre que si Aron reconnut à Karl Marx un apport fondamental en matière d’économie, il l’assimila cependant à un « sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXe siècle ».

Ici se révèle la dimension philosophique et sociologique d’Aron et le cahier insiste à juste titre sur cet aspect de l’œuvre aronienne tournée autour de l’histoire qu’il observa au plus près, notamment l’arrivée du nazisme à Berlin en 1933 ainsi que la Seconde guerre mondiale et la Shoah. Son analyse de Clausewitz ainsi que sa divergence avec le philosophe allemand proche du nazisme, Carl Schmitt, notamment à propos du Concept de politique (1928) son œuvre majeure, sont quelques-uns des grands moments du cahier.

L’invasion récente de l’Ukraine et la violation de l’intégrité territoriale de cette dernière amènent à considérer d’un œil nouveau ce courant réaliste des relations internationales dont Aron fut l’un des principaux tenants et qu’il développa dans l’un de ses ouvrages, devenu une référence, Paix et guerre entre les nations (1962). Sa thèse basée sur l’Etat, acteur central des relations internationales, influença un certain nombre de penseurs et d’acteurs. A Henry Kissinger, futur secrétaire d’Etat américain, et réaliste comme lui qu’il rencontra dès 1957 alors que les deux hommes étaient universitaires, il reprocha dans une correspondance inédite – les cahiers de l’Herne ne seraient pas ce qu’ils sont sans leurs formidables inédits – absolument fascinante, cette realpolitik inhérente à tout théoricien se confrontant à l’exercice du pouvoir. « Une puissance dominante, comme les Etats-Unis, doit aussi incarner des idées ». Des mots qui résonnent aujourd’hui avec plus d’acuité et qui renvoie à cette position unique qu’Aron occupa et que résume parfaitement Jean-Claude Casanova : « Respecter la vérité, respecter les autres, exprimer courageusement ses choix, voilà les trois qualités maîtresses d’Aron comme professeur et comme journaliste, comme commentateur et comme historien du présent. »

Par Laurent Pfaadt

Raymond Aron, Cahier de l’Herne sous la direction d’Elisabeth
Dutartre-Michaut
Aux Editions de l’Herne, 272 p.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis

« Plus discrète qu’une épouse infidèle rejoignant son amant, la lune rasait les nuages, impatiente d’aller retrouver le soleil qui l’avait précédée depuis longtemps au couchant ». Ouvrir le livre de Nétonon Noël Ndjékéry c’est comme entrer dans la maison d’un griot, s’assoir avec lui et, avec comme horizon ce lac Tchad s’entendant à perte de vue, l’écouter nous relater de sa voix et de sa plume envoûtantes le destin de Zeïtoun. Arraché aux siens par une razzia et flanqué de deux compagnons d’infortune, Tomasta Mansour, ancien esclavage devenu eunuque et théologien respecté et Yasmina, « la Blanche », Zeïtoun va ainsi vivre une épopée sur les routes des caravanes, des rives du lac Tchad aux dunes d’Arabie. Se saisissant de la question de l’esclavage transsaharien, l’auteur, Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre en 2017, a construit un ouvrage qui s’apparente à la fois à une fresque grandiose et à un monument littéraire de référence.

Tantôt terrible, tantôt burlesque, le récit oscille magnifiquement sur les bords de ce lac romanesque où le lecteur contemple à la fois la beauté et la cruauté des êtres humains comme on aperçoit la grâce d’un oiseau ou la férocité d’un crocodile. Dressant le récit de ces bannis, ces victimes devenues héros d’une formidable utopie, Nétonon Noël Ndjékéry fait entrer de plein fouet la littérature tchadienne, africaine dans la langue française en la revigorant, en la vivifiant et surtout en la sublimant dans son universalité. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis n’est pas qu’un simple récit, certes tout en images, avec ses métaphores et cette poésie qui rappelle parfois celle du grand Amin Maalouf. Non, il y a quelque chose de plus grand : cette grande idée d’une Afrique maîtresse de son destin comme lorsqu’elle présida aux destinées de la Terre à l’aube de l’humanité.

Le lecteur ressort littéralement envoûté de cette histoire et de cette leçon. Devant les rives du lac Tchad, son esprit se perd dans cette confluence à la fois littéraire et historique où la petite histoire rejoint la grande comme une multitude de rivières se déversant dans l’horizon de l’humanité. L’arc-en-ciel de Nétonon Noël Ndjékéry est là, reliant l’Afrique à la Terre, la langue française africaine à ses sœurs. Quelle fierté pour le lecteur d’arpenter cet arc-en-ciel. Là, il y scrute cette île, cette utopie où nos héros trouvèrent refuge. La plume du griot suspend alors son vol comme une alouette rousse accrochée à un papyrus et on ne demande qu’une seule chose : qu’il se saisisse de son calame et qu’il écrive une fois de plus son histoire.

Par Laurent Pfaadt

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis,
Hélice Hélas, 360 p.