Une direction sobre et colorée

Lors du récent concert de l’OPS les 13 et 14 octobre derniers, deux œuvres de Tchaïkovski, le grand poème symphonique de jeunesse Roméo et Juliette et la cinquième symphonie encadraient Schlomo, la symphonie hébraïque du compositeur suisse Ernest Bloch.


Ernest Bloch en 1917

Outre la beauté de toutes ces œuvres, la venue du jeune Edgar Moreau pour la partie violoncelle de Schlomo et l’interprétation de Tchaïkovski par Aziz Shokhakimov, le directeur musical de l’orchestre, rendaient la soirée particulièrement attirante. Elle fut captivante d’un bout à l’autre. L’atmosphère tour à tour recueillie et poignante de Schlomo, partition écrite en pleine première guerre mondiale, fut restituée avec beaucoup de tact et de mesure, tant chez le soliste que du côté de l’orchestre. En harmonie avec la direction sobre et colorée du chef, le son du violoncelle s’est montré d’une grande plénitude, d’un archet fin, dense mais sans la moindre lourdeur ; la corde grave de l’instrument étant, il est vrai, très peu sollicitée dans cette partition. Offerte en bis le premier soir, la sarabande de la troisième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach sous les doigts d’Edgar Moreau sortait de l’ordinaire : habitée, concentrée en même temps que très pudique, avec un son ténu, proche de celui d’une viole de gambe. Magnifique.

De nombreux micros flottaient au-dessus de la scène pour capter les deux œuvres de Tchaïkovski, en vue d’une publication prochaine chez Warner. Bien qu’originaire d’une ancienne république soviétique (l’Ouzbékistan), Shokhakimov ne les inscrit pas vraiment dans la grande tradition russe, celle mélancolique et tempétueuse d’un Svetlanov, ou d’une noirceur hautaine comme chez Mravinsky. Dès Roméo et Juliette et plus encore dans la cinquième symphonie, on entendit un orchestre ménageant de beaux contrastes entre lumière et notes sombres, sans que celles-ci ne prennent jamais le dessus. Somme toute une interprétation aussi intéressante qu’inattendue, retrouvant, à sa manière, une école française de la clarté et de la mesure, comme jadis les chefs Pierre Monteux, Paul Paray ou Alain Lombard qui nous ont tous laissé de beaux témoignages dans ce répertoire. Avec Shokhakimov, l’allegro final sonne comme une victoire indiscutable sur les forces hostiles qui assombrissent les deux premiers mouvements. Le jeu d’orchestre, de grande allure, témoigne d’un bon travail en répétition et d’une belle entente entre chef et musiciens.

                                                                 Michel Le Gris

Valentin Silvestrov, le chant des héros

Le 6 mars 2022, accompagné de sa fille et muni d’une simple valise remplie de partitions, le compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, 84 ans, a pris le chemin de l’exil. Celui qui, en dehors de son pays, n’était connu que de mélomanes avertis, a depuis acquis une nouvelle dimension, notamment grâce à sa Prayer for Ukraine interprétée partout dans le monde.


A l’occasion de son 85e anniversaire sort Maidan, certainement l’une de ses plus belles œuvres résumant près de soixante ans de création. « Je le considère comme l’un des plus grands compositeurs de la seconde moitié du 20e siècle et de notre époque » affirme ainsi le pianiste russe Nikita Mndoyants, réfugié en France. Maïdan est un cycle de chants interprété par le chœur de chambre de Kiev et composé en hommage à cette place de Kiev qui constitua l’épicentre de la révolte de 2014 contre l’influence russe et se solda par une répression sanglante d’un pouvoir ukrainien alors prorusse. Dans cet enregistrement inédit puisque l’œuvre n’a été donnée qu’en Ukraine, Silvestrov, grâce à l’introduction du tocsin du monastère Saint Michel de Kiev et d’intonations liturgiques, construit une œuvre possédant une dimension sacrée extrêmement puissante et tisse une martyrologie musicale autour des héros de Maïdan, prolongeant ainsi sa réflexion entamée avec Diptyque. La musique se trouve également transcendée par les mots du poète Pavlo Chubynsky, eux-mêmes à l’origine de l’hymne ukrainien. L’atmosphère ainsi déployée est saisissante de beauté et d’émotion.

