Temps courbe à Krems

A l’instar d’un Hermann Hesse, Claudio Magris, figure majeure des lettres italiennes, s’aventure, à plus de 80 ans, sur le terrain instable de la vieillesse. Avec ces cinq nouvelles, il pose un regard plein de sagesse sur cette altération du temps et de l’âge et sur la perception que nous en avons. « Toute la vieillesse, du reste, se résume à cela : avancer pour reculer, s’engager en territoire inconnu pour se soustraire à la réalité qui presse de toutes parts, anguleuse et envahissante » écrit-il. Il y a dans ses mots cette enfance qui nous structure tous et redevient prépondérante en avançant dans l’âge, ces êtres chers que nous perdons au fur et à mesure, ce qu’il appelle les « éraflures sur la réalité », la futilité grandissante des choses y compris de l’argent, et cette lassitude des habitudes à laquelle on se résout tous car, comme le dirait l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, il s’agit de l’ordre naturel des choses.

Le temps passe et jamais la qualité de la prose de Claudio Magris ne s’altère. Bien au contraire. Comme un métal poli et devenu courbe au contact de sa forge littéraire, son œuvre serpente, tel ce Danube qu’il magnifia, dans cette merveilleuse Mitteleuropa, de Trieste, berceau littéraire de l’auteur à la Pologne en passant par la Moravie ou la Moldavie, et emprunte les voix d’Italo Svevo ou de Luchino Visconti pour traverser les vicissitudes de l’histoire qui constellent telles des étoiles noires ou brillantes, l’ensemble de son monde. De la beauté à l’état pur.

Par Laurent Pfaadt

Claudio Magris, Temps courbe à Krems, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau
Coll. L’arpenteur, Gallimard, 128 p.

Comment meurt une démocratie

La fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler

Le regain d’intérêt éditorial pour les années 30 a permis de questionner certains évènements ayant conduit au second conflit mondial et de mettre en lumière des périodes moins connues ou écrasées entre deux époques fondatrices du 20e siècle, à savoir la Première guerre mondiale et l’avènement du Troisième Reich. En se saisissant de quelques moments-clés racontés avec intensité qui tendent presque à en faire un thriller historique, Benjamin Carter Hett, professeur au Hunter College réussit parfaitement son pari, à savoir celui de nous plonger là où tout a commencé, de tirer les principaux fils pédagogiques de cette époque, et de démonter certains mythes bien établis.

Tout commence donc durant cette nuit du 27 au 28 février 1933, cette « dernière nuit de la démocratie allemande » selon l’auteur. Le Reichstag vient d’être incendié par des nazis arrivés au pouvoir quelques semaines plus tôt. Déroulant les évènements ayant conduit à ce drame depuis 1918, tels des flashbacks d’une histoire dont on connaît la fin, Benjamin Carter Hett n’omet rien : le complot de l’armée rejetant la défaite sur les politiques avec le fameux « coup de poignard dans le dos », la responsabilité des conservateurs menés par Franz von Papen qui ont cru pouvoir utiliser Hitler, « nous l’avons engagé pour nous-mêmes », et bien évidemment la crise économique.

Dans le même temps, l’auteur réalise un précieux travail de réhabilitation de ce régime perçu comme faible car ayant échoué à contrer l’avènement du nazisme. Avant-gardiste sur les droits des homosexuels et des femmes, réalisant des avancées sur l’avortement et la peine de mort, instaurant un scrutin proportionnel tout à fait remarquable et menant une activité diplomatique efficace, la République de Weimar dont la constitution est ici parfaitement analysée, souffrit cependant de certaines faiblesses notamment au sein de son système institutionnel et en particulier la Présidence, exercée par Paul Hindenburg, héros de la Grande guerre qui lui aussi, sous-estima Hitler et ses acolytes. La mort d’Hindenburg ouvrit ainsi une brèche dans laquelle les nazis et Hitler s’engouffrèrent pour précipiter l’Allemagne, l’Europe et l’Histoire dans le brasier de la seconde guerre mondiale. C’est cette course à l’abîme que relate avec talent et érudition Benjamin Carter Hett.

