#Rentrée littéraire

La rentrée littéraire des poches permet également de découvrir certains ouvrages couronnés ou ayant marqué l’actualité et les lecteurs. Petite séance de rattrapage


Clara Dupont-Monod, S’adapter, Le Livre de poche, 144 p.

Prix Femina, Goncourt des lycéens, le roman de Clara Dupont-Monod explore l’arrivée d’un enfant handicapé, « inadapté » dans une famille. Tour à tour, les membres de cette famille vont voir leur vie changer à jamais : l’aîné et sa bonté princière dont il restera prisonnier ; la cadette dont le désarroi constituera le moteur son épanouissement futur ; le dernier portant le deuil du frère disparu.

S’adapter est un livre qui replace les sentiments humains au cœur de nos vies. Un livre magnifique sur la construction identitaire de chacun, polie comme un bronze par les épreuves. Un livre sur ces échafaudages complexes et fragiles que sont les fratries. Un livre sur la famille, ce corps vivant en perpétuelle évolution, capable à la fois de fragilité et de résilience. Un livre d’une beauté absolue. Un livre qui fait du bien.

Anne Berest, La carte postale, Le Livre de poche, 576 p.

Un jour de 2003, une carte postale anonyme arrive dans la boîte aux lettres de la mère de l’auteure. Elle montre une photo de l’opéra Garnier. A côté sont inscrits les prénoms de membres de sa famille morts à Auschwitz en 1942. Cette carte va passer dix-huit ans dans un tiroir avant de ressurgir avec son cortège d’ombres. S’emparant de cette incroyable histoire, Anne Berest, auteure des Patriarches (Grasset, 2012) se lance alors dans une folle enquête pour construire un récit palpitant qui suit la vie des Rabinovitch avant et pendant la seconde guerre mondiale, entre Palestine et Auschwitz.

Prix Renaudot des lycéens 2021, Grand Prix des lectrices Elle, Grand Prix des Blogueurs littéraires, La carte postale se lit comme un roman, celui de la destinée d’une famille durant cette première partie du 20e siècle, dans cette Europe qui plongea, à l’image des Rabinovitch, dans les ténèbres. Un livre impossible à lâcher avant la dernière page. Sauf qu’à la différence d’un roman, tout est vrai.

Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, 10/18, 600 p.

En matière de littérature étrangère, il ne faudra pas passer à côté du dernier livre de Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux. Grand prix de littérature américaine 2021, cette saga familiale s’étalant sur près de cinquante ans suit le destin d’Eleanor, illustratrice de livres pour enfants et de sa famille. Dans cette maison du New Hampshire, à l’ombre du grand frêne, cette famille grandit, avec ses hauts et ses bas.

Comme dans tout grand roman américain, la violence, sourde ou explosive, n’est jamais loin. Et lorsqu’elle surgit, le monde familial idéalisé d’Eleanor vole en éclats. Il faudra du courage, de la résilience à Eleanor et aux siens pour recoller les morceaux.

Ce livre est magnifique car il nous offre un miroir, celui de nos vies familiales traversées par ses joies et ses drames. Le lecteur est là. Il est tantôt Alison, la fille, tantôt Cam, le mari. Un livre qui nous fait prendre conscience de la brièveté de la vie, de l’impérieuse nécessité de partager du temps avec les siens. Un livre à relire à chaque âge de la vie. Un bijou du « grand roman américain » par l’une des plus belles plumes anglo-saxonnes.

Par Laurent Pfaadt

#Rentrée littéraire essais

Le Brassard

Il fut l’un des hommes les plus adulés de France. Il devint l’un des plus haïs. Alexandre Villaplane, capitaine de l’équipe de France de football lors de la première coupe du monde en Uruguay (1930) devenu un officier nazi pourchassant les résistants a tout du personnage de roman, alliant gloire et infamie et passant des sommets aux ténèbres. C’est cette dérive criminelle et à vrai dire pathétique que nous relate Luc Briand, magistrat, dans ce livre passionnant de bout en bout.


Né en Algérie, Alexandre Villaplane devient très vite un petit prodige du ballon rond à une époque où le football, encore confiné dans les habitudes de l’amateurisme, avance lentement vers le professionnalisme. Il sera pour ce minot un ascenseur social. Villaplane est talentueux, invente des gestes techniques comme la tête plongeante. La moitié du livre est ainsi une belle photographie d’un sport à l’orée de sa métamorphose à travers l’un de ses plus illustres représentants français. La rivalité avec le voisin anglais, inventeur du sport, est magnifiée et les anecdotes cocasses pimentent un récit qui ne se contente pas d’aligner les résultats. En suivant son héros, le lecteur passe des pelouses uruguayennes au stade de Colombes, des vestiaires crasseux de province aux tribunes sétoises ou antiboises.