Auteur d’une production conséquente qui va de la musique symphonique à la musique de chambre, du répertoire sacré à la musique de films notamment ceux de Kira Mouratova, Valentin Silvestrov navigua entre de nombreux esthétiques : musiques tonale, atonale, dodécaphonique sans pour autant verser dans le polystylisme d’un Schnittke. Chez Silvestrov qui tire ses influences d’un Scriabine et d’un Chostakovitch, il y a la notion fondamentale de la prolongation, d’étirement du son, comme un chant qui vient à se réduire. Comme un infini qui ne semble jamais devoir s’arrêter. Comme quelque chose de tellurique traversant le cosmos. Cela est particulièrement saisissant dans ses œuvres symphoniques pour piano et orchestre Postludium et Metamusik dédiées au pianiste russe Aleksei Lioubimov, dont l’interprétation d’une œuvre de Silvestrov à Moscou fut interrompue par la police en avril dernier. Le pianiste ne dit pas autre chose concernant Silvestrov: « ce compositeur est l’auteur d’un cosmos unique en son genre, doté de ses propres thèmes et avant tout d’une pensée, d’un langage et d’une écriture propres ». Ce fameux cosmos se retrouve ainsi dans ces deux œuvres où orchestre et piano entrent dans une fusion stupéfiante. « Pour moi, il s’agit d’une musique absolument magnifique avec une telle esthétique faite de nouvelles harmonies brillantes et transparentes, une musique très sophistiquée en termes de texture, de rythme et d’orchestration » poursuit Nikita Mndoyants.

Le chant est ainsi à la base de tout chez Silvestrov. Il sert à traduire ses visions. Assis devant son piano berlinois, Silvestrov composa Maïdan en chantant. La musique de chambre n’échappe pas à cette force créatrice : « Le chant ne doit pas se détacher du piano mais au contraire émaner, pour ainsi dire, des profondeurs de son timbre » assure le compositeur lorsqu’il évoque Stille Lieder, pièce pour bariton et piano qui constitua un tournant dans son œuvre. Quant à son Requiem pour Larissa dédié à son épouse défunte, il donne le sentiment d’une immense plainte sortie des tréfonds de la terre. Comme dans Maidan, les morts parlent aux vivants. En chantant. Mais avec cette œuvre, la musique de Silvestrov se mue un peu plus en appel à la résistance car « maintenant, après Kiev et l’Ukraine, le monde entier est devenu un Maïdan. »

Par Laurent Pfaadt

A écouter chez ECM New Series / Universal Music :

  • leggiero, pesante, Maacha Deubner (soprano), Silke Avenhaus, (piano), Valentin Silvestrov (piano), Rosamunde Quartet (2002)
  • Metamusik / Postludium, radio symphonyorchestrer Wien, dir : Dennis Russell Davies ; Aleksei Lioubimov piano (2003)
  • Silent Songs / Stille Lieder, Sergey Yakovenko (bariton), Ilya Scheps, piano (2004)
  • Requiem for Larissa, National Choir of Ukraine, National Symphony Orchestra of Ukraine, dir : Volodymyr Sirenko (2004)
  • Maïdan, Chœur de chambre de Kiev, dir : Mykola Hobdych (2022)

Kaltenbrunner

Première biographie française d’Ernst Kaltenbrunner, successeur de Reinhard Heydrich à la tête des services de sécurité du Troisième Reich

A l’inverse d’un Herman Göring ou d’un Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner fut certainement l’un des condamnés les moins connus du procès de Nuremberg. Seul demeure dans la mémoire collective son visage grêlé et impénétrable. Cet homme que le comte Bernadotte, lors d’une rencontre à Berlin le 17 février 1945, décrivit ainsi : « iil n’avait pas seulement le caractère nécessaire – mais aussi son apparence parlait pour lui. Il ressemblait exactement à l’idée qu’on se fait d’un chef de la Gestapo (…) Pendant notre rencontre, il se montra maître de lui, glacial et extrêmement curieux ». Alors qui fut réellement Ernst Kaltenbrunner ? C’est à cette question que répond Marie-Bénédicte Vincent, universitaire spécialiste de l’Allemagne au XXe siècle dans ce livre, il faut bien le dire, passionnant.


