La résurgence, à la faveur du
mouvement #metoo, de figures féminines oubliées et la prise de pouvoir
d’artistes féminines qui n’a que trop tardé dans cette musique classique
longtemps écrasée par la figure du compositeur et du chef d’orchestre masculins,
donne à notre époque un côté archéologique assez palpitant. Des labels, des
musiciens, nouveaux Indiana Jones des notes, exhument des trésors et produisent
des enregistrements qui dépoussièrent une musique classique qui se cherche. Le
label Aparté nous révèle ainsi Rebecca Clarke (1886-1979), compositrice anglaise
aujourd’hui méconnue, sorte de Néfertiti de l’alto. Une compositrice qui fut
également une interprète de talent et qui composa une œuvre pour alto qui
soutient aisément la comparaison avec Paul Hindemith ou Ernest Bloch.
Les pièces de Clarke expriment indiscutablement l’influence de son contemporain français, Claude Debussy. Le côté onirique est manifeste et la belle interprétation de Vinciane Béranger parvient à produire ce sentiment onirique, magique inhérent à la musique du compositeur français, dans la sonate pour alto bien évidemment avec son ouverture pentatonique mais surtout dans Morpheus. Cependant réduire la musique de Rebecca Clarke à cette seule dimension ne rend indiscutablement pas justice à l’extrême variété et l’incroyable profondeur de la musique de la compositrice. Il n’y a qu’à écouter l’Irish Melody enregistrée pour la première fois ou l’incroyable Chinese Puzzle et ses rythmes orientaux pour s’en convaincre. Plus qu’un puzzle, le musique de Rebecca Clark est un arc-en-ciel aux différentes couleurs toujours éclatantes que chevauchent avec plaisir et talent, Vinciane Béranger et ses compagnons de jeu.A l’écoute de ce disque, on se demande bien qui est la Néfertiti de l’alto : Rebecca Clarke ou Vinciane Béranger. Peut-être les deux après tout.
Sans aucun doute le meilleur spectacle vu en cette saison.
Avec un talent extraordinaire, une danseuse- comédienne nous fait voir ce que l’on ne voit pas vraiment et qui suscite notre totale adhésion. C’est réel et c’est magique, drôle , enthousiasmant. Et cela s’appelle « Gisèle trois petits points ». Ceux qui ouvrent le champ de l’interprétation.
François Gremaud
fondateur avec Michaël Monney de la 2b company à Lausanne fait découvrir à sa façon bien
particulière les grandes figures féminines inspiratrices des arts de la scène,
après Phèdre de Racine et avant Carmen, il nous présente Giselle, l’icône du ballet
romantique.
Il s’agit d’une sorte de conférence ayant pour but de nous conter l’histoire de ce ballet et de nous en faire vivre quelques passages. Il en a confié le rôle à Samantha van Wissen, une danseuse de la Cie Rosas dirigée par Anne Teresa De Keersmaeker. Elle fait office ici de comédienne-danseuse.
La voici devant nous, en pantalon noir, tee-shirt et baskets blanches, simple et naturelle, nous révélant son identité et sa double mission, celle d’être simultanément l’interprète principale de cette comédie-ballet actuelle intitulée Gisèle…(trois petits points) et d’endosser par glissements simultanés les rôles des protagonistes de la célèbre comédie-ballet « Gisèle ». Elle nous en fait pénétrer les arcanes en jouant l’historienne qui nous livre la date de sa création le 28 juin 1841 à l’Académie royale de musique, précisant que le livret était signé Théophile Gautier et Jules -Henri Vernoy de Saint-Georges sur une musique d’Adolphe Adam. Elle ne manque pas de nous rappeler l’origine du ballet, l’importance de Molière dans l’usage qu’il en fit dans son théâtre, comment dans le ballet « La sylphide », en 1832 la danseuse Marie Taglioni introduisit « les pointes » et le « tutu », comment sa grâce et sa légèreté bouleversèrent Théophile Gautier qui, amoureux d’une danseuse écrivit « Giselle ». Après avoir jeté un clin d’oeil interrogatif vers le public pour savoir s’il se rappelle ce qu’est le romantisme, mouvement auquel se rattache l’auteur, elle en souligne les grandes lignes: amour du beau, de la nature et célébration de l’amour.
Après cette longue introduction, Samantha va nous entraîner dans l’oeuvre elle-même. Accompagnée par quatre musiciens : à la harpe,Valerio Lisci ; au violon,Anastasia Lindeberg ; à la flûte Hélène Macherel ; au saxophone, Sara Zazo Romero qui interprètent la musique composée par Luca Antignani d’après Adolphe Adam, elle se fait conteuse mime, et danseuse, nous décrivant la scénographie, les entrées et sorties des personnages, et ce, avec un tel talent et une telle précision que nous suivons les amoureux de Giselle, Hilarion, le garde-champêtre, puis Loys, avançant d’un pas décidé vers sa maison et guettant sa sortie. Les ayant imités avec application, Samantha en vient à l’apparition de Gisèle, décrite comme une jolie et délicate jeune fille et l’incarnant sans hésitation, elle esquisse avec grâce et légèreté les pas de danse qui s’imposent, s’interrompant bientôt pour nous inviter à suivre le rituel des applaudissements qui suivent traditionnellement l’entrée de la ballerine. Nous nous y conformons avec empressement.
Ainsi va se dérouler le spectacle. La rencontre amoureuse entre Gisèle et Loys, leur danse accompagnée de celle des vigneronnes, la crainte de la mère pour le coeur fragile de sa fille, les rivalités, la jalousie, la folie et la mort de Gisèle. Tout devient prétexte à faire pantomime, à livrer des explications, à citer les grandes interprètes qui ont tenu, le rôle, à commenter les actions et à réaliser les pas de danse appropriés ce que Samantha, en grande experte nous montre et nous décrit avec générosité. Ses extraordinaires capacités à réussir tout cela, avec une ardeur, une malice, une joie non dissimulées nous surprennent et nous ravissent à chaque instant. La distanciation dont elle fait preuve nous plonge à maintes reprises dans l’hilarité.
