Requiem für Larissa

Compositeur ukrainien assez méconnu du grand public malgré une production conséquente Valentin Silvestrov a gagné en visibilité ces six derniers mois depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Sa Prayer for Ukraine est ainsi devenue l’hymne ukrainien en exil.


A l’occasion de son 85e anniversaire, le label de la radio bavaroise réédite avec bonheur son « Requiem pour Larissa » donné lors d’un concert du Münchner Rundfunkorchester en juin 2011 sous la direction du violoniste et chef d’orchestre estonien, Andres Mustonen. Composé initialement en 1997-1999, ce requiem pour chœur et orchestre, sombre et lugubre, est une sorte de plainte sortie des tréfonds de la terre. Immédiatement, des images viennent à se former dans l’esprit de l’auditeur. Des spectres sortis des entrailles de la terre, hantant les vivants de leurs cris perçants.

La très belle interprétation de l’orchestre de la radio munichoise permet de contextualiser, à travers la musique du compositeur ukrainien, la souffrance du peuple ukrainien. Ce long chant funèbre décuple ainsi une émotion inhérente à l’essence de l’œuvre. A l’écoute d’un tel disque, on mesure plus que jamais la puissance du pouvoir de la musique.

Par Laurent Pfaadt

Valentin Silvestrov, Requiem für Larissa, Münchner Rundfunkorchester, dir. Andres Mustonen,
BR Klassik.

La plupart ne reviendront pas

Fils d’un industriel du textile, Eugenio Corti s’engagea à vingt ans dans l’armée italienne et demanda à être affecté, en 1942, sur le front russe. Sa littérature allait ainsi se nourrir de la guerre et de la débâcle des forces de l’Axe en URSS. Cette dernière, décrite dans La plupart ne reviendront pas, ouvrage paru en 1947 et que les éditions Noir sur Blanc republie aujourd’hui dans une nouvelle traduction revue et augmentée, servit de premier jet à son magnum opus, Le Cheval rouge, publié en 1983 et devenu depuis un monument de la littérature italienne.


Il y a dans ce récit glaçant de l’anéantissement de la 8e armée italienne lors de la grande contre-offensive du Don en 1943, des moments poignants, à la fois tragiques et héroïques. Ainsi seuls 30 000 des compagnons de Corti revinrent indemnes de la terrible retraite de l’hiver 1942-1943 où la Wehrmacht et leurs alliés notamment italiens furent repoussés, encerclés, anéantis. Mais surtout, derrière les mots, c’est le poids de l’Histoire sur les hommes qui donne à la prose de Corti toute sa force. Une volonté de relater, de ne pas trahir la mémoire des morts pour échafauder un monument littéraire dédié à ses compagnons d’infortune. C’est ce qui rend la littérature de Corti unique et consacra sa popularité de l’autre côté des Alpes. La plupart ne reviendront pas n’est pas uniquement un grand récit de guerre mais, à l’instar d’un Mario Rigoni Stern, une témoignage littéraire admirable célébrant les hommes dans la guerre.

Cette nouvelle édition vient ainsi consacrer à juste titre le retour d’un écrivain quelque peu oublié et pourtant fondamental dans la littérature du 20e siècle, à ranger indiscutablement aux côtés des Hemingway et Grossman.

Par Laurent Pfaadt

Eugenio Corti, La plupart ne reviendront pas
Aux éditions Noir sur Blanc, 320 p.

#Rentrée littéraire

Nous, les Allemands

Arrivé au terme de sa vie, Meissner, un ancien combattant de la Wehrmacht entame, depuis sa maison de retraite, un dialogue avec son petit-fils vivant à Londres où il entreprend de lui raconter ses années passées sur le front de l’Est. Il y servit pendant près de quatre ans, passant de son université de chimie et de l’exaltation qui suivit l’invasion de l’URSS à la déroute de l’armée allemande et du régime nazi qu’il servit. Meissner y évoque souvent la violence et les crimes commis, y compris à l’égard d’autres Allemands dans cette guerre qui était « une pure affaire de haine et d’annihilation ».


Face à ces crimes contre les populations russe et polonaise, face à cette complicité d’un homme ordinaire qui reconnaît lui-même que « si l’on n’était pas un héros, on se rendait complice par défaut », Alexandre Staritt n’apporte aucun jugement, préférant laisser le lecteur élaborer son propre jugement à travers un processus littéraire parfaitement abouti. Jusqu’à être au côté de Meissner à la barre du tribunal de l’Histoire où ce dernier récuse l’accusation de culpabilité, préférant celle de honte. La différence ? La honte « n’admet pas la réparation » se borne à répliquer Meissner car la honte permet d’avancer.

