Temps courbe à Krems

A l’instar d’un Hermann Hesse, Claudio Magris, figure majeure des lettres italiennes, s’aventure, à plus de 80 ans, sur le terrain instable de la vieillesse. Avec ces cinq nouvelles, il pose un regard plein de sagesse sur cette altération du temps et de l’âge et sur la perception que nous en avons. « Toute la vieillesse, du reste, se résume à cela : avancer pour reculer, s’engager en territoire inconnu pour se soustraire à la réalité qui presse de toutes parts, anguleuse et envahissante » écrit-il. Il y a dans ses mots cette enfance qui nous structure tous et redevient prépondérante en avançant dans l’âge, ces êtres chers que nous perdons au fur et à mesure, ce qu’il appelle les « éraflures sur la réalité », la futilité grandissante des choses y compris de l’argent, et cette lassitude des habitudes à laquelle on se résout tous car, comme le dirait l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, il s’agit de l’ordre naturel des choses.

Le temps passe et jamais la qualité de la prose de Claudio Magris ne s’altère. Bien au contraire. Comme un métal poli et devenu courbe au contact de sa forge littéraire, son œuvre serpente, tel ce Danube qu’il magnifia, dans cette merveilleuse Mitteleuropa, de Trieste, berceau littéraire de l’auteur à la Pologne en passant par la Moravie ou la Moldavie, et emprunte les voix d’Italo Svevo ou de Luchino Visconti pour traverser les vicissitudes de l’histoire qui constellent telles des étoiles noires ou brillantes, l’ensemble de son monde. De la beauté à l’état pur.

Par Laurent Pfaadt

Claudio Magris, Temps courbe à Krems, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau
Coll. L’arpenteur, Gallimard, 128 p.

Comment meurt une démocratie

La fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler

Le regain d’intérêt éditorial pour les années 30 a permis de questionner certains évènements ayant conduit au second conflit mondial et de mettre en lumière des périodes moins connues ou écrasées entre deux époques fondatrices du 20e siècle, à savoir la Première guerre mondiale et l’avènement du Troisième Reich. En se saisissant de quelques moments-clés racontés avec intensité qui tendent presque à en faire un thriller historique, Benjamin Carter Hett, professeur au Hunter College réussit parfaitement son pari, à savoir celui de nous plonger là où tout a commencé, de tirer les principaux fils pédagogiques de cette époque, et de démonter certains mythes bien établis.

Tout commence donc durant cette nuit du 27 au 28 février 1933, cette « dernière nuit de la démocratie allemande » selon l’auteur. Le Reichstag vient d’être incendié par des nazis arrivés au pouvoir quelques semaines plus tôt. Déroulant les évènements ayant conduit à ce drame depuis 1918, tels des flashbacks d’une histoire dont on connaît la fin, Benjamin Carter Hett n’omet rien : le complot de l’armée rejetant la défaite sur les politiques avec le fameux « coup de poignard dans le dos », la responsabilité des conservateurs menés par Franz von Papen qui ont cru pouvoir utiliser Hitler, « nous l’avons engagé pour nous-mêmes », et bien évidemment la crise économique.

Dans le même temps, l’auteur réalise un précieux travail de réhabilitation de ce régime perçu comme faible car ayant échoué à contrer l’avènement du nazisme. Avant-gardiste sur les droits des homosexuels et des femmes, réalisant des avancées sur l’avortement et la peine de mort, instaurant un scrutin proportionnel tout à fait remarquable et menant une activité diplomatique efficace, la République de Weimar dont la constitution est ici parfaitement analysée, souffrit cependant de certaines faiblesses notamment au sein de son système institutionnel et en particulier la Présidence, exercée par Paul Hindenburg, héros de la Grande guerre qui lui aussi, sous-estima Hitler et ses acolytes. La mort d’Hindenburg ouvrit ainsi une brèche dans laquelle les nazis et Hitler s’engouffrèrent pour précipiter l’Allemagne, l’Europe et l’Histoire dans le brasier de la seconde guerre mondiale. C’est cette course à l’abîme que relate avec talent et érudition Benjamin Carter Hett.

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Carter Hett, Comment meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler
Aux éditions L’Artilleur, 512 p.