Dans le deuxième acte qui se déroule de nuit, dans la forêt, au pays des Wilis, ces jeunes filles, mortes avant leur mariage et dont Gisèle fait maintenant partie, Samantha devra nous fera vivre quelques superbes soli dont celui de Myrha, la reine des Wilis, de Gisèle, sortie de son tombeau qui exprime encore son amour pour Albrecht (Loys), de celui-ci, désespéré de l’avoir perdue et le superbe solo qui les réunit une dernière fois. De plus, Samantha réussira à nous fera imaginer, les Wilis vêtues de blanc, 16 de chaque côté du plateau s’entrecroisant avec la virtuosité propre à cette scène emblématique du ballet, révélant une fois de plus la magie de son talent.
Elle nous décrira la disparition de Gisèle au pays des morts quand se lève le soleil qui fait disparaître les Wilis et montre Albrecht couché sur la tombe de Gisèle.
Samantha redevient l’interprète de la pièce « Gisèle, trois petits points » et nous en distribue le livret pendant que le public subjugué par sa remarquable et jubilatoire prestation l’ovationne.
Seul le
spectacle vivant nous procure autant de bonheur.
80e anniversaire de l’Orchestre de Chambre de
Lausanne. L’occasion d’une rétrospective musicale
L’Orchestre de Chambre de
Lausanne fête ses 80 ans. Avec son nouveau directeur musical, le violoniste
Renaud Capuçon, il ouvre ainsi une nouvelle page d’une histoire musicale déjà riche.
L’occasion de se plonger dans le très beau coffret que lui consacra voilà cinq
ans, le label Claves records. Revenant sur cette histoire débutée en pleine
seconde guerre mondiale, les différents disques montrent que chaque directeur
musical, de Victor Desarzens, le bâtisseur à Joshua Weilerstein en passant par
le mozartien Christian Zacharias qui dirigea du clavier quelques concerts
mémorables durant ses treize années de mandat (2000-2013), tissa sa corde à cet
arc musical d’exception.
L’écoute de ce coffret laisse
tout de même transparaître une constante : Haydn. L’orchestre semble
formidablement taillé pour ce compositeur. Si les interprétations
varient : fougueuse chez Weilerstein, avec cette 60e explosive ou
plus métaphysique chez Armin Jordan (22e) qui fut non seulement l’un
des grands chefs de l’orchestre mais également l’un des plus grands de la
musique suisse, toutes sont inspirées, incarnées. Certains chefs emportèrent également
la phalange suisse sur des rivages musicaux inconnus ou peu fréquentés, tels
Jésus Lopez Cobos chez Juan Antionio Arriaga ou Lawrence Foster dans une très
belle symphonie de chambre de Georges Enesco.
Autant de pages musicales magnifiques d’une partition qui ne demande qu’à être alimentée….
Par Laurent Pfaadt
75 ans, OCL (Orchestre de Chambre
de Lausanne), 5 CDs, Claves Records, RTS
Deux approches du confinement de 2020 étaient possibles. Endurer le joug des restrictions – du hurlement des sirènes à l’obscénité des quotidiennes statistiques – ou cultiver l’imaginaire et – tant qu’à faire – s’inventer libre ! Sur une île qui conjugue liberté et isolement ? Ce fut le choix de Marie Terrieux, directrice de la Fondation et commissaire de l’exposition qui a élaboré cet archipel de 21 propositions (20 artistes). Sa narration rythmée d’extraits littéraires évoque l’insularité en jetant l’ancre sur des territoires troublants ou saisissants.
Le son d’entrée.
Celui de la tempête et du naufrage, échapper/survivre à un monde hostile avant
d’accéder à l’ailleurs comme Orphée traversant le miroir : C’est du
vent, le noir avec juste une ampoule de cambuse (installation sonore de
Philippe Lepeut, 2015). Puis une chicane. Grondement de cataracte dans Le Refuge
de Stéphane
Thidet (2007) : sa cabane inondée d’une pluie perpétuelle et drue
occupe l’espace central de la Fondation imposant sa présence sonore jusqu’à la
mezzanine. L’illusion de notre monde – avec ces livres noyés – qui ne nous protège
pas ?
Puis Robinson.
En métaphore inévitable du naufragé cherchant à entrer en re-possession de soi et
qui se décline en perplexité contrariée (Rodney Graham), en stratégie de survie en
milieu hostile (Abraham Poincheval ou Gilles Desplanques), en convoquant des
images d’archives pour une autofiction filmée sur l’île aux naufrages (Eleonore
Saintagnan, Une fille de Ouessant, 28 min, 2018), en
réinventant un hédonisme familial enjoué d’un paganisme facétieux (photos de Yohanne Lamoulère).
Avec Vendredi.
Et s’ouvrir – prudent – à cette nouvelle altérité avec l’inquiétant tribalisme
de masques vaudous (Pierre Fraenkel), le kitch des vahinés filmées – à Toulon !
– (Charles Fréger), l’échouage de nos totems quotidiens (Axel Gouala) ou l’ombre
portée de notre dite civilisation externalisée sur l’île prison de Manus Island
avec le diptyque vidéo d’Hoda Afshar (Remain, 2018).
Et la nature. Déroutante forcément. En Palmier synthétique et carbonisé (Sébastien Gouju), âprement minérale (photos de Cécile Beau) ou fragile et sédimenté avec une grâce corallienne : les faïences et porcelaines émaillées de François Génot (2022). Mais l’artificialisation des esprits produit aussi ce rêve climatisé pour touristes en goguette balnéaire entre eaux turquoise et superstructures d’extraction minière sur Yali en mer Égée (installation vidéo d’Olivier Crouzel, 2021).