Le livre aborde ainsi avec une intelligence rare, la question cruciale de la transmission, à la fois privée mais également à l’échelle d’une nation, d’une mémoire entachée de crimes sans équivalents, d’une mémoire rongée par la faute collective. Car la reconstruction identitaire apaisée de Meissner et de l’Allemagne qui doit permettre aux générations suivantes de s’inscrire dans un destin futur commun, impose d’abord être purgée de tous les non-dits. En décortiquant la psyché de Meissner, Alexander Starritt rend ainsi intelligible la complexité de ces hommes ballotés entre culpabilité et fatalité. Meissner nous apparaît alors moins comme un criminel, un nazi aveuglé par l’idéologie mais plus comme un homme ordinaire emporté dans la tourmente de la guerre par un régime criminel auquel il tenta malgré tout de lui opposer sa conscience.

Reste la question douloureuse de l’appropriation de la culpabilité par son petit-fils, Callum, dont la germanité n’est qu’une composante d’une identité hybride forgée dans l’Europe d’après 1945 et la mondialisation des années 2000. Est-on coupable des crimes de ses aïeuls du seul fait d’appartenir à une communauté nationale ? Partage-t-on des valeurs communes avec certains de ses membres qui ont commis l’innommable ? Si le lecteur, en entamant ce livre pouvait y souscrire, il le referme en étant convaincu du contraire. Chacun, même s’il n’est qu’un rouage, peut disposer de sa conscience. Alexander Starritt montre ainsi avec ce livre brillant qui réduit en miettes toute tentative d’enfermer un peuple dans un manichéisme caricatural que, même dans les ténèbres les plus obscurs, chacun dispose toujours de son libre-arbitre. Magnifique leçon littéraire et humaine.

Par Laurent Pfaadt

Alexander Starritt, Nous, les Allemands
Aux éditions Belfond, 208 p.

Saison 2022-2023 au TJP-CDN

Pour sa dernière saison au TJP-CDN Renaud Herbin ne déroge pas au grand principe qu’il a mis en œuvre lors de son arrivée dans cette mémorable institution il y a 11 ans, à savoir la liaison Corps-objet-image. La programmation est, comme il se doit, prometteuse avec pas moins de vingt-deux spectacles qui s’adressent à tous, certains même aux très jeunes. Elle débutera par deux créations de Renaud Herbin « A qui mieux mieux » à voir dès 3 ans, interprété par Bruno Amnar, qui évoque avec des kilos de laine la venue au monde d’un petit être qui va découvrir la réalité de la vie et par sa sensibilité s’ouvrir à tout ce qui peut l’émerveiller.


Puis ce sera la reprise de « Par les bords » avec le danseur Côme Fradet qui exprime comment un être désemparé, fragilisé par les aléas de la vie, par le déracinement qui lui fut imposé, essaie puis réussit à se redresser, à trouver un équilibre pour se reconstruire (spectacle inspiré par la situation des Afghans obligés de fuir leur pays). Ces deux spectacles sont produits par le TJP-CDN et
« L’Etendue », compagnie implantée à Strasbourg que vient de créer Renaud Herbin pour poursuivre son activité de création telle qu’il la conçoit « à la croisée de l’écriture chorégraphique et de la poésie ».

Nous retrouverons des artistes déjà venus au TJP-CDN comme Pierre Meunier, ce « réenchanteur du monde » qui propose avec sa fidèle compagne Marguerite Bordat un oratorio inspiré de l’œuvre de Gaston Bachelard, des textes accompagnés par la violoncelliste Noémie Boutin et la pianiste Jeanne Bleuse.

Le performeur, scénographe et metteur en scène David Séchaud présente avec Paul Schirck « Indomptable » qui mêle bricolage, électro-magnétisme, dérision, magie et poésie.

Julika Mayer revient dans trois spectacles dont « Ding » à voir dès 2 ans où elle crée l’étonnement avec une simple couverture de survie découpée et manipulée avec un sèche-cheveux.

Dans « La cérémonie du poids » avec Rafi Martin elle met en jeu le corps confronté aux arts martiaux et dans « Résonancias »   les deux artistes accompagnés du musicien Fernando Munizaga nous invitent à prendre en considération le monde qui nous entoure.