Un palimpseste de l’exil

Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi

Le projet s’était noué lors de la dernière édition de St’art (novembre 2021) : une immersion dans l‘œuvre de l’artiste bas-rhinois Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi (Mulhouse). Ses pièces couvrent une trentaine d’années avec une préférence pour l’acrylique, l’encre et les craies sur papier. De ses toiles souvent carrées, de ses polyptyques avec une attention particulière au cadre et de ses grands formats avec des collages, des phrases écrites (quelquefois à l’envers) émergent l’omniprésence des enfants et une troublante « solarité » : cette dense et éblouissante présence du soleil issue de Van Gogh, avec aussi la figure d’Icare (série de 1993) qui s’y brûle les ailes…


À quinze ans, tandis que ses camarades se retrouvent pour jouer de la guitare, de la batterie et montent des groupes de rock, Sauveur Pascual crée un groupe d’art : sa stratégie pour prolonger l’enfance dans l’âge adulte ?

Car de son Autoportrait (1987) en jeune enfant à ces Paysages d’enfances (2022) en passant par les Enfants d’Izieu (série de 2002), leurs regards nous interpellent. Ils proclament l’évidence d’un monde (en)volé. Même l’oisiveté de ses baigneurs semble contrainte par ces cadres qui les cernent et, non loin, ce transatlantique esquisse le risque de l’exil. Leurs visages perplexes surgissent de scènes quotidiennes avec un vélo, un cheval sur roulette, sous un parasol ou entourés de signes plus ésotériques, étiquetés de mots découpés dans les pages de livres pour enfants…

Son optimisme gourmand d’avenir s’affiche dans la série Bonheurs (2016). Se référant ouvertement à Van Gogh, ses jaunes, ses rouges scandent la si intense lumière d’un été qui ne devrait jamais finir (comme l’enfance…). Ce bonheur est capté dans l’instant, mais l’illusion se dissipe rapidement. La ponctuation des titres en tempère la plénitude. Éden se prolonge d’un « ? » Comme dans la série éponyme, les Cyprès sont couchés…

Dans sa dernière série, Exodes, les activités balnéaires sont récurrentes, mais restent sous la menace du transatlantique (premier vecteur de la globalisation…). Ces polyptyques sont articulés avec le blanc systématique des châssis qui à la fois prolonge et cloisonne celui de l’œuvre : solarisation, bois flotté blanchi par le sel… L’éclat de la corrosion : la beauté du Mal dresse ses cases, compartimente le monde (gestes barrières…). Et rend fou : un ciel griffé de noir comme parcouru en tous sens par un supersonique pris au piège. L’incandescente lumière demeure, renouvelée par ce presque noir et blanc scandé d’aplats céruléens. Avec les paquebots, un parfum de nostalgie traverse ses toiles d’une époque à l’autre plutôt que d’un port à un autre. L’enfermement se prête mieux au voyage dans le temps.

Si le peintre évoque Memling, Goya, Picasso, on songe aussi à la narration poétique d’Hugo Pratt et à Corto Maltese comme si l’artiste questionnait l’époque où s’est élaboré le désastre qui s’annonce.

Au fil de la visite, la peinture de Sauveur Pascual apparaît comme un palimpseste de l’exil et c’est avec une vigoureuse lucidité – la blessure la plus rapprochée du soleil selon la formule de René Char –, qu’il répond sans hésiter à la question de Picasso* : qui est l’ennemi ?
– L’ignorance !

Par Luc Maechel

Galerie Valérie Cardi du 30.04 au 4.06.2022
11 Rue Descartes – 68200 Mulhouse
du mardi au vendredi de 14h à 18h et sur RDV
https://galerie-valeriecardi.com/

*L’art n’est pas fait pour décorer nos appartements. C’est une arme contre l’ennemi.
La question c’est : qui est l’ennemi ?

Pablo Picasso

Aucune idée

Conception et mise en scène Christoph Marthaler

Le comique est un genre qui se décline de diverses façons. Les deux acolytes recrutés par Christoph Marthaler, Graham F. Valentine et Martin Zeller, le pratiquent d’une manière originale et astucieuse par une gestuelle, un langage particulier où se mêlent parfois chants et borborygmes . Tous deux collaborent depuis de longues années avec le metteur en scène.

Sur le plateau la  scénographie  de Duri Bischoff offre un décor sobre, constitué d’une petite antichambre vide avec un radiateur et une chaise, un couloir ou une sorte de cour sur laquelle donnent des portes, closes dans un premier temps mais qui seront ouvertes ou fermées au gré des passages nombreux et intempestifs des habitants de ces lieux.