Des tribunes des stades de football à ceux des champs de courses et des matchs truqués aux coffres-forts des casinos, il n’y a qu’un pas que franchit aisément un Alexandre Villaplane qui, enivré par la célébrité et les femmes, glisse lentement dans les bas-fonds de cet entre-deux-guerres riche en escrocs et en voyous. Quelques fois, à travers son héros, l’auteur tend un miroir à notre époque et à son monde footballistique éclaboussé par d’autres affaires. Autre temps mais même dérives.

Puis vient la guerre. Et celle-ci est, c’est bien connu, un accélérateur de crimes. L’escroc devient délateur, le voyou criminel. Et les balles que manie Villaplane ne sont plus en cuir mais en métal. Elles ne visent plus les lucarnes mais les têtes, celles de ces résistants qu’il va pourchasser d’abord en compagnie du sinistre Lafont de la Gestapo française puis sous l’uniforme SS. Le récit de Briand quitte alors les méandres du football français pour entrer dans ceux, marécageux, de la collaboration. La clairière remplace la pelouse et le sang, la sueur. A la tête de cette nouvelle équipe, la brigade nord-africaine à la solde d’un Ttroisième Reich en déroute, Villaplane fait régner la terreur en Dordogne.

Arrêté lors de la libération de Paris, Alexandre Villaplane est fusillé avec ses compagnons de la rue Lauriston au fort de Montrouge, le 12 décembre 1944. Il rêvait de marquer l’Histoire de son empreinte. Celle-ci se chargea de lui adresser un carton rouge. Luc Briand nous permet ainsi, grâce à ce livre passionnant, d’en refaire le match.

Par Laurent Pfaadt

Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi
Aux éditions Plein Jour, 271 p.

Musica 2022

L’invitée d’honneur du Festival, Kaija Saariaho.

Musica, en attribuant une place importante à l’œuvre de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho reconnaît implicitement que la part donnée aux femmes dans la création musicale reste par trop discrète et qu’il est temps d’y remédier.


C’est donc, dès le début du Festival que nous avons pu suivre la représentation de son opéra « Only the sound remains » qui fait la part belle au théâtre Nô japonais à partir de deux contes dont le point commun est de parler de disparition. Ils ont été adaptés par le poète américain Ezra Pound à partir d’une traduction du japonologue Ernest Fenollosa.  Dans le premier « Always strong » il s’agit de la réapparition d’un guerrier Tsunemasa tué au combat dans un temple où il retrouve son luth. Dans le second « Feather Mantle » du manteau de plumes perdu par une nymphe qui le réclame au pêcheur Hagoromo qui l’a trouvé et se l’est approprié.

De grands artistes à la réputation internationale ont été requis pour cette superbe représentation.

 Une disposition scénique très simple signé Aleski Barrière et Etienne Exbrayat nous met en présence de différents protagonistes qui sont en l’occurrence les musiciens, les chanteurs et le danseur.

Côté jardin se tiennent les musiciens, le Quatuor Ardeo avec Carole Petitdemange et Mi-Sa Yang aux violons, Yuko Hara à l’alto et Matthijs Broersma au violoncelle et  le petit orchestre dirigé par le chef catalan Ernest Martinez Izquierdo, qui soutiendra avec audace et nuances, grâce aux flûtes de Camilla Hoitenga, aux percussions de Mitsunori Kambe et aux sons si particuliers du kantele, un instrument traditionnel de Finlande joué ici par Eija Kankaanranta, les péripéties des héros de ces aventures pleines de mystères et de surnaturel.

Côté cour ont pris place les chanteurs, solistes du Cor de Cambra del Palau de la Musica

La soprano Linnéa Sundfoer, la mezzo-soprano Mariona Llobera, le ténor Matthew Thomson, le baryton Joan Miquel Munoz. Ce sont eux qui vont narrer les aventures de nos héros et par les modulations de leurs voix nous en révéler les moments d’espoir ou d’abandon pour ce qui concerne le fantôme du guerrier mort qui retrouve son luth et par la même ses meilleurs souvenirs ou le harcèlement du pêcheur qui veut garder le manteau de plumes qu’il a trouvé et résiste  à la jeune sylphe qui le lui réclame.

