Sœurs de guerre

Du nord au sud de l’Europe, deux livres célèbrent la sororité en plein seconde guerre mondiale

Gerta, Truda et Ilda ont grandi dans le village de Dziewcza Góra, dans la région de Cachoubie située au nord de la Pologne. Elles tirent leurs forces de cette mère d’acier, Rozela, qui a su forger leurs caractères. Sara, Angela et Margherita vivent quant à elle en Libye, alors colonie italienne, le fameux « quatrième rivage ». Jeunes enfants, elles ont été arrachées à leurs parents lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale.

Le 20e siècle va ainsi tremper nos héroïnes dans la forge du totalitarisme. Fasciste pour les unes, envoyées dans un camp de rééducation en Toscane en juin 1940. Stalinisme et nazisme pour les autres. Toutes les six s’interrogeront sur ce qu’elles sont, sur leurs identités.

Si ces deux romans paraissent à première vue éloignés, ils évoquent avec grâce ces liens indéfectibles qui unissent les sœurs et qui priment sur tout. Ils montrent comment les vies de ces femmes se sont structurées autour de cette composante et a servi de socle non seulement à leurs survies mais également à leurs constructions identitaires. Ces deux magnifiques sagas célèbrent ainsi la figure de la sœur, cet autre soi, ce miroir dont le reflet tantôt déformant, tantôt parfait nous renvoie à ce que nous sommes réellement et à ce que nous voulons être.

Chaque être humain a besoin d’un refuge où tirer la force d’avancer. Ce sera la maison familiale chez Martyna Bunda et le songe chez Manuela Piemonte. Dans ces deux premiers romans Martyna Bunda et Manuela Piemonte mêlent également à merveille la petite et la grande histoire mais surtout montrent avec grandeur, pudeur et poésie dans une écriture où le romanesque sublime le récit comment seule la famille est capable de fabriquer la résilience nécessaire à affronter les pires maux. Romans féministes de surcroît qui se veulent, à raison, la célébration au nord comme au sud de l’Europe de six femmes puissantes, de six amazones littéraires.

Par Laurent Pfaadt

Martyna Bunda, les cœurs endurcis,
traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez
Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.

Manuela Piemonte, L’adieu au rivage, traduit de l’italien par Lise Caillat, Chez Robert Laffont, 439 p.

La Néfertiti de l’alto

La résurgence, à la faveur du mouvement #metoo, de figures féminines oubliées et la prise de pouvoir d’artistes féminines qui n’a que trop tardé dans cette musique classique longtemps écrasée par la figure du compositeur et du chef d’orchestre masculins, donne à notre époque un côté archéologique assez palpitant. Des labels, des musiciens, nouveaux Indiana Jones des notes, exhument des trésors et produisent des enregistrements qui dépoussièrent une musique classique qui se cherche. Le label Aparté nous révèle ainsi Rebecca Clarke (1886-1979), compositrice anglaise aujourd’hui méconnue, sorte de Néfertiti de l’alto. Une compositrice qui fut également une interprète de talent et qui composa une œuvre pour alto qui soutient aisément la comparaison avec Paul Hindemith ou Ernest Bloch.

Vinciane Béranger au festival de Rouffach
(copyright Sophie Pawlak) 

Les pièces de Clarke expriment indiscutablement l’influence de son contemporain français, Claude Debussy. Le côté onirique est manifeste et la belle interprétation de Vinciane Béranger parvient à produire ce sentiment onirique, magique inhérent à la musique du compositeur français, dans la sonate pour alto bien évidemment avec son ouverture pentatonique mais surtout dans Morpheus. Cependant réduire la musique de Rebecca Clarke à cette seule dimension ne rend indiscutablement pas justice à l’extrême variété et l’incroyable profondeur de la musique de la compositrice. Il n’y a qu’à écouter l’Irish Melody enregistrée pour la première fois ou l’incroyable Chinese Puzzle et ses rythmes orientaux pour s’en convaincre. Plus qu’un puzzle, le musique de Rebecca Clark est un arc-en-ciel aux différentes couleurs toujours éclatantes que chevauchent avec plaisir et talent, Vinciane Béranger et ses compagnons de jeu.A l’écoute de ce disque, on se demande bien qui est la Néfertiti de l’alto : Rebecca Clarke ou Vinciane Béranger.
Peut-être les deux après tout.

Par Laurent Pfaadt

Rebecca Clarke, Works for viola
Chez Aparté

Giselle…

Mise en scène François Gremaud

Sans aucun doute le meilleur spectacle vu en cette saison.

Avec un talent extraordinaire, une danseuse- comédienne nous fait voir  ce que l’on ne voit pas vraiment et qui suscite notre totale adhésion. C’est réel et c’est magique, drôle , enthousiasmant. Et cela s’appelle « Gisèle trois petits points ». Ceux qui ouvrent le champ de l’interprétation.