Arpentage enfin. Et nommer ! Pas de survie sans contrôle… Exploration et identification de ces terres par la cartographie comme outil de survie (Benoit Billotte) ou d’appropriation du monde – en 80 jours et 331 pages (Aurélien Mauplot). Pulsations cyanotiques des hauts fonds comme sur ces écrans de guerre ou de catastrophe : la sophistication des onze Haïkus cartographiques de Pauline Delwaulle (2019) détourne celle des moyens d‘inventaire et de toponymie. Au revers, un planisphère activant les liens entre nos îles continentales, fresque rouge sang sur les eaux globales dégorgeant sur le sol ses écheveaux cramoisis (Brankica Zilovic, Embrace again, 2018).
Le son vibrionne aussi dans ce sous-sol, plus délicatement.
Respiration champêtre de la chimère sonore (P. Lepeut) ou le subtil tintinnabulement
des coquillages cueillis sur l’estran de Gdansk et agités par une brise (Stéphane Clor).
Nos îles explorent une insularité flottante, vibrante de questions et d’ambiguïté, d’inventivité et de virtuosité technique aussi qui, agrégées en archipel, interrogent la sauvagerie. Ailleurs ? Ou ici ? La nôtre ? Judith Schalansky (Atlas des îles abandonnées, 2010) suggère : Le paradis est peut-être une île. L’enfer en est une autre.
Par Luc Maechel
Fondation François Schneider / 68700 Wattwiller du 29 avril au 18 septembre 2022 ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 18h fondationfrancoisschneider.org
Qu’elle soit royale, juive,
combattante ou post-soviétique, la capitale polonaise offre une diversité
culturelle remarquable
On ne sait où donner de la tête
tant la culture est, ici, omniprésente. Qui aurait pu imaginer une renaissance
aussi éclatante alors que la ville n’était, au lendemain de la seconde guerre
mondiale, qu’un champ de ruines ? Quelques quatre-vingts ans plus tard, sa
reconstruction l’a inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, au côté des plus
grandes cités européennes. Et quoi de mieux que de monter sur la terrasse du 30e
étage du palais de la culture et de la science édifié par les communistes qui
exigèrent qu’aucune construction ne le dépassa – toujours cette idée de prouver
la supériorité du socialisme mais bon – pour avoir une vue imprenable de la
ville et embrasser du regard cette culture multidimensionnelle incroyable.
Alors oui, on ne le niera pas,
Varsovie a un petit côté « frenchy » avec Fréderic Chopin, Jozef
Poniatowski et Marie Curie. Le célèbre pianiste et compositeur est omniprésent,
de l’aéroport qui porte son nom au musée qui lui est consacré dans le palais
Ostrogski en passant par ces merveilleux bancs musicaux sur lesquels on
s’assoit en admirant la statue de Jozef Poniatowski, cet autre héros de la
nation polonaise qui se dresse fièrement devant le palais présidentiel et
s’illustra au côté d’un Napoléon qui le nomma maréchal d’Empire – il est le
seul étranger à avoir obtenu cet honneur – et qui possède à juste titre sa
place.
On sifflotera quelques airs célèbres
sur ces bancs en arrivant dans le centre-ville tout en comparant les tableaux
de Bernardo Belotto qui servirent à reconstruire les différents édifices de la
ville, avec leurs réalisations. Et oui, on a peine à y croire et pourtant c’est
vrai : Varsovie a son Canaletto. Pas celui des canaux vénitiens et du
Rialto, quoique la Vistule et ses belvédères soutiennent la comparaison. Mais celui
que l’on peut admirer dans les collections d’art du musée national en compagnie
d’autres grands noms de la peinture polonaise : Jan Matejko évidemment
dont La bataille de Grunwald fait office de Sacre de Napoléon,
mais également Piotr Michalowski ou Henryk Siemiradzki. Ces grands noms
côtoient ainsi ceux de quelques grands maîtres de la peinture européenne (Jacob
Jordaens, Philippe de Champaigne et son portrait du cardinal de Richelieu, Sir
Lawrence Alma-Tadema dont on admirera le portrait du président et pianiste Ignacy
Jan Paderewski – il faut également pénétrer dans l’hôtel Bristol pour voir le
buste de ce dernier – ou la très belle collection de primitifs flamands) sauvés
en partie grâce à l’intrépidité des conservateurs du musée pendant l’invasion
allemande.
Alors oui, il nous faut parler de
la guerre. L’invasion allemande et la lutte acharnée que lui opposa une ville par
deux fois, en mai 1943 lors de la révolte du ghetto et en août 1944 lors de
l’insurrection, ont inscrit dans la mémoire de l’humanité puis dans deux musées
– celui de l’histoire des juifs polonais Polin et celui de l’insurrection – un
état d’esprit de courage encore manifesté ces dernières semaines à l’attention
de son voisin ukrainien, et une volonté de transformer les armes en culture.
Quant à notre chère Marie Curie,
on l’aurait presque oublié. Après avoir traversé le centre-ville, voilà
qu’apparaît sa maison natale, rue Freta dans laquelle un musée interactif
permet au visiteur de découvrir l’histoire incroyable de cette femme qui reçut
deux Prix Nobel.
Sur le chemin, on s’est au préalable arrêté sur la place du marché pour écouter le joueur d’orgue de barbarie – une institution – après avoir donné une pièce à la peluche qui a remplacé le singe d’antan. La ville tourne comme un tourbillon de couleurs, de cultures, mêlant passé, présent et futur.