Le premier personnage, ici interprété par Martin Zeller, s’installe dans l’antichambre avec son violoncelle et répète une partition guidé par un enregistrement jusqu’au moment où il perçoit des bruits bizarres venus des conduites qui arrivent au radiateur. En essayant d’y remédier il déclenche un jet d’eau qui, bien sûr, le surprend.

Simultanément, son voisin, Graham Valentine  surgit dans la cour et s’évertue en manipulant un énorme trousseau de clés de trouver celle qui lui permettrait d’ouvrir sa boîte aux lettres. Le trousseau ne cesse de lui échapper des mains. Avec constance il le ramasse, le même petit jeu recommence avec mines de circonstance de l’intéressé. Bel exemple de comique de répétition.

On enchaîne avec une scène ubuesque qui nous montre le comédien, très digne frappant à une porte pour expliquer au locataire qui vient lui ouvrir qu’il est là pour le cambrioler en tout bien tout honneur puisqu’il fait métier de cambrioleur et que cela doit s’effectuer sans heurt ni violence, le consentement du cambriolé étant requis. Ce dernier en rajoute proposant même de déménager pour faciliter la tâche du cambrioleur qui se dit épuisé de devoir monter les escaliers. Très professionnel, il explique à sa « victime » qu’il a relevé son nom sur une liste où il est mentionné comme possédant une somme importante ce qui se révélant faux le décourage, il s’esquive mais revient à deux reprises pour s’assurer qu’on ne l’a pas trompé.  Cette situation paradoxale qui dresse le portrait du gentleman-cambrioleur est des plus jouissives et déclenche le rire dans l’assistance.

Au gré de scènes que l’on peut qualifier d’absurdes le spectacle se poursuit, faisant apparaître puis disparaître ces drôles de voisins aux prises avec des situations inattendues auxquelles il font face  avec une sorte de self-control pour le moins surprenant. La panne électrique vient-elle à se produire régulièrement on la répare sans désemparer. Par contre une lettre contenant des propos injurieux sera mise en mille morceaux que l’on recollera soigneusement avant finalement de la jeter. Durant ces délicates opérations le musicien nous gratifie de ces tentatives d’interprétation de morceaux classiques. ll s’interrompt  de temps à autre pour demander de façon incongrue à son voisin s’il peut  lui donner de la farine et du beurre.

Et puis toujours digne et imperturbable Graham Valentine ayant placé devant lui le radiateur  en guise de pupitre se lance dans un long discours  qu’il ponctue de mouvements d’humeur, le tout dans un idiome fait de sons et de syllabes apparentés à diverses langues connues mais ici  devenant incompréhensibles  et surréalistes.

Ce clin d’œil à ce que nous subissons parfois de la part de ceux qui cherchent à nous convaincre  par leurs interventions lors des meetings ou des reportages télévisés montre que le spectacle n’est pas là que pour nous amuser mais qu’il nous confronte à travers ces descriptions à l’absurdité de notre monde .Quelle plus belle démonstration  de cela que cette scène où le comédien parvenant enfin à ouvrir sa boîte aux lettres se rend compte qu’elle déverse sur lui qui n’en peut mais des dizaines de bibles et des tonnes d’offres publicitaires !

En conclusion, du vide bien rempli et plus d’idées qu’il n’y paraît car ce provocateur qu’a toujours été Christoph Marthaler a su, avec la complicité de ces deux excellents comédiens, nous mener  par le rire à jeter un regard critique sur notre quotidien.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 19 mai au Maillon

Mont Vérité

Texte et mise en scène Pascal Rambert

Chorégraphie Rachid Ouramdane

Spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 44 de l’Ecole  du TNS , « Mont Vérité » sort en juin 2019 puis se heurte au Covid 19. Ce n’est donc que maintenant qu’il peut être repris et joué ce  qui permet aux jeunes comédiens de se retrouver pour reprendre ces partitions écrites spécialement pour eux par Pascal Rambert.

Les voilà donc, tous les douze sur scène pour 2h35 de spectacle, Océane Caîraty, Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa, Paul Fougère, Romain Gillot, Romain Gneouchev, Elphège Kogombé Yamalé, Estelle Ntsende, Ysanis Padonou, Mélody Pini, Ferdinand Régent-Chappey, Yanis Skouta, Claire Toubin nous offrant le bonheur de leurs retrouvailles et le plaisir manifeste du jeu.

En trois moments, le spectacle permet de les voir évoluer avec l’énergie et la compétence qui les caractérisent.