Mais c’est au centre du plateau que se concentre la représentation, en fond de scène se dresse une immense cloison translucide dont le savant éclairage (Etienne Exbrayat) laisse entrevoir des ombres, des silhouettes. De là surgira le personnage tragique par excellence, celui qui les incarne tous le merveilleux danseur Kaiji Moriyama. Sa magnifique silhouette, au milieu d’immenses voiles blancs est en soi une apparition prodigieuse qui nous place dans ce monde de l’étrangeté qui constitue celui des personnages. Ses mouvements amples,parfois acrobatiques, en font une danse légère, aérienne,fascinante qui peut évoquer aussi les postures des sports de combats japonais.

La musique de Kaija Saariaho si nuancée, si raffinée et ici si bien interprétée et accompagnée, nous fait vivre un moment exceptionnel où se mêle subtilement Orient et Occident.

Représentation du 16 septembre au Maillon

Marie-Francoise Grislin

TNS et MUSICA

Donnez-moi une raison de vous croire

C’est le spectacle qui doit marquer l’entrée dans la vie professionnelle du groupe 46 de l’école tu TNS et l’on en ressort saisi par sa totale pertinence.


Il résulte d’un magnifique travail de groupe qui a débuté par une belle concertation entre le musicien et en l’occurrence metteur en scène Mathieu Bauer et la jeune dramaturge Marion Stenton qui propose un texte largement inspiré de leurs recherches et nombreuses lectures, entre autres, de Kafka avec son texte sur l’Amérique en passant par des études économiques de chercheurs actuels comme Alain Supiot et David Graeber auteur de « Bureaucratie, l’utopie des règles »(chez Actes Sud).

Avant même de pénétrer dans la salle de spectacle, nous voici détenteur d’un tract qui annonce avec force détails alléchants que « Le Grand Théâtre d’Oklahoma » embauche et appelle les candidats ce jour pour la première et dernière fois. Chaque entrée de spectateur est saluée par une charmante réceptionniste installée côté cour qui vous rappelle « n’oubliez pas la photo » et vous prie aimablement de vous installer. Nous  voici donc traités en candidats ! toutefois cette opération réitérée l’épuise, elle soupire et l’idée de tout abandonner pour se livrer à sa passion qui est le chant lui revient régulièrement.

Cette première scène est un beau prélude pour la suite qui voit arriver les prétendus candidats, remplis d’espoir et pour qui commence une attente dans laquelle tout paraît dénué d’efficacité. C’est bien le monde kafkaïen tel qu’on le conçoit fait d’étrangeté et d’absurdité. Chacun se retrouve livré à ses obsessions, ses désirs difficiles à avouer, sa peur d’être encore une fois incompris, exclus, prêt du coup à accepter une proposition qui n’a rien à voir avec ce qu’il croit pouvoir faire comme c’est le cas pour celui embauché comme portier et n’en revient pas de cette proposition qu’il accepte malgré tout.

Le ras- le- bol s’installe chez nombre d’entre eux qui errent d’un bureau à l’autre remplissant encore une fois les formulaires obligatoires. Leurs allées et venues, leur dispersion, leur regroupement constitue parfois une sorte de ballet (regard chorégraphique de Thierry Thieù Niang).

 Des personnalités se dessinent avec leurs tics de langage créant un comique de répétition qui rend plus léger cette approche des situations en soi pénibles mais dont le burlesque finit par dominer. Il y a celui qui parlera de suicide en en proposant différents moyens, celui qui ne cesse de dire qu’il peut rester debout… celle dont le frère a détruit tous ses papiers…Quant à la cheffe, elle descend de son bureau situé dans les hauteurs, toujours joviale et sûre d’elle pour tenir les discours réconfortants et affirmer que cette entreprise ne questionne que pour trouver les meilleures réponses.

On pourrait dire que chacun s’accroche à sa partition à l’instar des musiciens qui ont installé leur petit orchestre à cour, participant, accompagnant ces déambulations d’une musique bien rythmée, composée par Sylvain Cartigny à la guitare et aux claviers, à laquelle s’ajoutent  des reprises d’airs connus et populaires, Mathieu Bauer n’étant pas en reste à la batterie et à la trompette pour relancer des actions farfelues sans oublier que la musique électro-acoustique de Jean Philippe Gross participe grandement à cette ponctuation de la narration.