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Carter Hett, Comment meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler
Aux éditions L’Artilleur, 512 p.

Un palimpseste de l’exil

Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi

Le projet s’était noué lors de la dernière édition de St’art (novembre 2021) : une immersion dans l‘œuvre de l’artiste bas-rhinois Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi (Mulhouse). Ses pièces couvrent une trentaine d’années avec une préférence pour l’acrylique, l’encre et les craies sur papier. De ses toiles souvent carrées, de ses polyptyques avec une attention particulière au cadre et de ses grands formats avec des collages, des phrases écrites (quelquefois à l’envers) émergent l’omniprésence des enfants et une troublante « solarité » : cette dense et éblouissante présence du soleil issue de Van Gogh, avec aussi la figure d’Icare (série de 1993) qui s’y brûle les ailes…


À quinze ans, tandis que ses camarades se retrouvent pour jouer de la guitare, de la batterie et montent des groupes de rock, Sauveur Pascual crée un groupe d’art : sa stratégie pour prolonger l’enfance dans l’âge adulte ?

Car de son Autoportrait (1987) en jeune enfant à ces Paysages d’enfances (2022) en passant par les Enfants d’Izieu (série de 2002), leurs regards nous interpellent. Ils proclament l’évidence d’un monde (en)volé. Même l’oisiveté de ses baigneurs semble contrainte par ces cadres qui les cernent et, non loin, ce transatlantique esquisse le risque de l’exil. Leurs visages perplexes surgissent de scènes quotidiennes avec un vélo, un cheval sur roulette, sous un parasol ou entourés de signes plus ésotériques, étiquetés de mots découpés dans les pages de livres pour enfants…

Son optimisme gourmand d’avenir s’affiche dans la série Bonheurs (2016). Se référant ouvertement à Van Gogh, ses jaunes, ses rouges scandent la si intense lumière d’un été qui ne devrait jamais finir (comme l’enfance…). Ce bonheur est capté dans l’instant, mais l’illusion se dissipe rapidement. La ponctuation des titres en tempère la plénitude. Éden se prolonge d’un « ? » Comme dans la série éponyme, les Cyprès sont couchés…

Dans sa dernière série, Exodes, les activités balnéaires sont récurrentes, mais restent sous la menace du transatlantique (premier vecteur de la globalisation…). Ces polyptyques sont articulés avec le blanc systématique des châssis qui à la fois prolonge et cloisonne celui de l’œuvre : solarisation, bois flotté blanchi par le sel… L’éclat de la corrosion : la beauté du Mal dresse ses cases, compartimente le monde (gestes barrières…). Et rend fou : un ciel griffé de noir comme parcouru en tous sens par un supersonique pris au piège. L’incandescente lumière demeure, renouvelée par ce presque noir et blanc scandé d’aplats céruléens. Avec les paquebots, un parfum de nostalgie traverse ses toiles d’une époque à l’autre plutôt que d’un port à un autre. L’enfermement se prête mieux au voyage dans le temps.

Si le peintre évoque Memling, Goya, Picasso, on songe aussi à la narration poétique d’Hugo Pratt et à Corto Maltese comme si l’artiste questionnait l’époque où s’est élaboré le désastre qui s’annonce.

Au fil de la visite, la peinture de Sauveur Pascual apparaît comme un palimpseste de l’exil et c’est avec une vigoureuse lucidité – la blessure la plus rapprochée du soleil selon la formule de René Char –, qu’il répond sans hésiter à la question de Picasso* : qui est l’ennemi ?
– L’ignorance !

Par Luc Maechel

Galerie Valérie Cardi du 30.04 au 4.06.2022
11 Rue Descartes – 68200 Mulhouse
du mardi au vendredi de 14h à 18h et sur RDV
https://galerie-valeriecardi.com/

*L’art n’est pas fait pour décorer nos appartements. C’est une arme contre l’ennemi.
La question c’est : qui est l’ennemi ?