Damien Bouvet explore en compagnie de trois musiciens les aventures d’un prince transformé en oiseau. Mettant en jeu son corps et sa voix, il arrive à jouer tous les personnages de ce conte à voir dès 3 ans.

Retour aussi de la plasticienne Christelle Hunot avec « Panoramique no1 Eloge du blanc » (à voir dès la naissance) où, manipulant des draps blancs, elle crée un univers sensible et une réflexion sur le temps.

Marion Collé, fildefériste et poétesse crée pour cinq acrobates « Traverser les murs opaques » pour montrer qu’on peut danser sur un fil tendu et lutter contre l’impuissance.

 Quant à Miet Warlop , elle ramène ses personnages bricolés dans leur maison de carton

 dans « After all Springville. Disasters and amusement parks », un spectacle burlesque, drôle, avec un scénario catastrophe comme elle les aime.

D’autres spectacles nous attendent, en particulier “Gadoue“ qui n’avait pu passer aux Giboulées. Dans ans ce corps-à corps avec la matière, Nathan Israël fait  l’éloge du jeu et de la patouille.

Jeu aussi avec les objets dans « Traits » où à l’aide d’une roue Cyr Coline Garcia réalise une œuvre picturale.

De nombreux effets Ivon Delpratto de proposer au public de curieuses images parfois tronquées et à reconstruire.

De  multiples objets serviront à Laurent Meunier dans « La construction » à créer un spectacle qui tient de l’art brut, une performance de micro-cirque en lien avec le public pour créer surprise et dérision avec de petits riens.

Public acteur aussi dans « Déplacer les montagnes » (dès 6mois) de Fanny Bouffort qui offre à manipuler des objets en bois en forme de runes scandinaves.

La participation du public est requise aussi dans « Le feu de l’action » par Mickael Chouquet et Balthazar Daninos deux chercheurs loufoques qui essaient de comprendre les pathologies de l’action.

Spectacles plus existentiels « Le renard de l’histoire » d’Antoine Cegarra nous parle de la mémoire, des disparitions, du passé et de l’avenir avec de nombreux effets lumineux et sonores qui évoquent des présences spectrales.

 A la limite du monde humain et animal on trouvera « L’odeur du gel » d’Emily Evans le rêve du Grand Nord peuplé d’étranges créatures.

« Les Multigrouillaes » présente un monde fantastique d’insectes accroché à sa loupiote, en totale dépendance du minerai lumineux qui l’alimente  et dont le manque crée l’obligation de se métamorphoser.

La plupart des spectacles offrent la possibilité de rencontres avec les artistes ou de s’inscrire dans des chantiers de façon à mieux comprendre les gestes artistiques et de devenir soi-même créatif.

 Renaud Herbin a fait du TJP-CDN, un lieu de création et de coproduction, un lieu d’accueil qui attache une grande importance aux multiples rencontres entre le public et les artistes. Il laisse une maison en parfait état de marche.

Marie-Françoise Grislin

Trois mille ans à t’attendre

Un film de George Miller

Depuis plus de quarante années le génial metteur en scène australien nous embarque dans des voyages improbables. Révélé en 1979 avec le tonitruant et culte Mad Max, George Miller n’a cessé de balader les spectateurs dans des univers à part.


Parmi la dizaine de longs-métrages qu’il a mis en scène, presque tous sont restés gravés dans la mémoire des cinéphiles. De la saga Mad Max à celle de Babe, le cochon dans la ville, on a ensuite partagé celle de Happy Feet, croisant sur la route de singulières sorcières (cf. Les sorcières d’Eastwick). Aujourd’hui il nous invite à partager le destin d’une âme solitaire, alors qu’elle croise le chemin d’un génie libéré de sa bouteille. Voilà pour le synopsis, un peu sec, mais qui a le mérite d’éveiller la curiosité. Alithea Binnie est une universitaire britannique un peu cynique, désabusée, pour qui l’existence ressemble à un gigantesque cirque aux illusions. Elle en a fait son quotidien, l’accepte, et porte un regard critique sur le genre humain. Mais ce qu’elle apprécie le plus, ce sont les récits que les hommes se sont racontés au cours des siècles, et comment ils ont façonné les générations futures. Elle sera la narratrice de l’histoire, et entend nous conter une formidable histoire.