Une ville qui avance, ne se repose pas et surtout ne reste pas figée dans un passé certes glorieux. Il faut pour cela aller admirer les sculptures modernes et fascinantes du sculpteur postmoderniste polonais Igor Mitoraj qui vécut en partie à Paris. Une ville qui se lance aussi de nouveaux défis culturels et urbanistiques en réhabilitant par exemple des anciennes usines pour en faire de lieux branchés comme l’ancienne usine de métaux non-ferreux Norblina Fabrika où les petites cuillères et les chandeliers ont cédé la place aux foodtrucks et aux marchés bios ou le Praga, ce quartier de la rive droite de la Vistule qui allie magnifiquement street art et monuments du XIXe, ambiance postindustrielle et authenticité. Autant dire qu’ici, à Varsovie, le vertige culturel vous guette.
Par Laurent Pfaadt
Où dormir : Le Chopin
B&B avec ses chambres au charme suranné très années 50, situé près du Musée
national et du Musée Chopin, à partir de 70 euros. Chaque soir, un récital
dédié au maître des lieux est organisé.
Où manger : Le Bursztynowa
Bistro sur l’avenue Nowy Swiat qui propose d’excellents pierogis, la spécialité
nationale, ces succulents raviolis fourrés au fromage et à la truffe issus de
leur propre production fromagère.
Quelques lectures pour vous accompagner :
Jillian Cantor, Marie et Marya
(Préludes) très beau roman qui revient sur le destin incroyable de Marie Curie,
jeune femme polonaise pauvre et dresse le magnifique portrait d’une combattante
qui n’a jamais renoncé et a vaincu la fatalité
Zygmunt Miłoszewski, les
Impliqués (Pocket), un thriller qui emmène le lecteur dans les Varsovie
d’hier et d’aujourd’hui à la poursuite d’un tueur
Jean-Pierre Pécau, Dragan
Paunovic, L’insurgée de Varsovie (coll. Histoire et destins, éditions Delcourt)
Magnifique BD relatant l’histoire de la résistante Maria-Sabina Devrim durant
l’insurrection d’août 1944
Visages, photos,
dessins : le goulag se raconte dans quelques livres magnifiques
Avant de lire le livre de Levan Berdzenichvili, on se pose cette question : est-ce que révélation est synonyme de fin ? Est-ce qu’après le choc mondial que représenta la révélation du goulag par Chalamov puis surtout par la figure si écrasante et mondialement célèbre d’Alexandre Soljenitsyne, le système avait-il pris fin ? Est-ce qu’après la fameuse déclaration d’Helsinki puis la mort d’un Brejnev qui représenta la queue de comètes d’un système répressif visant à enfermer des dissidents, l’histoire du goulag avait-elle cessé ?A lire l’incroyable livre d’Euphrosinia Kersnovskaïa, on pensait tout connaître, on croyait que le goulag avec ses camps de travail, ses villes de relégations, ses morts de froid et de faim, ses condamnations sans fin, appartenait au passé, celui d’un stalinisme révolu.
Avec Levan Berdzenichvili, il n’en fut apparemment rien. Cet intellectuel géorgien fut envoyé au goulag en 1983, soit quelques années avant la chute de l’URSS, en Mordovie plus précisément, pour avoir créé un parti politique indépendantiste, pour avoir rêvé de démocratie, de liberté. Son récit qui tranche immédiatement par son ton burlesque, ironique et parfois comique offre ainsi une autre façon de présenter le goulag.
Les journalistes de Novaïa Gazeta
Anna Artemeva et Elena Ratcheva sont également allées à la rencontre des
derniers témoins de l’univers concentrationnaire soviétique, victimes comme bourreaux
pour montrer la persistance de l’idéologie malgré la fin du système. Dans leur
livre absolument incroyable qui n’a malheureusement pas rencontré l’écho qu’il
méritait, le lecteur voit se dessiner la géographie du goulag, de la Sibérie au
Kazakhstan en passant par l’Extrême-Orient. Abondamment illustré, le livre donne
corps à cette tragédie avec ces objets du quotidien, ces écuelles, ces
cuillères qui sortent le goulag des concepts pour le rendre palpable. « Il
y tenait, à cette cuiller : elle avait fait tout le Nord avec lui, fondue
qu’elle était – dans le sable, à partir d’un fil d’aluminium – par ses mains à
lui, et portant gravée l’inscription : Oust-Ijma, 1944 » raconte ainsi
l’un des témoins.
Le ton, les photos. Mais
également le dessin. Le témoignage d’Euphrosinia Kersnovskaïa considéré comme « l’un
des grands livres du 20e siècle » par l’écrivaine russe
Ludmila Oulitskaïa, qui publie ces jours-ci une série de nouvelles, demeure
singulier par son expression : le dessin. Documentant son expérience dans
près de 700 dessins, elle livre un ouvrage qui se lit, se feuillète, se regarde
encore et encore. Déportée pendant la seconde guerre mondiale de sa Bessarabie
natale, elle connut les camps de travail et la relégation dans les villages de
peuplement. Elle occupa de nombreux emplois (mineure, infirmière, travail sur
un chantier d’abattage). Le lecteur met ainsi des visages (souvent décharnés) sur
ces spectres, sur ces « squelettes vivants » mais également
sur toutes ces souffrances, et ces injustices. Si le zek s’écrit au féminin, chacun
à sa manière, évoque le combat sans cesse renouvelé qu’il mena pour conserver
sa dignité, pour affronter l’injustice du bourreau et le ridiculiser.
Quel que soit le ton employé,
tous décrivent le goulag comme le lieu d’une société de bannis qui mêle les
classes sociales. Il y a là les dissidents, les prostituées ou les enfants de
rabbins. Tous décrivent bien évidemment la faim – « immense est le
pouvoir de la faim sur l’être humain » affirma Euphrosinia
Kersnovskaïa – mais également le froid et les poux. Lev Voznesenski, ancien
journaliste à la télévision d’Etat, déporté près d’Omsk en 1950 et aujourd’hui
âgé de 96 ans ne dit pas autre chose : « Nous avions atrocement faim.
