la modernité avant la modernité

Picasso – El Greco au Kunstmuseum Basel

Si pour L’Enterrement de Casagemas (Évocation) de 1901, Picasso revendique la filiation du Greco, l’affirmation, peu après avec Les Demoiselles d’Avignon (1907), de son style si singulier évacue instinctivement dans l’esprit du public toute référence aux anciens. La réalité est bien différente : il pratique le nu, le portrait, la nature morte et transcrit son admiration pour le vieux maître jusqu’à la fin de sa vie (Le Mousquetaire, 1967 ou Buste d’homme, 1970).
En proposant, avec presque quatre-vingts pièces des deux artistes, plus d’une trentaine de rapprochements entre l’illustre Crétois et Picasso – couvrant toute la carrière de ce dernier –, le Kunstmuseum de Bâle initie aussi l’hommage pour le cinquantième anniversaire de la mort du peintre franco-espagnol en 1973.


L’exposition privilégie les portraits même si quelques grands formats sont présentés. Cette intimité avec le sujet met l’accent sur la grande liberté stylistique du Greco : ces ciels de tourmente atmosphérique (La Pénitente Magdalène, ca. 1580-85) ou au contraire l’épure des fonds sombres (série des Apôtres, 1610-14) concentrant l’attention sur les visages, les jeux de mains (celui admirable du Christ prenant congé de sa Mère, ca. 1595 avec cette ombre animale qui mange le cœur de Jésus…) et toujours la délicatesse du geste qui se pose sur la poitrine, un livre, un crâne avec quelquefois un doigt d’attention dressé et aussi la luxuriante cascade des drapés (cette déclinaison des blancs du Saint-Barthélemy, 1610-14).

Un style, une densité et une tension narrative* qui fascine et que s’approprie Picasso d’abord par l’assimilation du geste – nombreux croquis de ses débuts dans la première salle – avec des fraises, des barbichettes ou ces visages légèrement allongés. Un univers à la Don Quichotte qu’il s’amuse à mettre en scène dans un bar de Montmartre (Pepe Romeu et autres croquis ca. 1899). En 1962, il linogravera même le cadre assorti de L’homme à la fraise et du Portrait de Jacqueline à la fraise. S’il transfère les nuées du siècle d’or dans les cieux des funérailles de son ami, ses « anges » nus évoquent sans ambiguïté des prostituées. À Bâle, cette Évocation est mise en regard avec L’Adoration du Nom de Jésus (1577-79) dont la composition est plus proche que celle de L’enterrement du comte d’Orgaz (1586-88) souvent cité : sur la droite, le porche de la toile de Picasso rappelle la gueule d’enfer du Greco et les nuages articulent terre et ciel de façon comparable.

Par-delà les anecdotes, c’est la structure qui intéresse Picasso dans les œuvres du Greco : autant l’articulation posturale des corps que l’organisation générale de ses toiles. Sans oublier la vitalité interne : comment la puissance de la composition surgit de l’énergie du sujet. Dans le Christ chassant les marchands du Temple (1610-14), le tourbillon des corps flagellés amplifie le mouvement du geste christique et le traitement de la couleur le renforce – le carmin central glacé de blanc de Jésus s’évaporant en grisaille vers la périphérie. La Crucifixion (1930) de Picasso est légitimement mise en parallèle en dépit de choix inverses : des tons vifs et chauds qui sont absorbés comme dans un trou noir par la grisaille centrale du crucifié.

Pablo Picasso, Nu assis, 1909-1910, huile sur toile, 92.1 x 73 cm
(Tate Modern, London)

Dans les toiles cubistes, le sujet se détache moins du fond que chez le Greco, mais sa quête d’épure retrouve la grâce souvent méditative des poses du XVIe (Nu assis ou Femme assise dans un fauteuil, 1910).
Et comment ne pas imaginer que l’exigeante pureté du geste, la netteté éloquente des mains peintes par le Crétois ne se prolongent pas dans celles brutes et impératives omniprésentes chez Picasso ? de même, que les vastes amandes des yeux implorants (comme chez cette Magdalène déjà citée) ne lui inspirent ces grands yeux dont l’implantation sur le même profil renforce l’abyssale détresse ou l’arrogance ?
Des caractéristiques bien présentes également dans le célébrissime Guernica (1937, non présenté à Bâle) – il convient d’y ajouter les bouches hurlantes.

« Toute image est une maison hantée, toute maison est hantée par les images » comme l’écrit Jean-Christophe Bailly (L’imagement, 2020). Et El Greco est le bienheureux fantôme de la maison Picasso !

El Greco, Christ prenant congé de sa Mère, ca.1595, huile sur toile, 131 x 92 cm
Property of the parish church of San Nicolás de Bari – Archdiocese de Toledo, Spain; on permanent loan to the Museo de Santa Cruz de Toledo
El Greco, Christ prenant congé de sa Mère, ca.1595, huile sur toile, 131 x 92 cm
Property of the parish church of San Nicolás de Bari – Archdiocese de Toledo, Spain; on permanent loan to the Museo de Santa Cruz de Toledo

*Dans ce Christ prenant congé de sa Mère, l’envoûtant jeu de
mains n’est pas jeu de vilains, mais vecteur de narration.
La lumière du visage de Marie impose le récit (et la gueule d’ombre sur le cœur du Christ) : « même si tu montes au ciel, ton départ me mange le cœur ! » Si le velouté des ombres dissimule les stigmates du Ressuscité, le geste de la mère – à main gauche – ravive la douleur de la malemort.
Mains… et regards.
Des regards qui se voient… ailleurs !
Un temps infime entre deux Temps et, malgré la Résurrection, un Temps de douleur et de séparation. S’esquisse une chorégraphie de partage pour le Temps à venir où les regards ne se toucheront plus et les mains ne se verront plus.
Ce rectangle des mains à la fois scelle et circonscrit l’accordance et la proximité de la Mère et du Fils dans un autre espace, un autre Temps. À venir…