Avec conviction, détermination, jouant de leur corps, de leur voix les comédiens nous ont fait une belle démonstration de leur capacité à nous plonger dans  ce monde redoutable du travail  qui abandonne plus de gens sur le bord de la route  qu’il  n’en recueille quoiqu’il en dise. Et le chant choral qu’ils entonnent pour clore la pièce qui dit « non » à la question « les choses ont-elles changé ? » démontre à quel point l’avenir est sombre et combien le choix de leur travail est d’une grande justesse.

Avec Carla Audebaud, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Kadir Ersoy, Gulliver Hecq, Simon Jacquard, Emilie Lehuraux, Aurore Levy, Pauline Vallé, Cindy Vincent, Sefa Yeboah
Les musiciens, Sylvain Cartigny, Mathieu Bauer, Jessica Maneveau, Antoine Hespel, Ninon Le Chevalier, Thomas Cany, Foucault De Malet.
Scénographie, Clara Hubert, Ninon Le Chevalier, Dimitri Lenin
Lumière, Zoé Robert
Son, Foucault De Malet
Régie lumière, Thomas Cany
Régie son, Margault Willkomm
Régie générale, Jessica Maneveau

Représentation du 23 Septembre

Par Marie-Françoise Grislin

Festival Musica

C’est dans un Palais des Fêtes rénové que nous sommes conviés à suivre l’ouverture du Festival avec déjà un grand nom à l’affiche, Georges Aperghis, un compositeur venu maintes fois à Musica.


L’œuvre qu’il propose « Migrants » n’est, bien sûr, avec un tel titre, pas destinée à plaire ou à être un divertissement. Dès les premières mesures entendues, la puissance et la vitalité de la partition signent une œuvre engagée. Rien de surprenant de la part de ce compositeur grec qui a connu l’exil et veut en témoigner, bouleversé qu’il est par les situations de détresse dont son pays d’origine fut le théâtre et par celles de tous ces gens qui errent actuellement encore à travers l’Europe.

Il propose un oratorio en cinq mouvements dont les trois premiers ont été créés en 2017 à Hambourg et répondaient à une commande de l’Ensemble Resonanz.

C’est cet ensemble, dirigé avec ferveur par le chef italien Emilio Pomarico, composé de 18 cordes 3 percussionnistes et 2 pianistes qui interprète cette œuvre saisissante à bien des égards puisqu’elle nous plonge sans ménagement dans la détresse et dans l’horreur. Pour en saisir la portée la partition est confiée aux cordes qui, de tous leurs sons aigus, stridents, parfois saccadés amènent en nous un vrai bouleversement.

La musique n’est pas seule à nous interpeler des textes vont être déclamés, chantés, inspirés pour certains par des propos de migrants mais surtout par des citations du livre de Joseph Conrad « Au cœur des ténèbres » et des phrases comme celle-ci nous serrent le cœur :

« Ils mouraient à petit feu, c’était très clair ce n’étaient point des ennemis ce n’étaient point des criminels ce n’était plus rien de ce monde-ci désormais »

 Ces poèmes sont chantés avec conviction par deux chanteuses très engagées dans le répertoire contemporain, la soprano polonaise Agata Zubel et la mezzo-soprano ukrainienne Christina Daletska .

C’est dans le troisième mouvement qu’on entendra ce leitmotiv :
« Je suis allé un peu plus loin, puis un peu plus loin encore, jusqu’au jour où je me suis retrouvé si loin que je ne sais pas comment je pourrai jamais revenir »

Le quatrième mouvement est un concerto pour altiste, une grande pause musicale où l’on a pu savourer les talents, la virtuosité, la finesse et la puissance de jeu de cette grande artiste strasbourgeoise qu’est Geneviève Strosser. Un moment pour réfléchir à toutes ces réalités bien dures qui ont été évoquées.

Enfin, pour la première fois sera interprété le cinquième mouvement dans lequel alternent les bruissements et les éclats de la musique pendant que le texte parle de cris, de lamentation, de clameur et de disparition ; texte d’une infinie tristesse sur lequel s’achève cette œuvre à la fois poétique et réaliste destinée à marquer les esprits et qui, c’est sûr les marquera par l’implacable justesse de son propos  tel qu’il est mis en œuvre par la musique  et le chant.