Alithea nous fait partager un moment clef de son existence. se définissant comme une personne heureuse et solitaire, elle est absorbé par son travail sur les contes, mythes et autres histoires à travers les âges et les continents. Elle a de bons rapports avec ses pairs, qu’elle retrouve chaque année à l’occasion de la grand-messe les rassemblant pour des conférences en un lieu différent. Cette année là, c’est à Istanbul qu’elle se rend. Son imagination débordante, que son travail de recherche nourrit pleinement, lui joue parfois des tours. Elle est confrontée à des hallucinations, de plus en plus fréquentes. Elle fera l’acquisition d’un petit flacon dans une des nombreuses échoppes de la capitale, sans se douter que ce geste changera à jamais sa vie. Alors qu’elle tentera de nettoyer le flacon, un génie s’en échappera.

Celui-ci lui demandera de faire trois vœux. Mais devant sa réticence (Alithea est une grande sceptique…), il entreprendra de lui raconter trois histoires, qui auront toutes la même issue, celle de le voir se retrouvé emprisonné dans un flacon. George Miller construit son film autour de fresques incroyables, mais n’oublie pas de tisser un lien avec les simples mortels que nous sommes. Au contact du djinn, Alithea prend conscience de sa propre solitude, avec laquelle elle cohabitait pourtant parfaitement jusque là. Trois mille ans à t‘attendre promène le spectateur au cœur d’époques plus grandes que nature, avec toujours la petite interrogation concernant la volonté du génie. N’y aurait-il pas un petit détail caché quelque part, quelque roublardise comme Alithea semble le suspecter ?

Le réalisateur reste dans son genre de prédilection, le fantastique, en prenant soin de bien l’ancrer dans le réel. Car même s’il est question d’anciens empires et de leurs fastes, les récits hauts en couleurs du génie s’articulent toujours autour des caprices des hommes. Avec leurs forces, leurs faiblesses, et une bonne dose de fourberie aussi. Et pour conter cela, George Miller n’a pas son pareil.
Dans le rôle du djinn, le comédien britannique Idris Elba (révélé en 2002 avec la série The Wire, les cinéphiles se rappellent plus récemment de ses rôles dans Thor, Pacific Rim, Star Trek : Sans Limites, La Tour Sombre, The Suicide Squad), incarne un être qui, bien que théoriquement immortel, n’en est pas moins traversé par les mêmes doutes que les simples mortels. Un être surnaturel qui reste émerveillé des prouesses dont le genre humain est capable, sans pour autant le comprendre tout à fait. Face à lui, la comédienne Tilda Swinton (dont la carrière, toujours parfaite, a débuté au milieu des années 80, ses prestations, souvent hallucinantes, dans Snowpiercer: Le Transperceneige, Only Lovers Left Alive, The Grand Budapest Hotel, Crazy Amy, le Suspiria de Luca Guadagnino, The French Dispatch nous le rappellent) se glisse dans la peau d’un être sensible, moins serein qu’elle veut bien le laisser croire, et va évoluer au contact du djinn.

Le jeu du chat et de la souris auquel se livrent les deux comédiens est sympathique, et ramène un peu de poésie à une époque qui en a bien besoin, à l’heure du pessimisme et du cynisme ambiants…

Jérôme Magne

Prophète ou Cassandre ?

George Orwell & La vie ordinaire de Stéphane Leménorel

Dès les Trente Glorieuses, d’éminents lanceurs d’alertes avaient prédit la plupart des désastres qui compromettent « la possibilité d’avoir encore un monde » (p. 62). La biologiste Rachel Carson et son Silent Spring (1962) ou l’agronome René Dumont, le philosophe Günter Anders, des écrivains aussi : Romain Gary avec Les racines du ciel (Goncourt 1956)… Mais avant eux, dès les années trente, Georges Orwell (1903–1950) dénonçait le mythe du progrès et prônait la décroissance.
Dans la collection dirigée par Serge Latouche « Précurseur·ses de la décroissance » chez
le passager clandestin, Stéphane Leménorel nous présente (souvent avec de jolies formules) les analyses et les idées que développait l’auteur britannique incluant des extraits d’œuvres moins connues que 1984.


« George Orwell a construit sa pensée au contact des réalités concrètes, n’ayant pas hésité à s’immerger dans la misère la plus sordide pour comprendre ce monde de l’intérieur. » (p. 12)
Et cela par-delà le genre. Le roman Une histoire birmane (1935) s’inspire des cinq années passées dans la police impériale britannique (je servais dans la police, c’est-à-dire que j’étais au cœur de la machinerie du despotisme [1]). Avec des récits inspirés de son expérience personnelle, Dans la dèche à Paris et à Londres (1933) évoque sa vie parmi les pauvres des deux capitales. Avec des chroniques de témoin privilégié, Hommage à la Catalogne (1938) relate sa participation à la guerre d’Espagne auprès des Républicains et le traumatisme de l’impitoyable liquidation des autres mouvances communistes par les staliniens. Et aussi des reportages commandités : les conditions de vie des mineurs avec Le Quai de Wigan (1937) ou comme correspondant de guerre en Europe (1945).