Les gens farfouillaient dans les fosses à ordures avec les rats. Ils raclaient
la bave qui se trouvait sur la table en bois du réfectoire et la
mangeait. »
Dans ces pages, chaque histoire
est un roman vrai à lui tout seul, une tragédie que l’on croit sorti d’un
scénario.
En refermant ces trois livres, on se pose toujours cette même question mais cette fois-ci en regardant non plus derrière soi mais devant : est-ce que révélation est synonyme de fin ? « Donc, en effaçant de sa mémoire une vérité terrible, on laisse une place vide dans laquelle le mensonge vient se glisser. Et l’ignorance est impuissante » écrit Euphrosinia Kersnovskaïa. On ne peut que répondre, dans la Russie d’un Poutine qui se voit en nouveau Staline, que la réponse est une fois de plus non.
Par Laurent Pfaadt
Levan Berdzenichvili, Ténèbres sacrées, les derniers jours du goulag, traduit du géorgien par Maïa Varsimashvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, Editions Noir sur Blanc, 272 p.
Anna Artemeva et Elena Ratcheva, Voix et visages du goulag. Ultimes témoins des camps soviétiques, traduit du russe par Bertrand Jeuffrain, préface de Nicolas Werth, Editions Les Quatre Vivants, 430 p.
Euphrosinia Kersnovskaïa, Envers et contre tout, chronique illustrée de ma vie au goulag, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Christian Bourgois/Interférences, 624 p.
Le festival Beethoven de Varsovie a été, une nouvelle
fois, éblouissant
Un festival comme un miroir. Celui dans lequel les reflets des génies passés ou présents se reflètent. Le festival Beethoven qu’Elzbieta Penderecka consacre depuis plus d’un quart de siècle s’attache à permettre à ce miroir de contempler l’étendue des talents et l’excellence de la musique proposée. A travers le temps et les générations.
Cette année, pour sa vingt-sixième édition, le festival a notamment choisi le reflet du plus grand séducteur de la musique classique : Don Giovanni. Le public crut y voir Mozart mais découvrit celui de Giuseppe Gazzaniga, contemporain napolitain d’Amadeus et queue de comète de l’opéra-bouffe. Lors de la version concertante donnée à l’occasion du festival, les amoureux du génie de Salzbourg ont ainsi apprécié ce rythme soutenu, très vivifiant de Gazzaniga et magnifiquement porté par un continuo de haute tenue et par cet humour parfaitement restitué que Mozart entendit certainement et dont il s’inspira pour son célèbre opéra. Le mérite en revint assurément au casting parfaitement réussi de chanteurs qui allia lumières notamment avec les sopranos Natalia Rubis et Anna Bernacka et ténèbres incarnées par un Wojtek Gierlach en Commendatore, certes moins vindicatif car libéré de l’écrasante influence de Leopold Mozart, mais tout aussi brillant. Et la direction inspirée de Lukasz Borowicz à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Poznan, phalange désormais habituée au festival a enfin rendu justice à Giuseppe Gazzaniga.
De Mozart, il en a été évidemment
question le lendemain avec un 20e concerto de toute beauté, délivré
par un Juan Perez Floristan, récent vainqueur du concours Arthur Rubinstein
2021 et futur grand nom de l’instrument roi, qui revenait au festival. « Ici,
je sens que le public a soif de rencontrer de nouveaux artistes. Et puis, j’ai
tout de suite senti la volonté de Madame Penderecka et du festival de
promouvoir de jeunes talents » affirme ce dernier. Il y a assurément
du regretté Radu Lupu dans ce pianiste, et le voir caresser ces arpèges tel un
chat se promenant, sans violence, sur ce clavier avait quelque chose de
rassurant, d’apaisant à l’heure où les démonstrations de force servent de
références. Ici, le chat sévillan arpentait les rues d’une Jérusalem sonore portée
par l’orchestre de chambre de la ville, toujours dirigé de main de maître par
son chef, Avner Biron, et dont les équilibres sonores sonnent toujours aussi
justes.
Quelques instants plus tôt, le
chef se fit poète – quoi de plus normal lorsqu’on s’appelle Biron – pour
délivrer une émouvante chaconne in memoriam Giovanni Paolo II de Krzysztof
Penderecki et tirée de son Requiem Polonais. Dans cette mélodie en forme
de barque musicale voguant sur ce fleuve de contrebasses et de violoncelles
d’un génie ayant rejoint son créateur, il y eut comme un souffle, celui d’une
figure tutélaire de la musique polonaise, adressé à la jeune génération à venir.
« N’ayez pas peur, entrez dans l’espérance » aurait pu ainsi dire
ce compositeur et ce festival qui se veut aussi le trait d’union entre époques
musicales et interprètes. Toute sa vie, à travers son œuvre et ses actions, Krzysztof
Penderecki a lui-même tendu le miroir de Dieu après l’avoir contemplé.
Aujourd’hui, il a rejoint Mozart, Jean-Paul II et Beethoven avec qui il
converse.
Il fallait donc bien un Biron pour entrer avec autant de poésie dans la quatrième symphonie de Beethoven. Parfaitement interprétée, pleine d’une énergie contenue pour éviter de verser dans une 3e ou 5e qui n’était pas l’objectif du compositeur, Avner Biron et l’Israël Camerata Jerusalem furent fidèles à l’esprit du compositeur avec des musiciens au sommet de leur art et plus particulièrement des percussions fascinantes. Restait à la coda de nous emporter dans un sentiment d’allégresse, et conclure ainsi en apothéose ce festival qu’on a déjà hâte de retrouver l’an prochain.