Musica le 15 septembre 2022 au Palais des Fêtes

Marie-Françoise Grislin

Saison de l’OPS

Pièce musicale d’une grande beauté lyrique, le Requiem de Verdi est aussi une œuvre théâtrale aux allures de spectacle visuel séduisant généralement un large public. Donnée lors d’un unique concert le vendredi 9 septembre, l’œuvre fit plus que salle comble, bien de demandes n’ayant pu être satisfaites. Autour de l’orchestre et de son chef Aziz Shokhakimov, les parties vocales étaient assurées par le Chœur Philharmonique de Brno  associé à celui de l’Opéra du Rhin et par un quatuor de haut niveau composé de la soprano Serena Farnocchia, de la mezzo Jamie Barton, du ténor Benjamin Bernheim et de la basse Ain Anger.


Depuis sa création en 1874, la plupart des grands chefs d’orchestre ont aimé donner ce requiem. Deux tendances s’y sont fait entendre, celle des chefs lyriques privilégiant la beauté d’écriture du chant verdien et celle des symphonistes s’attachant davantage à la texture orchestrale. Parmi les grands chefs du passé, Herbert von Karajan excellait dans la synthèse de la dimension lyrique et de la puissance symphonique. Ici même à Strasbourg, on garde le souvenir des grandes prestations d’Alain Lombard dans les années 1970 et de celles de Jan Latham-Koenig au tournant du siècle.

Parfois, il se trouve aussi des chefs qui conduisent l’œuvre en sous-régime, installant un climat quelque peu anesthésié. On se souvient d’une interprétation de ce genre à l’Opéra de Paris en 2013, sous la houlette de Philippe Jordan. Ainsi qu’on peut l’imaginer, Aziz Shokhakimov se situe aux antipodes. Il ferait même partie de ceux qui, dans cette œuvre, pensent que mieux vaut une double dose de décibels et des tempos accélérés. Il n’y a rien là d’en-soi rédhibitoire, d’autant plus que les moments lyriques sont, quant à eux, joués avec une grande retenue sentimentale. Quelques-uns de ses collègues prestigieux l’ont d’ailleurs précédé dans cette voie. On pense notamment à d’autres grands chefs du passé comme Igor Markevitch ou Leonard Bernstein, ou plus anciens encore comme Arturo Toscanini, tous ayant enregistré de grandes versions à la fois décantées et dramatiques de l’œuvre, bénéficiant il est vrai d’un temps de préparation probablement supérieur à celui d’un concert. Celui du vendredi 9 septembre laissera, en tous cas, une impression contrastée avec une première partie certes très démonstrative mais quelque peu froide et désincarnée. On sent pourtant une indéniable volonté d’engagement mais aussi une certaine crispation d’ensemble. Chœurs et orchestre vont-ils jusqu’au bout des attentes du chef ? Quelques options surprennent : au tout début de l’œuvre, le bref Te decet hymnus, écrit a capella (sans accompagnement instrumental) gagne-t-il vraiment à être ainsi crié ? Si le début du Dies Irae ne manque pas de grandeur, le Tuba Mirum qui suit pâtit vraiment d’une fâcheuse précipitation, à la limite de la confusion. Toujours est-il que dès le début de la seconde moitié de l’œuvre, l’Offertorio fait entendre un changement bienvenu,avec une souplesse de jeu, une ferveur et une qualité de chant impressionnantes. Le Sanctus qui  suit estabsolument parfait dans la pureté de son style, l’Agnus Dei et le Lux Aeterna se révèlent  pleins de poésie et de magie. Quant au Libera me, c’est undes plus libérateurs qui soit. A ce sujet, la reprise de la musique du Dies Irae au milieu de ce dernier épisode donne la mesure de l’évolution du chœur comparée à sa même prestation, quelque peu crispée, au début de l’œuvre. La puissance sonore est toujours là, à la limite du cri, mais le chant rayonne bien davantage. Un concert prenant, mais inégal.

                                                                                   Michel Le Gris

#Rentrée littéraire

La traîne des empires, impuissance et religions

Voilà assurément un livre qui devrait faire date. Gabriel Martinez-Gros, grand spécialiste de l’Islam, aborde dans cet essai, la transformation d’empires en religions. A travers trois exemples, celui de Rome, de l’Islam et de la Chine entre le IIIe siècle avant J-C et le VIIe siècle, il montre le lien filial, incestueux entre empires et religions. Ainsi les héritages principaux de ces trois empires avec lesquels nous vivons aujourd’hui, le christianisme, l’Islam et le bouddhisme, furent d’abord des avortons de ces empires, à l’image de l’apôtre Paul, agent de Rome devenu le contempteur de l’Empire romain et l’ardent propagandiste d’un christianisme qui allait prendre le contrôle de Rome avec les empereurs Constantin et Théodose. Et de la mort de ces empires naquirent ces enfants, les religions, qui régissent aujourd’hui nos vies et nos civilisations.