« Si c’est en Espagne qu’il a fait la rencontre, décisive, du mensonge politique organisé, il le retrouve également en Angleterre. » (p. 20)
Ses critiques du stalinisme se heurtent à la russophilie aveugle des intellectuels de gauche. Ces controverses avivent sa farouche méfiance envers la sphère politique dont il déconstruit les discours en pointant l’usage pervers des mots : La politique et la langue anglaise (1946). Comment ne pas penser à LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer (1947) ? Et effectivement dans sa dystopie 1984 (son dernier livre), Orwell érigera la novlangue en vecteur essentiel de la tyrannie.

« La machine est le modèle le plus abouti de la rationalité économique. Elle correspond au projet d’une modernité viciée » (p. 41)
Avec à terme, la transformation de l’homme en automate comme le regrette Orwell ou en machine comme le développe Günter Anders dans L’obsolescence de l’homme (1956). En prolongement Stéphane Leménorel suggère le travestissement de ce futur « camp de concentration technologique universel » par les accessoires de La société du spectacle (Guy Debord, 1967).

« L’empire de la nature, pour impitoyable qu’il soit, est bien moins violent que l’empire des hommes, et bien moins encore que celui des machines. » (p. 57)
Dans sa réflexion, Orwell souhaite avant tout ouvrir des horizons à défaut d’apporter des réponses définitives et toutes faites – il les détestait ! – avec l’envie de réenchanter le monde. La décroissance n’est pas un retour à l’âge de pierre et il s’y adonne dans l’île de Jura en Écosse où il s’est retiré loin de la modernité et des métropoles.

Orwell : une pensée claire, exigeante et visionnaire. Malheureusement… car dans son œuvre, « il est rare d’y trouver une inquiétude dont l’avenir n’ait pas montré la justesse » (p. 111).

Par Luc Maechel

Stéphane Leménorel, George Orwell & La vie ordinaire
le passager clandestin, collection « Précurseur·ses de la décroissance »,
124 p., 10 €


[1] Le Quai de Wigan (1937)

#Rentrée littéraire

Le Débutant

Ce roman signé de l’un des prodiges des lettres russes avec quelques autres auteurs publiés par la magnifique maison d’édition suisse Noir sur Blanc et qui vient d’obtenir le prix Transfuge du meilleur roman étranger 2022, nous fait pénétrer dans le lieu le plus secret d’URSS, le fameux laboratoire des poisons, cet endroit qui n’a ni nom et ne se trouve sur aucune carte.


Là-bas, on y fabrique les armes qui serviront à éliminer les ennemis du régime, les traîtres mais également à prouver la supériorité et la toute puissance de l’Union soviétique. Seulement voilà, nous dit l’auteur, cette puissance n’existe pas, n’existe plus. Elle est devenue un leurre. Si bien que les chimistes soviétiques, ceux qui mettent au point ces poisons, sont partis à l’Ouest avec leurs désillusions et surtout leurs créatures comme dans le cas de Kalitine et de son Débutant, un poison d’une efficacité redoutable qui tua jusqu’à la propre femme de Kalitine.

Alors on ne sait trop pourquoi le régime a envoyé un commando à l’Ouest. Pour tuer le traître ? Certainement. Pour récupérer le Débutant ? Probablement pas. Ou pour maintenir vivace cette illusion de grandeur ? Intervient alors la prose incroyable de Lebedev. Comme dans les hommes d’août (Verdier), il excelle à dépeindre ces sentiments qui traversent une URSS devenue une étoile morte, ceux de ces hommes mus par une idéologie qui a cessé d’exister et qui errent dans cet empire devenu un cimetière privé de sens où rodent cadavres et spectres. Lebedev place ainsi le lecteur au-dessus de ce théâtre d’ombres observant ces hommes comme Kalitine et son chasseur, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui tentent en vain de jouer une macabre comédie devenue vaine. Que leurs missions n’ont finalement servi à rien. Que leurs vies ont été des impostures.