Le troisième épisode de notre série s’attache d’abord à rendre hommage aux femmes et aux hommesde lettres ukrainiens disparus durant le conflit :
Yuri Ruf, poète, écrivain,
professeur et fondateur du mouvement littéraire « Esprit de la
nation », auteur du recueil Vanille ou acier, mort dans la région de
Luhansk (41 ans)
Dmitry Yevdokimov, scientifique,
historien, écrivain, co-auteur d’un livre scientifique et populaire pour les
parents et les enfants : Votre manuel de citoyenneté publié par la
maison d’édition de littérature pour enfants Matin, tué en défendant Kyiv (25
ans)
Nadiya Agafonova, poète,
écrivaine, personnalité publique de Mykolaïv, membre de l’Union nationale des
écrivains d’Ukraine, auteure du livre de poèmes Poy la pluie d’Ossanu et
lauréate de nombreux prix littéraires, morte lors d’une fusillade à Mykolaev (42
ans)
Ensuite, ce troisième épisode
souhaite relayer le message de la Fondation Library Country Charitable qui
organise une collecte de fonds à destination des bibliothécaires ukrainiens. Cette
fondation, en partenariat avec l’association des bibliothèques ukrainiennes, a
crée un fond pour venir en aide aux bibliothécaires qui rencontrent des
difficultés notamment dans les régions touchées de plein fouet par les combats.
La Fondation a déjà recueilli près de 9000 euros de dons répartis auprès de 125
bibliothécaires.
Enfin, vous trouverez dans cet article, les photos de la bibliothèque centrale de Borodyanka, ville située au nord-ouest de Kiev.
Ce mois-ci, dans notre
bibliothèque ukrainienne, nous vous conseillons :
Marie Moutier-Bitan, Les
champs de la Shoah, l’extermination des Juifs en Union Soviétique occupée
1941-1944, Passés composés, 480 p.
Dans ce livre qui fait déjà
office de référence et qui nécessita dix années de recherches, l’historienne
Marie Moutier-Bitan nous conduit dans ces plaines et ces forêts de l’ancienne
URSS où dès juin 1941, les Einsatzgruppen perpétrèrent ce que l’on a appelé la
Shoah par balles. De la Transnistrie aux franges occidentales de la Russie et des
pays baltes à la Biélorussie, elle revient pour Hebdoscope sur la spécificité
de la Shoah sur le territoire ukrainien.
– Comment qualifieriez-vous la Shoah sur le territoire
ukrainien ?
La Shoah en Ukraine débuta de
manière brutale et immédiate par l’Opération Barbarossa, lancée le 22 juin
1941. Plus d’un million de Juifs furent assassinés en Ukraine. La plupart
d’entre eux furent fusillés dans des fosses communes à l’orée de leur ville ou
village. Contrairement au système des centres de mise à mort établis en
Pologne, les bourreaux étaient mobiles, se rendant d’une localité à l’autre,
traquant les Juifs, hommes, femmes, et enfants.
– Celle-ci a été marquée
durant l’été 1941 par quelques massacres importants comme ceux de Lvov et
surtout de Babi Yar. Ils se caractérisent par leurs ampleurs mais également par
l’hétérogénéité de leurs participants ainsi que par la participation d’une
partie de la population, non ?
Les Einsatzgruppen menèrent une
première vague de tueries, traversant l’Ukraine d’ouest en est à la suite des
troupes armées. Composés d’environ 3000 hommes, ils ne pouvaient assurer à eux
seuls des fusillades de Juifs sur l’ensemble du territoire. Des bataillons de
police allemande, des unités de la Waffen-SS, de la Wehrmacht, participèrent
largement aux tueries. La police locale, composée de recrues parmi les
habitants, épaula les bourreaux allemands. Connaissant les lieux, sachant où
résidaient les Juifs, ils participèrent à toutes les étapes de leur
extermination : arrestation, dénonciation, convoi des victimes jusqu’au site
d’exécution, fusillade, pillage des biens. Des villageois furent réquisitionnés
par l’administration ou par les unités allemandes pour les questions
logistiques : creusement puis comblement de la fosse, convoi des victimes ou de
leurs affaires dans des chariots.
– Peut-on diviser la Shoah en
Ukraine en trois phases : extermination (1941), liquidation des ghettos et
utilisation de main d’oeuvre (1942-1943), effacement des traces (1944) confiées
notamment à Paul Blobel ?
La plupart des grands massacres
en Ukraine se déroulèrent en 1941, comme à Kamianets-Podilskyï les 27-29 août
1941 (23 600 victimes juives), à Babi Yar les 29-30 septembre 1941 (33 771
victimes juives). Plus de 40 000 Juifs, dont beaucoup étaient originaires d’Odessa,
furent exécutés à Bogdanivka, en territoire sous contrôle roumain, en décembre
1941 et janvier 1942. Des ghettos subsistèrent essentiellement dans l’ouest de
l’Ukraine jusqu’en 1943. A partir de janvier 1942, Paul Blobel, ancien chef
d’un commando de l’Einsatzgruppe C, reçut pour mission d’effacer les traces des
crimes commis sur les territoires de l’Est : l’Opération 1005. Il s’agissait
d’ouvrir les fosses communes, d’en extraire les corps et de les brûler sur
d’immenses bûchers. Par manque de temps face au retour de l’Armée rouge, et
face à la multiplicité des sites d’exécution, les nazis ne parvinrent pas au
terme de leur projet.
– L’organisation de la Shoah
en Ukraine a été pilotée par un Reichskommissariat. Quel était sa fonction ?