L’universitaire montre ainsi la lente transformation, la « sédentarisation » comme il l’appelle de ces trois empires d’où allait surgir, sur le long terme, de façon presque consubstantielle, une nouvelle forme impériale, ontologique, à travers une bureaucratie, celle des clercs et des moines, et qui inscrivit les valeurs impériales dans ce nouvel universalisme et espace de paix que les empires n’ont pas su apporter. « La religion est surtout un empire qui s’accepte » écrit ainsi Gabriel Martinez-Gros.

Pour réussir cette transformation, l’auteur décrit plusieurs phénomènes : la « barbarisation » de l’appareil politique et la nécessité de s’appuyer sur les agents de la sédentarisation pour construire leur légitimité et devenir eux-mêmes ou leurs successeurs des agents de cette même sédentarisation. La constitution d’une langue et de son écriture comme instruments de domination qui doivent consacrer cette prise de pouvoir des clercs. « Dès lors que la sédentarisation d’un empire-monde a fait croître sa branche cléricale et monastique, elle est presque indéracinable » écrit encore l’auteur.

Dépassant sa magistrale réflexion appuyée comme toujours sur une prodigieuse érudition, Gabriel Martinez-Gros, trace des pistes contemporaines. Son analyse aurait d’ailleurs pu s’étendre à d’autres formes d’empire, notamment les empires communistes du 20e siècle et en particulier celui de la Chine dont la mutation, sous l’influence du capitalisme néo-libéral, est encore en cours.

Replaçant ces phénomènes dans une perspective historique plus longue, il explique néanmoins que nous sommes parvenus, à notre tour, à un nouveau carrefour historique, celui d’une modernité déclinante incarnée par les Etats-nations. Une nouvelle religion est ainsi prête à voir le jour mais quelles en seront ses formes ? L’historien n’apporte pas de réponse sauf à prévenir que l’imprévisible peut surgir. « L’histoire est un perpétuel recommencement » affirmait Thucydide. Et à la lecture du magistral essai de Gabriel Martinez-Gros, on doit bien convenir que l’historien de la guerre du Péloponnèse avait peut-être raison.

Par Laurent Pfaadt

Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, impuissance et religions,
Aux éditions Passés composés, 240 p.

Des hommes ordinaires

Comment des pères de famille, des maris aimants, des ouvriers, des artisans sans expérience de la guerre, ont pu, en l’espace de quelques mois, quelques semaines, se muer en tueurs de masse, en génocidaires ? C’est à cette question qui dépasse le contexte de la seconde guerre mondiale, que tente de répondre Christopher R. Browning, universitaire américain et grand spécialiste de la Shoah dans ce livre consacré au 101e bataillon de réserve de la police allemande. A l’occasion du 80e anniversaire de l’Aktion Reinhard, ce vaste programme d’extermination des juifs et tsiganes du gouvernement général de Pologne, la 3e édition revue et augmentée de ce livre daté de 2002 permet une fois de plus de prendre conscience que la Shoah ne fut pas uniquement le fait de nazis convaincus mais également d’hommes ordinaires comme se plaît à le rappeler l’auteur.


Puisant dans les témoignages des 210 survivants de ce bataillon, Christopher R. Browning replonge le lecteur dans le village de Josefow et ses environs, dans le sud de la Pologne, où le 13 juillet 1942 et pendant près de dix-huit mois, moins de 500 hommes vont conduire, entre « chasse aux juifs », fusillades, liquidations de ghettos et déportations à Treblinka, plus de 80 000 personnes à la mort. Une question vient immédiatement à l’esprit. Comment en est-on arrivé là ?

Pour y répondre, Christopher R. Browning compose un récit fascinant où l’on suit ces hommes venus majoritairement de la région de Hambourg, du commandant Wilhelm Trapp pleurant comme un bébé lorsqu’il s’agit de convaincre ses hommes d’exécuter leurs terribles besognes aux volontaires zélés demandant toujours plus. L’auteur s’introduit dans leurs psychés en convoquant quelques grands spécialistes dont Stanley Milgram, analyse leurs origines sociales, leurs places dans la société du Troisième Reich et leur adhésion à la doctrine nazie pour en tirer les enseignements nécessaires à la compréhension de leurs crimes.