Né en 1904 en Haute-Autriche et ayant fréquenté le même lycée de Linz que le Führer, Ernst Kaltenbrunner fut un nazi de la première heure. Il appartient à ces milliers de jeunes hommes séduits par le nazisme et jusqu’en 1934 et le coup d’Etat raté en Autriche qui se solda par l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, il demeura un anonyme. Puis, lentement, il devint l’un des maillons essentiels de la prise de contrôle du pays par les nazis qui allait conduire à l’Anschluss en 1938. Devenu chef de la SS autrichienne puis secrétaire d’Etat à la sécurité publique du gouvernement nazi d’Arthur Seyss-Inquart, Ernst Kaltenbrunner suscita peu à peu l’intérêt de Heinrich Himmler. Les pages sur l’Autriche nazie sont absolument fascinantes et battent en brèche la théorie longtemps avancée d’un Etat victime du nazisme en expliquant le contexte autoritaire qui prévalait alors et servit de terreau au nazisme. Dans sa démonstration fort convaincante, Marie-Bénédicte Vincent insère astucieusement à la fois la répression qui s’abattit sur les juifs et la trajectoire de cet homme.

Qualifié d’« insignifiant » en 1934, Kaltenbrunner aurait dû rester un personnage secondaire du régime, un bourreau jugé dans l’anonymat des multiples procès d’après-guerre. Mais l’assassinat de Reinhard Heydrich à Prague, le 4 juin 1942, changea son destin en le propulsant sur le devant de la scène. A la grande surprise des hauts cadres de la SS, il fut choisi par Himmler pour succéder à Heydrich. Avec Kaltenbrunner, le Reichsführer SS fit le choix de la fidélité absolue mais également comme le rappelle l’auteure, celui de la « proximité allant au-delà de stricts liens hiérarchiques ». Sa nomination traduisit également la suite logique de l’évolution politique du régime. Numéro deux de la SS, il n’eut cependant jamais l’importance et le pouvoir de son prédécesseur. Pour autant et même s’il s’en défendit à Nuremberg, il poursuivit et accentua la politique d’extermination des juifs, notamment ceux venus de Hollande et de Hongrie en 1944 ainsi que la traque de tout forme de résistance notamment en France. Avec Kaltenbrunner, Marie-Bénédicte Vincent décrit parfaitement cette ascension sociale fulgurante quasiment sans égale dans ce système totalitaire que fut le nazisme. Pour autant, le chef de l’espionnage et des services de police ne vit pas venir l’attentat du 20 juillet 1944. Et à l’image de son chef, il tenta à la fin de la guerre, de jouer un double jeu qui ne dupa personne.

Arrêté dans les Alpes autrichiennes, il dut affronter ses juges à Nuremberg avant de faire face, grâce à ce livre brillant et extrêmement plaisant à lire, au jugement durable de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Marie-Bénédicte Vincent, Kaltenbrunner, le successeur d’Heydrich,
Chez Perrin, 400 p.

Dorte Mandrup, architecte de l’humilité

La Maison du Danemark présente une magnifique exposition consacrée à l’une des figures de proue de l’architecture danoise

Des bâtiments en forme de dos de baleine ou d’aile de chouette des neiges sur la plus belle avenue du monde ? Ne cherchez plus, ils sont au Bicolore, espace d’exposition de la Maison du Danemark qui, pour l’occasion, a ouvert ses portes à l’architecte danoise Dorte Mandrup.