Le Reichskommissariat Ukraine
désigne l’administration civile gouvernant une large partie du territoire de
l’Ukraine. Le Reichskommissar, Erich Koch, dépendait du Ministère des
Territoires occupés de l’Est. En dehors des tâches administratives habituelles,
le Reichskommissariat Ukraine supervisait l’exploitation économique, mais aussi
participait à l’extermination des Juifs dans sa zone, à partir du 1er septembre
1941, date de sa création. L’est de l’Ukraine était géré par l’administration
militaire, et l’ouest relevait du Gouvernement général de Pologne, dirigé par
Hans Frank.
– Que vous inspire, en tant
qu’historienne, les mots de Vladimir Poutine, lorsqu’il affirme vouloir
« dénazifier l’Ukraine ».
L’emploi du terme de «
dénazification » illustre à quel point les mémoires de la Seconde Guerre
mondiale sont vives en ex-Union soviétique. Elle invite plus que jamais les
historiennes et les historiens à diffuser leurs travaux, à établir les faits,
multiplier les analyses, afin que les politiques ne puissent s’emparer de ces
termes pour appuyer ou justifier leur idéologie.
Ilya Kaminsky, République
sourde, édition bilingue traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh,
éditions Christian Bourgois, 140 p.
Le meurtre d’un enfant entraîne
la surdité de toute une ville. Pour y faire face, les habitants s’organisent en
inventant une langue des signes autour d’un théâtre de marionnettes. Dans ce
court récit poétique qui rappelle un peu L’Aveuglement de José Saramago,
Ilya Kaminsky, auteur ukrainien vivant aux Etats-Unis convie le lecteur à
s’interroger sur les silences que nous nous imposons, au libre-arbitre auquel
nous renonçons chaque jour, quitte à devenir les marionnettes de l’opinion ou
de notre propre égoïsme. « Le silence est l’invention des
entendants » dit l’un des personnages. A méditer assurément.
Mark Aldanov, Suicide, traduit du russe par
Jean-Christophe Peuch, éditions des Syrtes, 660 p.
Première traduction en français du
dernier livre de cet auteur ukrainien né à Kiev en 1886 et que le prix Nobel
Ivan Bounine tenta de promouvoir pour un Nobel, Suicide de Mark Aldanov revient
les évènements qui ont conduit à la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie
en 1917. Embrassant près de vingt ans de l’histoire russe et bolchévique, entre
1903 et 1924, Suicide conte l’histoire tragique des époux Lastotchkine.
Magnifique roman dans la grande tradition littéraire russe avec sa fresque
familiale et le choc entre la petite et la grande Histoire, Suicide fait
cohabiter des personnages fictifs et réels notamment Lénine pour montrer les
dérives d’une utopie. Un grand écrivain ukrainien à découvrir de toute urgence.
Serhiy Jadan, La route du
Donbass, éditions Noir sur Blanc, 368 p. et Anarchy in the UKR suivi de Journal
de Louhansk, éditions Noir sur Blanc 224 p. traduit de l’ukrainien par Iryna
Dmytrychyn
Prendre la route du Donbass, c’est
suivre Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus populaires
aujourd’hui qui se bat contre les Russes à Kharkov. Dans ses romans parus aux
éditions Noir sur Blanc, le tragique côtoie en permanence l’absurde à travers
quelques personnages décalés, comme Guerman « l’Allemand » dans la
Route du Donbass ou lorsqu’il évoque ses propres pérégrinations en bus, en
train ou en stop dans Anarchy in the UKR. Dans Journal de Louhansk,
l’écrivain nous conte son voyage dans le Donbass au lendemain de la révolution
de Maidan en 2014.
Pour tous ceux qui voudront poursuivre cette route du Donbass, on ne saurait trop leur conseiller le film Donbass (2018) du réalisateur Sergei Loznitsa. Le film fut récompensé par le Prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du festival de Cannes 2018.
Cornelia Much est la directrice artistique du festival Beethoven de Varsovie. Pour Hebdoscope, elle revient sur cette manifestation incontournable en matière de musique classique.
Comment est né ce festival Beethoven ?
Ce festival a été créé il y a
vingt-six ans, à Cracovie, lorsque cette dernière fut capitale européenne de la
culture. Puis, à l’invitation de Lech Kaczyński qui était alors maire de
Varsovie, nous avons déplacé le festival dans la capitale qui disposait d’un
rayonnement important. Ainsi, nous avons, avec Madame Penderecka et son équipe,
conçu ce festival autour de trois piliers : les concerts bien évidemment
mais également une exposition de manuscrits originaux à Cracovie et un
symposium autour d’une thématique particulière qui regroupe des spécialistes
venus de plusieurs pays.
Votre festival effectue
également le trait d’union avec la musique contemporaine polonaise à travers
quelques grands compositeurs, Penderecki bien évidemment mais également
Lutoslawski ou Szymanowski.
Oui, bien évidemment, nous
souhaitons promouvoir la musique classique polonaise mais également des
artistes, des compositeurs et des solistes polonais auprès de notre public
international. La Pologne est l’un des grands pays européens en matière de
culture. Donc il est important pour nous de mettre en avant ce patrimoine
musical à travers l’ensemble du répertoire avec Chopin, Szymanowski mais
également des compositeurs baroques peu connus.
D’ailleurs, le festival
n’hésite pas à programmer des compositeurs moins connus du public
Vous avez raison et c’est l’une
des missions que le festival s’est assigné. D’ailleurs, nous couplons cela en
général avec un enregistrement. Pour les opéras, nous essayons d’avoir un
casting polonais et nous avons développé tout au long de ces années, un
partenariat de longue date avec l’Orchestre Philharmonique de Poznan.