En premier lieu, ces hommes ont été engagés dans une lutte à mort à l’Est, dans une guerre d’extermination théorisée par les dirigeants nazis. Aucune frontière émotionnelle, éthique, morale n’a résisté à ce contexte. « Cette polarisation entre « eux » et « nous », entre les nôtres et « l’ennemi », fait assurément partie des lois de la guerre » écrit Christopher R. Browning. « Et il semble bien que, même si les hommes du bataillon n’ont pas consciemment fait leur la doctrine antisémite du régime, ils ont tout au moins intériorisé l’assimilation du Juif à l’ennemi » poursuit-il. Les scènes de meurtres, de massacres que racontent ces hommes sont évidemment insoutenables mais elles révèlent avant tout une totale déconnexion avec une réalité qui aurait préservé un sens moral chez la majorité d’entre eux. D’ailleurs, l’auteur revient sur ces membres du bataillon, « ces êtres d’exception » comme il les nomme, qui ont trouvé la force psychique, résistant notamment à la dynamique mortifère du groupe et élaborant des stratégies d’évitement, pour ne pas devenir les complices de ces crimes.

Puis, reprenant le leitmotiv arendtien de banalisation, l’universitaire américain avance l’idée d’une banalisation du crime adossée à une politique gouvernementale fondée sur l’extermination d’êtres déshumanisés et résumée dans un concept de « distanciation ». Pour autant, Christopher R. Browning rappelle, dans une postface éclairante sur sa polémique avec Daniel Goldhagen, auteur du polémique Bourreaux volontaires de Hitler (Seuil, 1997) et qui soutint, en s’appuyant sur ces mêmes témoignages des hommes du 101e bataillon, des conclusions contraires, que tous les Allemands ne furent pas forcément des antisémites en puissance capables de massacrer des juifs, et estimant finalement que « cette histoire ordinaire n’est pas l’histoire de tous les hommes ».

Toujours aux Belles Lettres, on lira également avec intérêt l’ouvrage polémique de Jan T. Gross, Les Voisins, 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne (2019) consacré au massacre de Jedwabne au nord-est du pays par leurs voisins polonais pour comprendre comment la guerre et ses corollaires transforment des hommes ordinaires en génocidaires.

Par Laurent Pfaadt

Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne,
coll. Le goût de l’histoire
Aux éditions Les Belles Lettres, 348 p.

#Rentrée littéraire

Les Champs de Nüying

Nous sommes au 26e siècle. Nüying est une exoplanète située à quelques vingt-quatre années-lumière du système solaire. Elle présente tous les signes d’une possible vie terrestre. C’est en tout cas ce qu’ont révélé les premiers signes enregistrés par la sonde Mariner, des chants ressemblant à ceux qu’émettent les baleines. Pour s’en assurer, une mission réunissant une équipe multidisciplinaire dont Brume, l’héroïne, spécialiste de biologie marine, doit permettre de ramener les preuves de cet espoir.


Après une mission de vingt-sept ans, Brume arrive ainsi sur cette planète en grande partie aquatique et entre en contact avec cette vie extraterrestre. Dans ce très beau roman profondément influencé par la philosophie bouddhiste et la culture asiatique – Brume est elle-même en partie d’origine vietnamienne – Emilie Querbalec introduit une forme d’introspection sur notre condition humaine au contact d’une autre forme de vie, sur notre altérité. Cette alchimie parfaitement réussie donne, grâce à une narration littéraire délicate où perce une sensibilité assumée, un roman très agréable à lire.

Avec ce nouveau roman qui s’inscrit dans la longue tradition de premier contact, Emilie Querbalec s’impose un peu plus comme une auteure de référence de la jeune génération d’écrivains français de SF.

Par Laurent Pfaadt

Emilie Querbalec, Les Champs de Nüying
Aux éditions Albin Michel, 440 p.

A noter également la sortie en poche de son roman précédent, Quitter les monts d’automne (Le Livre de Poche, 544 p.), Prix Rosny l’Aîné 2021

Maillon nouvelle saison

Le dynamisme et la curiosité sont toujours de mise pour cette nouvelle saison au Maillon où l’on présente 31 spectacles dont 5 premières françaises et 3 créations avec des artistes et des compagnies venus de différents pays qui, tous, témoignent de leur attention à notre monde où tout change et se fragilise.


La saison est structurée autour de quelques grands moments qui permettent d’approfondir les questions abordées dans les spectacles.