C’est tout d’abord leur apparition au milieu de la roselière majestueusement dressée sur le plateau qui frappe notre attention.(scénographie Aliénor Durand) Tous vêtus  de toges blanches, ils esquissent une chorégraphie mise en place par Rachid Ouramdane, une danse  fluide et joyeuse, bras levés vers le ciel, se balançant avec grâce et naturel.

Mais le parti pris esthétisant n’est pas le but recherché. Il s’agit plutôt, et on l’apprendra vite, de la quête de soi. Pour cela le support du rêve, largement sollicité lors de la création du texte par l’auteur ; viendra pour chacun d’eux créer l’esquisse d’un chemin. Toutefois si le rêve interfère, il ne peut priver les différents protagonistes d’essayer également de se situer dans le monde.

Alors chacun y va  de son appartenance à cette roselière qui, pour l’un constitue un refuge, pour l’autre la concrétisation d’un rêve, celui d’échapper à un monde trop violent pour lui.. Cependant, dès ce moment de révélation, la prise de conscience de faire parti d’une « communauté » déclenche des problèmes de cohabitation. Sont évoqués des bousculades, des affrontements, on n’ose parler de meurtre mais le sang est évoqué et des peurs se font jour, peurs d’agression  et l’on parle d’avoir entendu des coups de feu ce qui en a traumatisé certains. Peut-on faire vivre les utopies sans  oublier que l’escalade précède la chute, à ce propos revient comme un leitmotiv l’image du grand immeuble blanc  que l’on monte puis que l’on descend.

Et puis voilà que l’un ou l’autre vient témoigner de son parcours. On entend alors parler d’enfance, de jeunesse, d’école, du collège d’où l’on peut se faire exclure pour comportement inapproprié, au grand dam de celui qui risque de subir l’opprobre et la refuse tout net. Claire  parle de ses balades à cheval en Camargue, elle était « la fille qui monte son cheval à cru ». Elphège était préoccupée  par l’utilisation de sa force de travail, un autre évoque la violence qui l’habitait. Dans leurs propos on sent un besoin de révolte mais aussi des tendances à la moralisation.

Dans une ultime partie, quand la roselière aura disparu, après une course folle autour de ce lieu devenu vierge, ils installeront des tables autour desquelles ils viendront discuter d’un projet théâtral. Cela donnera lieu à des disputes, des confrontations, parfois de méchantes réflexions entre ceux qui ont des idées constructives, et les autres les démolissant de la belle manière. Image réaliste de ce groupe qui a sans doute vécu ainsi la recherche et la construction de ce spectacle  qui dit qu’on n’atteint pas sans risques et sans périls le « Mont Vérité », celui où se confrontent les rêves et la réalité.

Un questionnement porté haut et fort, avec beaucoup d’authenticité par ces jeunes qui ont fait le choix pour leur vie de  se mettre au service du théâtre.

Marie-Françoise Grislin

représentation  du 17 mai au TNS  

C’est jusqu’au 25 mai

Dans la mesure de l’impossible

de Tiego Rodrigue

Peut-on faire théâtre de tout ?

La question se pose d’autant que nombre de pièces de théâtre ainsi que des films cherchent à s’engager sur cette voie qui se veut proche de l’enquête, du documentaire afin de servir l’actualité, l’idée étant de la proposer sous une forme artistique pour mieux la faire connaître  et mieux l’analyser. Propositions séduisantes, voire quelque peu racoleuses. Tout étant dans le thème choisi et la manière de faire ouvrage.

La pièce que propose Tiego Rodrigues s’attaque à un sujet qui fait souvent polémique, celui de l’humanitaire. C’est moins le thème de sa nécessité ou de sa complexité que celui des personnes qui s’y adonnent, le justifient et le font prospérer qui est ici abordé.

Le parti pris du spectacle sera donc de suivre quelques-uns de ces « humanitaires », de nous faire découvrir leurs motivations, le parcours de leur engagement, leur confrontation avec les réalités du terrain. Des récits mimés, ponctués de réflexions directement confiées, adressées au public par quatre comédiens Adrien Barazzone, Beatriz Bràs, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov très investis dans leur rôles si bien qu’on les croirait  juste revenus des missions  dont ils nous parlent parfois avec l’émotion qui convient à certaines situations douloureuses que tel ou tel a vécues, parfois avec le recul pris avec le temps et la nécessité éprouvée  pour ne pas succomber au désespoir devant certaines scènes cruelles où l’impuissance à aider était trop flagrante, parfois aussi le désir de tout abandonner et de vivre en paix, chez soi.