Et le rayonnement du festival
dépasse les frontières de Varsovie…
Tout à fait, il s’étend à
l’ensemble du territoire polonais. Ainsi, nous organisons pour les jeunes
artistes comme par exemple cette année avec Juan Perez Floristan, des tournées
dans plusieurs villes comme à Lodz ou Lublin afin qu’ils multiplient les
concerts. Cette dimension est fondamentale pour Elzbieta Penderecka. Nous
développons des liens internationaux forts entre de jeunes talents et de grands
maîtres.
Parlez-nous également de ces
manuscrits que vous exposez…
Oui, cela renvoie à l’histoire de
la musique mais également à l’histoire de la Pologne puisqu’un certain nombre
de manuscrits sont arrivés en Pologne pendant la Seconde guerre mondiale,
notamment à la librairie Jagellon pour être conservés. Après la guerre, ils
sont restés ici, en Pologne. Grâce à Madame Penderecka, chaque année, nous
exposons au public des manuscrits liés à la thématique abordée par le festival.
Cette année, nous avons ainsi montré les 7e symphonies de Beethoven
et de Penderecki ou le manuscrit intégral des Noces de Figaro de Mozart.
Quand vous voyez les esquisses de quatuors de Beethoven qui sont complètement raturés
ou, à l’inverse, ceux parfaitement vierges d’Haydn, on ne peut qu’être ému car
non seulement on touche à la création originelle mais on entre également dans
la psychologie du créateur. C’est absolument fascinant. A travers toutes ces
dimensions qui sont complémentaires, le festival est ainsi riche en émotions.
Quelques mots sur la prochaine
édition ?
Elle réservera de nouvelles émotions à nos spectateurs. Car avec « Beethoven entre Est et Ouest » pour thème principal, je vous laisse un peu imaginer l’horizon musical qui s’offre à nous !
C’est l’apanage des réalisateurs de talent … Mikhaël Hers fait entendre sa petite musique, de film en film, toujours surprenante. On avait aimé Ce sentiment de l’été et Amanda. Avec Les Passagers de la nuit, le sentiment pregnant du manque de ce qui n’est plus nous étreint encore mais ce n’est pas de la tristesse, plutôt une mélancolie qui rend triste et heureux à la fois, et nous accompagne longtemps.
10 mai 1981, Mitterrand est élu, c’est la fête dans les rues. Immersion en ces années 80 en compagnie d’Elisabeth que son mari a quittée et de ses deux enfants, Matthias et Judith qui vont grandir. Ils habitent Beaugrenelle, à Paris, dans le 15ème, un quartier de tours, peu filmé au cinéma, avec ses espaces hétéroclites pourtant très inspirants. L’appartement d’Elisabeth aux grandes fenêtres qui donnent sur d’autres immeubles crée un vertige urbain. Elisabeth, Charlotte Gainsbourg (magnifique dans ce rôle) est fan d’une émission radio émise la nuit. Comme elle doit gagner sa vie, elle postule à un emploi auprès de l’animatrice de l’émission (Emmanuelle Béart). En ces années 80, les audaces sont encore permises et Elisabeth est facilement accueillie. Qu’elle soit mal payée n’est pas si grave pour elle. C’est l’épanouissement personnel qui est important, le sentiment d’être à la bonne place – ou bien la chercher, comme le fait Matthias, personnage à travers lequel Mikhaël Hers interroge l’adolescent qu’il a été. Quand la jeune Talulah, une SDF, entre dans leur vie, elle les révèle à eux-mêmes, à leurs doutes, leur fragilité.
Mikhaël Hers est un passionné de
ces années qu’il a traversées quand il était enfant et notamment de ses musiques.
Le tournage dans les décors et au milieu des objets de cette presque fin du 20ème
siècle a dû être jubilatoire. Il ne
s’agissait pas de faire une reconstitution muséale. Le film est tissé de
plusieurs sources d’images, de différents formats dont des archives, de manière
à faire éprouver de manière sensorielles ces années 80, années qui ont vu
l’émergence de nouveaux réalisateurs. Sur le toit de l’immeuble, un néon dans
la nuit renvoie à l’esthétique de Beineix même si Mikhaël Hers dit ne pas connaître
ses films, mais aussi de Wim Wenders, cité avec une affiche de Paris Texas. Et c’est une icône qui
hante le film, une icône et une figure emblématique de ces années 80 où gagne
la désillusion. Pascale Ogier habite le film, l’actrice trop tôt disparue, que
l’on retrouve avec Lucchini dans un extrait des Nuits de la pleine lune de Rohmer ou encore dans un extrait de Pont du nord de Rivette. Les Passagers de la nuit s’ouvre sur le
personnage d’une jeune femme, sac au dos, peut-être aussi une réminiscence de
Mona, Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni
loi. Le personnage de Talulah fait écho à Pascale Ogier. Elle est
accueillie par Elisabeth, démunie face à la détresse de la jeune fille et à ses
addictions, Matthias tombe amoureux d’elle mais elle disparaîtra de leur vie
comme elle y est apparue. Elle est l’incarnation de son destin tragique. Comme
depuis quelques films (Avita, Slalom), Noée Abita impressionne la
pellicule comme rarement avec un regard d’une intensité qui l’inscrit dans les
futurs grandes. Talulah est aussi l’incarnation du deuil qu’Elisabeth doit
faire de sa relation avec ses enfants qui quittent le nid, un moment très
douloureux que Charlotte Gainsbourg exprime dans une scène poignante qui réveillera
l’émotion de tout un chacun qui a vécu cette séparation, comme le fait cette
autre scène où la famille danse sur du Joe Dassin. Mikhaël Hers le dit :
« Il s’agissait de réinvestir le passé à l’aune
du présent, dans lequel il continue à essaimer. C’est ma manière de trouver une
paix avec cette question de la disparition et du deuil. C’est aussi pour ça que
je fais des films : construire un semblant d’éternité. »