François Gremaud fondateur avec Michaël Monney de la 2b company  à Lausanne fait découvrir à sa façon bien particulière les grandes figures féminines inspiratrices des arts de la scène, après Phèdre de Racine et avant Carmen, il nous présente Giselle, l’icône du ballet romantique.

Il s’agit d’une sorte de conférence ayant pour but de nous conter l’histoire de ce ballet et de nous en faire vivre quelques passages. Il en a confié le rôle à Samantha van Wissen, une danseuse de la Cie Rosas dirigée par Anne Teresa De Keersmaeker. Elle fait office ici de comédienne-danseuse.

La voici devant nous, en pantalon noir, tee-shirt et baskets blanches, simple et naturelle, nous révélant son identité et sa double mission, celle d’être  simultanément l’interprète principale de cette comédie-ballet actuelle intitulée Gisèle…(trois petits points) et d’endosser par glissements simultanés les rôles des protagonistes de la célèbre comédie-ballet « Gisèle ». Elle nous en fait pénétrer les arcanes en jouant l’historienne qui nous livre la date de sa création le 28 juin 1841 à l’Académie royale de musique, précisant que le livret était signé Théophile Gautier et Jules -Henri Vernoy de Saint-Georges sur une musique d’Adolphe Adam. Elle ne manque pas de nous rappeler l’origine du ballet, l’importance de Molière dans l’usage qu’il en fit dans son théâtre, comment dans le ballet « La sylphide », en 1832 la danseuse Marie Taglioni introduisit « les pointes » et le « tutu », comment sa grâce et sa légèreté bouleversèrent Théophile Gautier qui, amoureux d’une danseuse écrivit « Giselle ». Après avoir jeté un clin d’oeil interrogatif vers le public pour savoir s’il se rappelle ce qu’est le romantisme, mouvement auquel se rattache l’auteur, elle en souligne les grandes lignes: amour du beau, de la nature et célébration de l’amour.

Après cette longue introduction, Samantha va nous entraîner dans l’oeuvre elle-même. Accompagnée par quatre musiciens :  à la harpe,Valerio Lisci ; au violon,Anastasia Lindeberg ; à la flûte Hélène Macherel ; au saxophone, Sara Zazo Romero qui interprètent la musique composée par Luca Antignani d’après Adolphe Adam, elle se fait conteuse  mime, et danseuse, nous décrivant la scénographie, les entrées et sorties des personnages, et ce, avec un tel talent et une telle précision que nous suivons les amoureux de Giselle, Hilarion, le garde-champêtre, puis Loys, avançant d’un pas décidé vers sa maison et guettant sa sortie. Les ayant imités avec application, Samantha en vient à l’apparition de Gisèle, décrite comme une jolie et délicate jeune fille et l’incarnant sans hésitation, elle esquisse avec grâce et légèreté les pas de danse qui s’imposent, s’interrompant bientôt pour nous inviter à suivre le rituel des applaudissements qui suivent traditionnellement l’entrée de la ballerine. Nous nous y conformons avec empressement.

Ainsi va se dérouler le spectacle. La rencontre amoureuse entre Gisèle et Loys, leur danse accompagnée de celle des vigneronnes, la crainte de la mère pour le coeur fragile de sa fille, les rivalités, la jalousie, la folie et la mort de Gisèle. Tout devient prétexte à faire pantomime, à livrer des explications, à citer les grandes interprètes qui ont tenu, le rôle,  à commenter les actions et à réaliser les pas de danse appropriés ce que Samantha, en grande experte nous montre et nous décrit avec générosité. Ses extraordinaires capacités à réussir tout cela, avec une ardeur, une malice, une joie non dissimulées nous surprennent et nous ravissent à chaque instant. La distanciation dont elle fait preuve nous plonge à maintes reprises dans l’hilarité.

Dans le deuxième acte qui se déroule de nuit, dans la forêt, au pays des Wilis, ces jeunes filles, mortes avant leur mariage et dont Gisèle fait maintenant partie, Samantha devra nous fera vivre quelques superbes soli dont celui de Myrha, la reine des Wilis, de Gisèle, sortie de son tombeau qui exprime encore son amour pour Albrecht (Loys), de celui-ci, désespéré de l’avoir perdue et le superbe  solo qui les réunit une dernière fois. De plus, Samantha réussira à nous fera  imaginer, les Wilis vêtues de blanc, 16 de chaque côté du plateau s’entrecroisant avec la virtuosité propre à cette scène emblématique du ballet, révélant une fois de plus la magie de son talent.

Elle nous décrira  la disparition de Gisèle au pays des morts quand se lève le soleil qui fait disparaître les Wilis et montre Albrecht couché sur la tombe de Gisèle.

Samantha redevient l’interprète de la pièce « Gisèle, trois petits points » et nous en distribue le livret pendant que le public  subjugué par sa remarquable et jubilatoire prestation l’ovationne.

Seul le spectacle vivant nous procure autant de bonheur.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 28 avril au Maillon