Une certaine ambiguïté demeure. Faut-il y aller ? Faut-il y
retourner ? Quels intérêts sert-on sans l’avoir voulu ? On se rend compte au fur et à mesure que ces témoignages se dévoilent que c’est « soi » d’abord que l’on sert, cherchant à accomplir un rêve, à se trouver, en se confrontant à un réel lointain, souvent médiatisé voire idéalisé qu’on souhaite voir de près, toucher du doigt, une mise à l’épreuve, un chemin d’initiation dont on revient souvent désenchanté.

C’est ce panel d’expériences personnelles qui est offert  à notre questionnement dans une scénographie simple, inventive, pertinente, juste composée d’un immense vélum de toile blanche, évocateur de ces tentes occupées par des réfugiés lors des catastrophes ou des guerres qui les jettent hors de chez eux ou parfois celles des humanitaires venus à leur secours, un vélum qui est hissé ou abaissé selon les événements racontés.
(scénographie signée, Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury)

Enfin, une part importante revient à l’accompagnement musical. Aux percussions, le batteur Gabriel Ferrandini par son jeu extraordinaire de puissance  nous convie, semble-t-il à entendre le grondement du monde auquel se confrontent les protagonistes de ces aventures, peut-être aussi les tourments qui, bien souvent, les agitent.

Un spectacle qui met en demeure de se poser la question de l’engagement face à un monde de plus en plus en dérive et qui sollicite des réponses. Chacun les fournit à sa manière, pour les uns c’est sur le terrain qu’il faut aller, pour d’autres, ce sera, par le récit et pourquoi pas par une oeuvre d’art ? Picasso l’a prouvé avec « Guernica ».

Marie-Françoise Grislin

représentation du 5 mai au Maillon

Cardiff, près de la mer

En lisant les quatre récits du nouveau livre de Joyce Carol Oates, on repense immédiatement au film de Kenneth Lonergan, Manchester by the Sea, près de Boston. Cardiff, elle, est plus au nord, dans ce Maine, terrain de jeu littéraire de Stephen King. Et si Clare, Mya, Alyce et Elisabeth ont remplacé Lee et que se jouent, à travers ces différentes histoires, les drames à rebours d’une violence qui infuse, livre après livre, nouvelle après nouvelle, l’œuvre d’une Joyce Carol Oates toujours prolifique, c’est bel et bien dans l’atmosphère inquiétante du maître du roman fantastique que nous embarque l’auteure.

Dans cette ambiance malsaine, Joyce Carol explore ainsi, telle la brillante archéologue de la psyché qu’elle est, ces instincts qui sommeillent en nous et se réveillent un jour, sans crier gare, et ravagent nos vies. Cette violence qui structure notre passé et se diffuse lentement, années après années dans notre présent, puis oriente notre avenir, constitue ce fil conducteur qui lie ces quatre femmes. L’injustice et la cruauté sont là, tapies dans notre inconscient. Et comme à chaque fois, comme avec chacun de ses personnages, elles reviennent vous détruire quand on s’y attend le moins. Le génie de l’écrivaine transpire alors à chaque ligne, le lecteur ayant, à chaque fois, cette incroyable impression d’être le personnage principal, se voir sa propre histoire mise à nu. Des histoires comme des miroirs que l’on traverse, une mer littéraire dans laquelle chacun se noie avec gêne et plaisir.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Cardiff, près de la mer, récits traduits de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché
Chez Philippe Rey, 448 p.

Un bouquet d’anecdotes ou opus incertum

Fidèle à lui-même. Hans Magnus Enzensberger, le grand écrivain allemand, auteur du magnifique Hammerstein ou l’intransigeance, nous embarque une nouvelle fois dans sa narration, son univers où petite et grande histoire se mêlent inextricablement, où l’intime et l’officiel finissent par se confondre. Dans ce livre inclassable – comme ils le sont tous chez lui – le lecteur suit la vie de M. jeune enfant né dans l’entre-deux-guerres et qui grandit sous l’ombre menaçante du nazisme.

Entre joies d’enfant et figure sacrée et monstrueuse du Führer, notre héros avance en même temps que le régime. Le lecteur navigue sur un fleuve qui, au début se veut bucolique, naïf avant d’être emporté dans des remous inquiétants tandis que se rapproche la guerre et ses corollaires : la peur, la menace, la mort. La guerre est chez lui à la fois lointaine et proche. Mais toujours tragi-comique.