Ainsi en est-il pour « Paysage » qui offre 10 jours à « L’Amicale » pour présenter en novembre 6 spectacles. « L’Amicale » est une sorte de coopérative d’artistes qui mutualise leurs projets et les conditions de leur réalisation. Un de leurs grands principes étant, aux dires d’Alain Defoort,  un des fondateurs de L’Amicale, « 100% sérieux, 100% déconne, mais en même temps », c’est dire que  ces six spectacles ne manqueront ni d’humour, ni d’occasion de réflexion .

Autre moment fort, celui intitulé »Focus » avec « Espaces d’exil »  qui nous permettra  de rencontrer des artistes afghans réfugiés et aidés par le milieu culturel alsacien  et d’assister à deux pièces de théâtre, « En transit » de l’iranien Amir Reza Koohestani d’après le roman « Transit » d’Anna Seghers et « Les forteresses » de Gurshad Shaheman, d’origine iranienne qui met en scène des récits de vie

Le troisième temps fort en mars « Tu fais quoi dans la vie ? » est constitué de 5 spectacles qui abordent les problèmes du travail aujourd’hui. Il permet de retrouver le collectif Rimini Protokoll et Stefan Kaegi dans « Société en chantier ». Les autres spectacles nous feront réfléchir sur les vertus du progrès (« L’âge d’or » et « Sinfonie des Fortschritts ») nos choix d’emploi du temps (« Quarantine, 12 last songs »), l’argent (« Une histoire de l’argent racontée aux enfants et à leurs parents »).

Au cours de ces moments le Maillon proposera des formes interactives et immersives de participation au public car il tient à modifier le rapport scène-salle.

Le Maillon présente certains spectacles avec d’autres structures :

  • Avec Musica « Schwarz auf Weiss » de Heiner Goebbels avec l’Ensemble Modern et « La femme au marteau » de Silvia Costa.
  • Avec Pôle-sud, de la danse « New creation » de Bruno Beltrao et le Grupo de Rua (déconstruction ludique des danses hip-hop).

« I am 60 » de la chorégraphe chinoise Wen Hui qui mêle dans sa performance traces du passé des années trente en Chine et signes du présent.

Wakatt de Serge Aimé Coulibaly et le trio Magic Malik spectacle engagé qui interroge la peur de l’Autre. 

Carcass  du chorégraphe portugais  Marco da Silva Feirreira pose le problème de l’identité

  • Avec le TJP-CDN « Traverser les murs opaques » performance qui tient du cirque et de la poésie et « After all Springville » de Miet  Warlop, une interrogation ludique sur la vie des objets.

Le Maillon nous convie aussi à des spectacles de cirque comme « Tina », « Zugzwang »et « Le Cycle de l’absurde » de Raphaëlle Boitel .

Le Théâtre n’est pas en reste avec : »Das neue leben (unplugged) dans lequel le metteur en scène allemand Christopher Rüping évoque « La vita nuova » première œuvre attribuée à Dante.

« Oorlog (guerre) en première française du théâtre Artémis qui parle de la guerre de façon drôle et profonde.

« Los anos » du metteur en scène Mariano Pensotti  qui rapproche deux périodes de la vie  à travers une sorte de documentaire.

« Hôtel Proust » de Mathias Moritz nous fait revivre en 1995 et pose la question de savoir si depuis on a avancé 

« Plutôt vomir que faillir » de Rébecca Chaillon évoque l’adolescence.

 « Entre chien et loup » de Christiane Jatahy interroge les relations de pouvoir entre les gens. Spectacle d’après le film « Dogville »de Lars von Trier qui fait la part belle au cinéma et au théâtre inspiré par les réalités sociales et politiques du Brésil.

Théâtre musical « Madrigals » de Benjamin Abel Meirhaeghe sorte d’opéra inspiré des Madrigali guerrieri et amorosi de Claudio Monteverdi

N’oublions pas pour la danse cette première française « In C » de Shasha Waltz et Guests composée à partir de l’œuvre de Terry Riley.

« Danse macabre » de Martin Zimmermann qui mêle danse, théâtre et cirque dans une tragicomédie dans un décor audacieux.

« Poufs aux sentiments » où l’on retrouve Clédat et Petitpierre qui font danser leurs interprètes avec d’incroyables costumes et perruques surdimensionnées .

Autant de propositions qui ne peuvent qu’enthousiasmer le fidèle public du Maillon et donner à tous envie de les partager.

Marie-Françoise Grislin