© MIR.no

Méconnue du grand public, cette architecte – elles sont encore trop peu nombreuses dans la profession – récente lauréate du Global Award for Sustainable Architecture impressionne par ses réalisations qui s’inscrivent dans un profond respect de l’environnement, de l’histoire et des sociétés où elles s’implantent. Ce prix, placé sous le patronage de l’UNESCO depuis 2010 et en partenariat avec la cité de l’architecture et du patrimoine qui a récompensé notamment l’agence Lacaton et Vassal, Pritzker Prize 2021, traduit bien le travail de Dorte Mandrup qui conçoit l’architecture comme la matrice d’une vie meilleure. Celui-ci, adossé à une éthique, témoigne avant tout d’une profonde humilité pour la nature.

L’exposition présente ainsi deux réalisations ainsi que plusieurs projets en cours de Dorte Mandrup. Parmi les réalisations, l’Ilulissat Icefjord Center au Groënland, centre pédagogique sur le changement climatique est d’une beauté à couper le souffle. Le visiteur est ainsi invité à se plonger à la fois dans les immenses photos mais également dans la maquette de cet édifice qui épouse, sous la forme d’une aile d’harfang des neiges, le relief du fjord d’Ilulissat. Dans ce bâtiment en lévitation, le fjord se déploie à mesure que le visiteur avance vers le cœur de l’édifice. Et le promontoire qu’il lui offre est moins un observatoire qu’un témoignage, en temps réel, du changement climatique. Car il ne faut pas s’y méprendre, en plus de déployer une beauté esthétique indéniable, l’art de Dorte Mandrup se veut une architecture de conviction, militante, une passerelle entre l’homme et son environnement. L’idée de passerelle, comme ce toit en libre-accès où déambule les visiteurs, est d’ailleurs emblématique de la réflexion de l’architecte.

Idem avec The Whale en Norvège, projet dédié à l’observation des baleines. Ici, le bâtiment s’apparente à une colline s’inscrivant dans la continuité du paysage tout en abritant une sorte de cavité. Conçu comme un point de rencontre entre les humains et les baleines qui mêle science, art et culture, l’endroit se veut être, une fois de plus, une passerelle, cette fois-ci entre l’homme et l’animal.

Cette même idée préside également au projet du musée de l’Exil de Berlin mais cette fois-ci entre passé et futur. Ici, sur le site de l’ancienne gare d’Anhalt qui symbolisa la fuite des Allemands face au nazisme, Dorte Mandrup a choisi de réutiliser les briques et débris de l’ancienne gare désaffectée pour y implanter le futur musée. Qu’il s’agisse donc d’environnement ou d’histoire, les projets de Dorte Mandrup témoignent d’une profonde humilité face à des environnements plus grands, face à des bouleversements historiques ou climatiques qu’il s’agit non pas de domestiquer mais d’épouser. Cette humilité forge la grandeur du travail de Dorte Mandrup. Une œuvre appelée à durer, sans aucun doute.

Par Laurent Pfaadt

Place, Dorte Mandrup : Architecture et paysage en symbiose, Le Bicolore, jusqu’au 6 novembre 2022

Pour découvrir l’univers de Dorte Mandrup, on pourra se plonger dans l’ouvrage (en anglais) de Tomas Lauri, Dorte Mandrup Arkitekter (Arvinius + Orfeus Publishing).

Stramer

Au pays d’Olga Tokarczuk et de Czeslaw Milosz, tous deux prix Nobel et prix Nike (équivalent de notre Goncourt) et de Wieslaw Mysliwski, lui aussi double prix Nike, s’imposer en littérature n’est pas chose aisée. C’est dire l’importance et la qualité de Stramer de Mikolaj Lozinski, publié en 2019, nominé pour le prix Nike et élu livre de l’année par le « Book Magazine » de Gazeta Wyborcza, l’un des quotidiens les plus importants de Pologne.


SSon auteur, Mikolai Lozinski, fils du réalisateur Marcel Lozinski, présida en 2011 le choix du Goncourt pour la Pologne attribué à Sorj Chalandon pour Retour à Killybegs (le prix Goncourt ayant échu cette année à Alexis Jenni). Le livre évoquait le destin d’un homme rattrapé par l’histoire avec un grand H. Nathan Stramer, lui, vivait paisiblement à New York dans cette communauté polonaise immigrée au début du siècle lorsqu’il décida après la Première guerre mondiale, de rentrer chez lui, à Tarnov dans le sud de la Pologne.