La langue de Lebedev s’infiltre ainsi dans les méandres de leurs cerveaux où bien et mal se confondent. Avec ce nouveau roman incroyable, l’auteur démontre ainsi une fois de plus qu’il est un écrivain dont l’extraordinaire talent réside avant tout dans cette faculté à dépeindre la torture mentale qu’infligea les sociétés totalitaires – ici en l’occurence celle du communisme – à ses propres partisans, à ses propres agents devenus, du jour au lendemain, orphelins et perdus dans un monde qui n’est plus le leur, qui ne fut jamais le leur. Il rejoint en cela ces grandes voix qui, chacune à leur manière, traduisent le désarroi de ces populations plongées sans ménagement dans cette époque post-communiste qui continue malgré tout d’instiller partout en Europe, le poison d’une puissance perdue. Ne reste plus que la peur. Mais celle-ci ne fonctionne plus.

Par Laurent Pfaadt

Sergueï Lebedev, Le Débutant
Aux éditions Noir sur Blanc, 224 p.

#Rentrée littéraire

Palimpseste

Voilà un livre qui fait froid dans le dos. L’auteur de Niels et d’Opus 77 (publiés chez Vivianne Hamy), revient en cette rentrée littéraire avec ce roman dystopique situé dans une France gouvernée par une présidente d’extrême droite – il ne le dit pas clairement mais tout le laisse à penser – qui a remodelé la mémoire collective à grands coups d’historiens révisionnistes et a anesthésié la population grâce à une société du divertissement et de la violence.


Les livres sont devenus dangereux et ont été consignés dans une Grande Bibliothèque auprès de laquelle doit être construit le Conservatoire de la mémoire. Autant dire les tours jumelles de cette prison de la connaissance. « Conçue comme un lieu de persistance de la mémoire, la Grande Bibliothèque, entre les mains expertes du pouvoir, est aujourd’hui l’ultime moyen de s’assurer que toute vérité demeure enfouie à jamais » écrit Alexis Ragougneau.

Dans cette société que ses bâtisseurs veulent contrôler se niche cependant un petit grain de sable nommé Simon Kaas. Ses parents, tel Janus, ont à la fois servi le régime et tenté de le combattre. Simon, lui, est devenu l’un des agents du régime, chargé de fabriquer une réalité alternative et de combattre toute vélléité de rébellion contre l’ordre établi en utilisant l’arme atomique de cette révolution technologique : les réseaux sociaux. Pourtant, en secret, Simon, qui a accès à tous les livres, n’est obsédé que par l’un d’entre eux : celui que son père, Serge Vartanian, a écrit sur le camp de Saliers, non loin d’Arles en Camargue où durant la seconde guerre mondiale, plusieurs centaines de nomades (Tziganes, Bohémiens, Gitans…) ont été internés. Celui avec lequel son père tenta de ressusciter une vérité bannie, oubliée et qu’il paya au prix fort.

Il y a indubitablement du Guy Montag de Fahrenheit 451 dans Simon Kaas. Tous les deux représentent ces petits rouages d’un système qu’ils vont gripper, ces porteurs de minuscules flammes de la vérité qui finissent par se transformer en brasier géant ravageant tout sur leur passage. Dans le même temps, cette Grande Bibliothèque, personnage monumental, inquiétant du livre donne à ce dernier un air de Nom de la Rose des 21-22 siècles avec cette connaissance inaccessible, ces personnages énigmatiques ou l’encre rouge de l’Aurora qui n’est pas sans rappeler le poison du vénérable Jorge.

Le style de l’auteur alternant passages dans le temps, points de vue alternatifs et assertions de définitions transforme le récit en voyage à travers le temps et les pages d’une encyclopédie. Sans s’en rendre compte, le lecteur reste prisonnier de cette bibliothèque, cet univers-monde qui se referme lentement sur lui. Et avec une légère touche d’anticipation, Alexis Ragougneau parvient à distiller ce qu’il faut d’angoisse sans verser dans la science-fiction.

Palimpseste résonne enfin avec force dans cette actualité russe où un historien, Iouri Dmitriev, a été condamné à plusieurs peines de prison pour des motifs fallacieux alors qu’il ressuscitait, à Sandormokh en Carélie, les fosses des crimes de la grande terreur soviétique. En refermant ce livre qui devrait, à coup sûr, marquer cette rentrée littéraire, on ne peut que se demander où se niche la dystopie tant ce qu’Alexis Ragougneau nous raconte paraît si proche…

Par Laurent Pfaadt

Alexis Ragougneau, Palimpseste,
Viviane Hamy Editions, 320 p.