Fascinant récit sur le pouvoir de la mémoire et sur sa construction qui vient compléter son Tumulte, Un bouquet d’anecdotes se veut un collage de souvenirs personnels et d’émotions. Du grand art.

Par Laurent Pfaadt

Hans Magnus Enzensberger, Un bouquet d’anecdotes ou opus incertum, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
Chez Gallimard, 208 p.

Empereur des ténèbres

Premier enregistrement en public de l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ullman, compositeur juif assassiné par les nazis

Il a longtemps fait figure de légende. L’Empereur d’Atlantis, cet opéra de chambre composé en enfer, au milieu des morts, est de retour. Son créateur, Viktor Ullmann, compositeur austro-hongrois mais surtout juif, effectua une brillante carrière, essentiellement à Prague. Arrêté puis déporté au camp de Theresienstadt, le fameux camp de concentration où furent envoyés de nombreux artistes parmi lesquels Hans Krasa et Karel Ancerl, il fut gazé à Auschwitz en octobre 1944. C’est à Theresienstadt qu’il composa l’Empereur d’Atlantis. Mais le compositeur ne put créer son œuvre et il fallut attendre plus de trente ans, en 1975, pour que son opéra puisse voir le jour, au Bellevue-Theater d’Amsterdam. Depuis, les représentations se sont succédées.

Restait la gravure en public. C’est chose faite grâce au Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la radio de Munich) et au premier chef invité, Patrick Hahn, qui livrent une interprétation fort convaincante en restituant parfaitement la musicalité d’une œuvre inscrite dans une période à la fois troublée – la parabole d’Atlantis en système national-socialiste saute immédiatement aux yeux – et musicalement en mutation. Une belle découverte donc qui ne devrait laisser personne insensible.

Par Laurent Pfaadt

Viktor Ullman, Der Kaiser von Atlantis, Münchner Rundfunkorchester,
Leitung Patrick Hahn, BR-Klassik

Sœurs de guerre

Du nord au sud de l’Europe, deux livres célèbrent la sororité en plein seconde guerre mondiale

Gerta, Truda et Ilda ont grandi dans le village de Dziewcza Góra, dans la région de Cachoubie située au nord de la Pologne. Elles tirent leurs forces de cette mère d’acier, Rozela, qui a su forger leurs caractères. Sara, Angela et Margherita vivent quant à elle en Libye, alors colonie italienne, le fameux « quatrième rivage ». Jeunes enfants, elles ont été arrachées à leurs parents lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale.

Le 20e siècle va ainsi tremper nos héroïnes dans la forge du totalitarisme. Fasciste pour les unes, envoyées dans un camp de rééducation en Toscane en juin 1940. Stalinisme et nazisme pour les autres. Toutes les six s’interrogeront sur ce qu’elles sont, sur leurs identités.

Si ces deux romans paraissent à première vue éloignés, ils évoquent avec grâce ces liens indéfectibles qui unissent les sœurs et qui priment sur tout. Ils montrent comment les vies de ces femmes se sont structurées autour de cette composante et a servi de socle non seulement à leurs survies mais également à leurs constructions identitaires. Ces deux magnifiques sagas célèbrent ainsi la figure de la sœur, cet autre soi, ce miroir dont le reflet tantôt déformant, tantôt parfait nous renvoie à ce que nous sommes réellement et à ce que nous voulons être.

Chaque être humain a besoin d’un refuge où tirer la force d’avancer. Ce sera la maison familiale chez Martyna Bunda et le songe chez Manuela Piemonte. Dans ces deux premiers romans Martyna Bunda et Manuela Piemonte mêlent également à merveille la petite et la grande histoire mais surtout montrent avec grandeur, pudeur et poésie dans une écriture où le romanesque sublime le récit comment seule la famille est capable de fabriquer la résilience nécessaire à affronter les pires maux. Romans féministes de surcroît qui se veulent, à raison, la célébration au nord comme au sud de l’Europe de six femmes puissantes, de six amazones littéraires.

Par Laurent Pfaadt

Martyna Bunda, les cœurs endurcis,
traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez
Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.

Manuela Piemonte, L’adieu au rivage, traduit de l’italien par Lise Caillat, Chez Robert Laffont, 439 p.