L’incipit du livre pose d’emblée le cadre : « C’est pour Rywka qu’il était revenu d’Amérique ». Le lecteur qui connaît la suite de la grande histoire est immédiatement pris aux tripes. Car il sait. L’amour qui présida au retour de Nathan Stramer se transformera avec les années en tragédie. Avant cela, l’auteur bâtit une merveilleuse saga familiale autour de Nathan, ce père qui rêve de gloire professionnelle et n’aime pas beaucoup les livres, Rywka sa femme et leurs six enfants dans cette Pologne d’après-guerre devenue à nouveau indépendante sous la férule du maréchal Pilsudski et dont les hommes d’âge mûr de Tarnov arborent fièrement la même moustache. Mais là-bas comme dans la ville voisine de Cracovie, une autre figure séduit les plus jeunes et notamment les fils Stramer : Lénine dont la révolution vient de balayer le tsar et souffle un vent révolutionnaire sur toute l’Europe. Hésio et Solomon « Salek » succomberont ainsi à ce vent de liberté et le paieront de leur liberté.

Alors que se rapproche l’inévitable – la seconde guerre mondiale, l’invasion de la Pologne et le génocide des juifs – les Stramer vivent dans une joyeuse insouciance où l’on mange le poulet au miel le dimanche dans la maison de la rue Goldhammer et où on courtise les filles. Ils sont des juifs assimilés et ne rechignent pas à déguster parfois des sandwichs au jambon. Le grand talent de l’auteur et la force du livre tiennent au basculement de ces jours heureux, comme des fleurs qui finissent par se faner et dont on ne conserve le souvenir doux et amer de leur fraîcheur. Par petites touches, parfois difficilement perceptibles, Mikolaj Lozinski instille lentement le poison de l’antisémitisme dans ses pages. Il « mithridatise » en quelque sorte son récit et ses personnages avant que ce poison ne prenne possession du livre et engloutisse les personnages. En plus d’avancer vers cet abîme littéraire, le lecteur prend conscience que cela a certainement dû être ainsi, que l’antisémitisme n’est pas venu d’un coup mais qu’il s’est emparé de tout le monde, à petit feu. Ce feu qui jusqu’à la dernière page, consumera les Stramer.

Magnifique roman plein de force, de rires et de pleurs, Stramer est une nouvelle preuve de l’extraordinaire vitalité de la littérature polonaise qui, avec Agata Tuzsynska, Monika Sznajderman et Martyna Bunda, explore les affres et les démons de la Pologne au 20e siècle. En tout cas, une chose est certaine : les Stramer resteront longtemps dans notre mémoire.

Par Laurent Pfaadt

Mikolaj Lozinski, Stramer
Aux Editions Noir sur Blanc, 304 p.

Top secret : espionnage et cinéma

L’exposition Top Secret explore les relations imbriquées entre espionnage et cinéma, rendant compte de l’étendue et de la vitalité d’un sujet qui se déploie autant dans une histoire que dans une géographie mondiale. L’épicentre des intrigues d’espionnage ne cesse d’être déplacé et reconfiguré, des villes divisées d’Europe (La Lettre du Kremlin, John Huston, 1970) au Moyen-Orient (la série du Bureau des légendes, créée par Eric Rochant), mettant aujourd’hui en avant des stratégies renouvelées du renseignement, caractéristiques du monde sécuritaire post 11-Septembre, dont l’impact sur la mise en scène génère de nouveaux codes, de nouveaux visages.

Tous les passionnés et espions en herbe pourront bien évidemment retrouver leurs héros favoris sur grand écran ou découvrir quelques pépites du film d’espionnage grâce à la programmation exhaustive de la Cinémathèque allant d’Hitchcock à OSS 117 en passant par Clint Eastwood et Steven Spielberg et d’autres.