Luc Maechel

Commissariat : Carmen Giménez,
avec Gabriel Dette, Josef Helfenstein et Ana Mingot
Kunstmuseum Basel | Neubau / 11.06. – 25.09.2022
du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi)
http:// https://kunstmuseumbasel.ch/fr/
catalogue 44 €

Image de l’entête : El Greco (atelier), Mater Dolorosa, ca. 1587–90, huile sur toile, 62 x 42 cm & Pablo Picasso, Tête de femme, 1908, aquarelle et crayon sur papier, 34 x 21 cm (Staatlische Museum zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz)

Violin Concerto

A l’occasion de son dixième anniversaire et après 35 enregistrements, Il Pomo d’Oro, ensemble musical absolument fascinant où chaque disque réserve toujours des surprises, nous propose ce nouvel enregistrement remarquable qui ressuscite de nouvelles œuvres oubliées et des compositeurs méconnus mis à part peut-être ici, le chevalier de Saint-Georges qui fut ce qu’on appelle aujourd’hui une véritable « star » à la cour de Louis XV et de Louis XVI. Son concerto en ré majeur, ici enregistré étonnamment pour la première fois, témoigne de son incroyable talent, sublimé par celui de la violoniste bulgare Zefira Valova, concertmaster d’Il Pomo d’Oro et que les fans du contreténor argentin Franco Fagioli ont pu apprécier dans les disques de ce dernier chez Deutsche Grammophon.

L’œuvre de celui qui mania l’archet aussi bien que le fleuret cohabite avec d’autres concertos pour le moins stupéfiants. On est autant admiratif devant la technicité déployée dans la pièce de Johan Gottlieb Graun que face au charme du concerto en si bémol majeur de Maddalena Lombardini Sirmen qui tenta de s’imposer dans une Europe musicale dominée par les hommes. Ces derniers ne manquèrent d’ailleurs pas, notamment dans le Mercure de France, de la critiquer. Ainsi en 1785 après une représentation au Concert Spirituel où elle tenta de revenir sur le devant de la scène, la revue écrivait que « son style a extrêmement vieilli. Si elle peut encore charmer l’oreille, elle ne peut plus étonner ». Il lui fallut attendre plus de deux siècles pour qu’une autre violoniste de grand talent, Zefira Valova, lui rende dans ce disque admirable, enfin justice.

Par Laurent Pfaadt

Violin Concerto, Benda, Graun, Sirmen, Saint-Georges, Zefira Valova, Il Pomo d’Oro
Chez Aparté

Le président est-il devenu fou ?

Le livre de Patrick Weil, universitaire spécialiste de l’immigration et ancien membre du Haut Conseil à l’Intégration, est une aventure à plusieurs titres. D’abord une aventure éditoriale assez incroyable. Mais surtout une aventure psychologique dans le cerveau de ceux qui nous gouvernent et ont le pouvoir d’infléchir le sort du monde et son histoire.

L’aventure éditoriale d’abord. Celle du manuscrit d’un diplomate, William Bullitt, proche collaborateur du président américain Woodrow Wilson qui exerça une influence majeure sur le traité de Versailles en instaurant des idées telles que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou la société des nations, ancêtre des Nations-Unies. Des idées qui structurent toujours en partie notre géopolitique. Pourtant, à la surprise générale, le président Wilson, de retour aux Etats-Unis, va saborder le projet qu’il a conçu. Pourquoi ? Sentant que quelque chose ne tourne pas rond, Bullitt contacte alors le psychiatre le plus important de son temps, Sigmund Freud, afin écrire avec lui le portrait psychologique du président américain. L’explosif manuscrit connaîtra de nombreuses vicissitudes durant l’entre-deux guerres et pendant le second conflit mondial lorsque Bullitt occupa les postes stratégiques d’ambassadeur en URSS puis à Paris. Mais c’était sans compter Patrick Weil, devenu visiting professor à Yale, qui tomba sur ce manuscrit censuré qui parut en 1967 en France.

Son livre, nourri de sources inédites, est effrayant car il évoque les questions de la santé psychologique de ceux qui nous gouvernent et de l’objectivité que doit manifester un homme capable d’infléchir le cours de l’histoire. Ici, celle conduisant à la seconde guerre mondiale liée en partie aux conséquences de la non-ratification du traité de Versailles par le Sénat américain en 1920, non-ratification voulue par Wilson.

Ce dernier, coupé de la réalité, s’est bel et bien isolé dans un complotisme et une schizophrénie induite d’après Freud, par une homosexualité refoulée. Plus effrayant encore, l’ouvrage montre que les fous ne se trouvent pas seulement du côté des régimes totalitaires mais également à la tête de nos démocraties. Livre fascinant car mettant en lumière la face cachée d’un vainqueur devenu un mythe, il pointe également la nécessité de la séparation des pouvoirs dans une démocratie afin d’éviter qu’un homme placé au sommet de l’Etat ne précipite, sous l’emprise de ses névroses, son pays et le monde dans l’abîme. A ce titre, le livre de Patrick Weil est moins un essai historique qu’un avertissement terriblement actuel.

Par Laurent Pfaadt

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat
Chez Grasset, 480 p.