Pablo Picasso

Aucune idée

Conception et mise en scène Christoph Marthaler

Le comique est un genre qui se décline de diverses façons. Les deux acolytes recrutés par Christoph Marthaler, Graham F. Valentine et Martin Zeller, le pratiquent d’une manière originale et astucieuse par une gestuelle, un langage particulier où se mêlent parfois chants et borborygmes . Tous deux collaborent depuis de longues années avec le metteur en scène.

Sur le plateau la  scénographie  de Duri Bischoff offre un décor sobre, constitué d’une petite antichambre vide avec un radiateur et une chaise, un couloir ou une sorte de cour sur laquelle donnent des portes, closes dans un premier temps mais qui seront ouvertes ou fermées au gré des passages nombreux et intempestifs des habitants de ces lieux.

Le premier personnage, ici interprété par Martin Zeller, s’installe dans l’antichambre avec son violoncelle et répète une partition guidé par un enregistrement jusqu’au moment où il perçoit des bruits bizarres venus des conduites qui arrivent au radiateur. En essayant d’y remédier il déclenche un jet d’eau qui, bien sûr, le surprend.

Simultanément, son voisin, Graham Valentine  surgit dans la cour et s’évertue en manipulant un énorme trousseau de clés de trouver celle qui lui permettrait d’ouvrir sa boîte aux lettres. Le trousseau ne cesse de lui échapper des mains. Avec constance il le ramasse, le même petit jeu recommence avec mines de circonstance de l’intéressé. Bel exemple de comique de répétition.

On enchaîne avec une scène ubuesque qui nous montre le comédien, très digne frappant à une porte pour expliquer au locataire qui vient lui ouvrir qu’il est là pour le cambrioler en tout bien tout honneur puisqu’il fait métier de cambrioleur et que cela doit s’effectuer sans heurt ni violence, le consentement du cambriolé étant requis. Ce dernier en rajoute proposant même de déménager pour faciliter la tâche du cambrioleur qui se dit épuisé de devoir monter les escaliers. Très professionnel, il explique à sa « victime » qu’il a relevé son nom sur une liste où il est mentionné comme possédant une somme importante ce qui se révélant faux le décourage, il s’esquive mais revient à deux reprises pour s’assurer qu’on ne l’a pas trompé.  Cette situation paradoxale qui dresse le portrait du gentleman-cambrioleur est des plus jouissives et déclenche le rire dans l’assistance.

Au gré de scènes que l’on peut qualifier d’absurdes le spectacle se poursuit, faisant apparaître puis disparaître ces drôles de voisins aux prises avec des situations inattendues auxquelles il font face  avec une sorte de self-control pour le moins surprenant. La panne électrique vient-elle à se produire régulièrement on la répare sans désemparer. Par contre une lettre contenant des propos injurieux sera mise en mille morceaux que l’on recollera soigneusement avant finalement de la jeter. Durant ces délicates opérations le musicien nous gratifie de ces tentatives d’interprétation de morceaux classiques. ll s’interrompt  de temps à autre pour demander de façon incongrue à son voisin s’il peut  lui donner de la farine et du beurre.

Et puis toujours digne et imperturbable Graham Valentine ayant placé devant lui le radiateur  en guise de pupitre se lance dans un long discours  qu’il ponctue de mouvements d’humeur, le tout dans un idiome fait de sons et de syllabes apparentés à diverses langues connues mais ici  devenant incompréhensibles  et surréalistes.

Ce clin d’œil à ce que nous subissons parfois de la part de ceux qui cherchent à nous convaincre  par leurs interventions lors des meetings ou des reportages télévisés montre que le spectacle n’est pas là que pour nous amuser mais qu’il nous confronte à travers ces descriptions à l’absurdité de notre monde .Quelle plus belle démonstration  de cela que cette scène où le comédien parvenant enfin à ouvrir sa boîte aux lettres se rend compte qu’elle déverse sur lui qui n’en peut mais des dizaines de bibles et des tonnes d’offres publicitaires !

En conclusion, du vide bien rempli et plus d’idées qu’il n’y paraît car ce provocateur qu’a toujours été Christoph Marthaler a su, avec la complicité de ces deux excellents comédiens, nous mener  par le rire à jeter un regard critique sur notre quotidien.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 19 mai au Maillon