Prince parmi les princes

A l’occasion de la Mozartfest de Würzburg, Jorg Widmann a sublimé le concerto pour clarinette de Mozart

Jorg Widmann
© Dita Vollmond

Assister à un concert dans la Résidence du prince-évêque de Würzburg, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1981, est assurément une expérience unique. Assis sous les fresques du grand Tiepolo, le regard du spectateur oscille entre la beauté des œuvres d’art et celle d’un orchestre au sommet. On imagine aisément ce que devait ressentir les invités du prince lors des concerts privés qu’il donna sous le regard d’un Fréderic Barberousse à genoux au moment d’épouser Béatrice de Bourgogne.

Chaque fin de printemps, le prince des lieux se nomme Wolfgang Amadeus Mozart. Cette année, l’un des points d’orgue du festival qui lui est consacré, fut bel et bien son fameux concerto pour clarinette qu’il composa au crépuscule de sa vie (octobre 1791). Et pour l’interpréter, le festival a invité l’un de ses plus grands interprètes, Jorg Widmann, également compositeur et chef d’orchestre d’un soir du Mozarteumorchester de Salzbourg, orchestre qui a fait d’Amadeus son saint patron. Autant dire, ce qui se fait de mieux.

Tout était donc réuni pour vivre une soirée d’anthologie. Et ce fut le cas. Convoquant un Felix Mendelssohn et l’andante de sa sonate pour clarinette qu’il arrangea pour orchestre, Jorg Widmann donna le ton. Celui de l’entrée dans un songe voluptueux, bercés par une harpe et un célesta de toute beauté. Vint ensuite le concerto pour clarinette. L’orchestre, en fin connaisseur de la geste mozartienne, entra parfaitement dans l’oeuvre. Le ton demeura juste, les équilibres sonores posés par le chef. Puis vint le second mouvement et d’un coup, en l’espace d’un instant, la grâce s’empara de la salle. Les personnages peints ont certainement détourné, le temps d’un instant, leurs regards pour admirer notre prodige délivrant ses fabuleuses notes tirées du génie. Car tous avaient les yeux rivés sur la clarinette de Widmann, sceptre musical brandi devant le roi Mozart. Le soliste et son orchestre demeurèrent ainsi en parfaite harmonie, Jorg Widmann rayonnant de lyrisme et de justesse. Un clignement de paupières ramena l’assistance à la réalité sans briser pour autant un charme dispensé par un soleil déclinant qui nimbait de ses rayons de bronze statues et dorures de la Kaisersaal.

A l’heure de la pause, personne ne vit qu’un orage grondait au-dessus des jardins de la Résidence. Celui de la première symphonie en ut mineur d’un jeune Mendelssohn de quinze ans recouvrant l’auguste édifice. Comme un Dieu descendu du plafond peint, Jorg Widmann lança ses éclairs vers un orchestre qu’il conduisit tel un quadrige lancé à vive allure. La symphonie, menée tambour battant, acheva une soirée où princes et dieux mis au service de la musique n’étaient pas seulement sur les murs et les plafonds mais bel et bien sur la scène de la Mozartfest.

Par Laurent Pfaadt

La Mozartfest de Würzburg se poursuit jusqu’au 19 juin. Retrouvez sa programmation : http://www.mozartfest.de

Violeta y el jazz

Il y a cinquante-cinq ans disparaissait Violeta Parra, musicienne autodidacte chilienne considérée comme la pionnière de la musique folklorique latino-américaine. Cet album du ténor Emiliano Gonzalez Toro et du pianiste Thomas Enhco qui signe les arrangements et toujours prompt à transmettre des musiques venues d’ailleurs, lui rend ainsi l’hommage mérité.

Avec des accents qui rappellent parfois ceux du grand Caetano Velloso notamment dans Porque les pobres no tienen et surtout dans le célèbre Volver a los 17, Emiliano Gonzalez Toro ensorcèle littéralement avec ses interprétations tantôt sensibles, tantôt endiablées. Le ténor est accompagné d’une pléiade de voix magnifiques notamment celle de Paloma Pradal dans le très beau Maldigo dela alto cielo. Ensemble, ils permettent de découvrir, de la plus belle des manières, cette artiste quelque peu oubliée.

Par Laurent Pfaadt

Emiliano Gonzalez Toro & Thomas Enhco, Violeta y el jazz
Gemelli factory

Napoléon, l’homme derrière le mythe

Si Napoléon savait que deux cents ans après sa mort, un historien de cette Pologne à qui rendit la liberté et qui lui consacre toujours une place à Varsovie, s’emploierait à détruire sa statue, il aurait peut-être tenu un autre discours au tsar Alexandre II lors de leur entrevue à Tilsit en 1807.

Certains y verront une attaque historique inacceptable. D’autres plus mesurés se réjouiront qu’enfin, l’Empereur puisse descendre de son piédestal et être enfin analysé à hauteur d’homme, libéré de toute mythologie. Car pénétrer l’homme pour mieux comprendre l’Empereur est devenu plus que salutaire. Il fallait pour cela un historien étranger, ici en l’occurrence Adam Zamoyski, déjà auteur d’un 1812 remarqué (Piranha, 2014) pour remettre non l’Eglise mais bel et bien l’Arc de triomphe au centre du cimetière.

« Napoléon est un homme et, même si je peux comprendre que certains aient vu en lui quelque chose de surhumain, ce n’est pas mon cas » écrit l’auteur dans sa préface. Combinant un nombre assez conséquent d’archives et écartant celles jugées hagiographiques, Adam Zamoyski fait le pari de libérer son sujet à la fois des tenants du mythe et de ceux, surtout anglo-saxons, de la légende noire. Le résultat centré sur les années de formation de Napoléon est très convaincant et trace une voie médiane qui devrait assurément trouver sa place dans la bibliothèque napoléonienne idéale.

Par Laurent Pfaadt

Adam Zamoyski, Napoléon, l’homme derrière le mythe, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Bury
Chez Piranha, 857 p.

« L’héroïne de tous mes livres, c’est la mémoire »

L’œuvre entière de l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska est traversée par la mémoire, ce « dibbouk », ce démon du ghetto de Varsovie comme elle aime à le rappeler. Livre après livre, elle y revient toujours. Dans Histoire familiale de la peur -Grasset, 2006), elle évoque le destin de sa mère déportée dans le ghetto de Varsovie. Agata Tusziynska est également l’auteur de Wiera Gran, l’accusée (Grasset, 2011), La fiancée de Bruno Schulz (Grasset, 2015) et Affaires personnelles (L’Antilope, 2020). Son prochain livre paraîtra bientôt chez Stock. Pour Hebdoscope, elle évoque son travail d’écrivain.

Parlez-nous de votre approche de la mémoire

Agata Tuszynska
© Kapus Pyrz/KLK

L’héroïne de tous mes livres, c’est la mémoire. Celle de ma famille. Celle des juifs polonais. Et celle des autres qui me sert à me regarder comme dans un miroir pour savoir qui je suis. Je ne savais pas que ma mère était juive. Elle me l’a dit quand j’avais 19 ans. Avant cela, le silence régnait dans notre maison. J’étais une fille de parents polonais. Je ne savais même pas que les juifs existaient encore en Pologne. A l’école, on nous avait dit qu’ils étaient tous morts pendant la guerre, exterminés. J’étais une jeune fille blonde avec les yeux bleus. Ma mère avait rêvé d’avoir une fille comme cela et je ne comprenais pas pourquoi. Et puis, un jour, elle ne m’a dit qu’elle était juive. Elle n’a rien dit car elle avait peur. Avant la guerre, enfant, elle avait été la victime d’un violent antisémitisme. Et après la guerre, elle décida que ses enfants ne devaient pas vivre le même destin qu’elle. Ces non-dits, cette mémoire non transmise ont ainsi construit ma vie d’écrivain. Je savais donc qui j’étais mais les autres non. Je me suis mis alors à explorer le monde des juifs polonais notamment à travers mon livre sur Isaac Bashevis Singer. Pourtant, personne ne savait que j’étais juive. Même lors d’un voyage en Israël, lorsqu’on me demanda si j’étais juive, j’ai répondu non.

Pourquoi ?

Je ne pouvais pas le dire car je ne comprenais pas pourquoi ma mère ne m’avait rien dit. J’ai alors commencé à rechercher des gens qui, enfants, ont vécu dans le ghetto de Varsovie. J’ai interviewé beaucoup de personnes afin de collecter leurs mémoires notamment Zozia Zacjczyk, l’héroïne de mon nouveau livre, dans les années 1975. Cependant, ce livre n’a vu le jour qu’il y a deux ans parce que je ne savais pas quoi faire avec ces souvenirs incroyables. Son histoire trouva pourtant en moi un écho, celui de l’histoire de ma mère qui était un peu plus vieille que Zozia. Il me faut toucher cette histoire, cette mémoire afin de mieux comprendre qui je suis, et ainsi raconter au monde entier, tout le temps, la même histoire. Celle de la seconde guerre mondiale, celle des enfants qui ont été cachés dans les caves et les greniers de ce pays. Je crois que mon destin est de raconter cette histoire. Encore et encore. Pourtant cela devient beaucoup plus difficile car il y a de moins en moins de survivants.

Le personnage de Wiera Gran et celui de Juna dans La fiancée de Bruno Schulz participent-ils de cette même construction mémorielle ?

Oui, bien entendu. Avec Wiera Gran, je suis entrée dans le ghetto de Varsovie pour la deuxième fois après une première fois avec ma mère. Mais de l’autre côté cette fois-ci, du côté de l’espoir. Le livre sur Wiera Gran est celui, si j’ose dire, de la « collaboration » avec la vie car je pense qu’on collabore toujours et tout le temps avec la vie. Pendant la guerre, la vie était difficile et je me demande tout le temps, comment moi, j’aurais réagi. Qu’est-ce que j’aurais fait pour sauver ma vie ? Sauver ma vie plutôt que celle de ma mère, de mes enfants ? Chaque jour, je suis dans le ghetto de Varsovie et chaque jour, je me pose ces questions. Wiera Gran est entrée dans le ghetto pour chanter, gagner de l’argent et sauver sa mère et ses deux sœurs. Et puis, je me demande aussi comment il est possible de vivre après tout cela. Car passer par le ghetto ou par Auschwitz vous transforme à jamais. On veut vivre mais quelque chose se déforme en vous. Quel est le prix de tout cela, celui de la survie, celui de vivre comme si cela n’existait pas.

Tous ces personnages vivent en moi. Je suis Zozia, cette petite fille dans cette cave, je suis Bruno Schulz, abattu dans la rue. Ces personnages et leurs mémoires qui forment la mienne m’habitent en permanence. C’est comme si j’écrivais le même livre tout le temps sur les juifs et les Polonais, sur ma mère et mon père.

Que voulez-vous dire lorsque vous affirmez revenir chaque jour dans le ghetto ?

Mentalement bien évidemment. Quand je ne me sens pas bien, quand je suis malade, je me dis : mais dans le ghetto, cela devait être pire. Si je dois faire un choix, je relativise car il ne me coûtera pas la vie comme dans le ghetto. Le monde est un peu différent pour moi parce que c’était plus difficile pour eux. Alors j’essaie toujours, non pas de comparer, mais de comprendre différemment. Pour moi, c’est une leçon permanente. Même quand je me promène le long de la mer Baltique, je culpabilise de ne pas être dans le ghetto, comme ma mère dans la cave. C’est plus fort que moi ou peut-être est-ce tout simplement…moi.

Par Laurent Pfaadt