Par Laurent Pfaadt

Du 21 octobre 2022 au 21 mai 2023
A la Cinémathèque de Paris

https://www.cinematheque.fr/exposition/top-secret-cinema-et-espionnage.html

Iphigénie

C’est un spectacle qui nous a étreints. Nous en sommes sortis bouleversés, admiratifs, sans doute parce qu’il évoque la tragédie par excellence qu’est l’histoire de cette héroïne de l’Antiquité qu’est Iphigénie, surtout parce que la réécriture qu’en fait Tiago Rodrigues nous plonge dans des abîmes de réflexion et que la mise en scène d’Anne Théron est d’une rigueur et d’une justesse saisissantes.


Dans un décor très épuré constitué d’un ensemble de gros blocs gris s’apparentant à des ilots, avec en fond de plateau, sur un large écran, des images de la mer et de l’horizon, (Scénographie et costumes Barbara Kraft) là, viennent à se rencontrer les protagonistes bien connus de cette histoire écrite par Euripide et reprise mainte et mainte fois. Tous, strictement vêtus de noir, voici réunis à Aulis, le roi des Grecs, Agamemnon, son frère Ménélas, Ulysse et Achille. La flotte grecque devrait être en partance pour Troie afin de libérer Hélène, la femme de Ménélas enlevée par Pâris mais il n’y a pas de vent et seul un sacrifice peut le faire réapparaître. Il a été décidé qu’il s’agirait d’Iphigénie la fille d’Agamemnon. Prétextant un mariage avec Achille il demande à sa femme Clytemnestre d’amener la jeune fille à Aulis.

Comment ont-ils vécu cette horreur, cet inéluctable sacrifice d’Iphigénie, comment ont-ils pu le rendre nécessaire et acceptable ?

C’est ce cheminement dans leur mémoire qui est l’objet de leur rencontre telle que la met en place dans son texte Tiago Rodrigues et telle que nous la voyons représentée ici par Anne Théron. Et c’est là tout le génie créatif de l’auteur d’avoir fait surgir ces personnages que sont « le chœur » interprété par deux jeunes femmes, Julie Moreau et la danseuse, Fanny Avram auquel s’adjoint le vieillard, Philippe Morier-Genoud et qui ne vont avoir de cesse d’exiger pour chacun qu’il se souvienne de ce jour d’avant où tout était encore possible. Le chœur détient la mémoire, poussent les protagonistes à rectifier ce qu’ils imaginent avoir dit ou fait en les confrontant à leurs contradictions. Cela crée une forte tension dramatique car les silences, l’embarras, les dénégations pèsent lourd. Agamemnon se croit obligé de sacrifier sa fille alors qu’il se dit brisé et il le fait, prétend-il, pour l’honneur des Grecs. Ulysse comme Ménélas restent impitoyables et ne parlent que de « l’inévitable ». Des figures résistantes apparaissent, Achille qui brandit son épée, les femmes du chœur qui disent leur colère et surtout Clytemnestre qui tentera de contrer la décision de son mari en tenant des propos d’une grande fermeté, d’une vraie humanité, en lui proposant de tout abandonner ce qu’il dit ne pouvoir envisager. Son argumentation montre l’importance du libre-arbitre que va bientôt revendiquer Iphigénie quand, sur le point d’être sacrifiée, elle se réapproprie sa mort, refusant que, comme le veut l’histoire, cette mort soit « pour les Grecs » et réclamant qu’on l’oublie. 

Les comédiens sont tous magnifiques, Vincent Dissez un Agamemnon hésitant et tourmenté, Mireille Herbstmeyer, une voix féministe calme et implacable, Alex Descas , un Ménélas exigeant et revendicatif, Joào Cravo Cardoso, un Achille plein de fougue, Richard Sammut un Ulysse sans état d’âme et Carolina  Amaral une Iphigénie troublante.

Leurs agissements sur le plateau se font toujours d’une manière pertinente, leur gestuelle  traduisant le malaise et l’angoisse qui les habitent s’apparente à une chorégraphie que le chorégraphe Thierry Thieù Niang a contribué à mettre en place.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 13 octobre au TNS

En salle jusqu’au 22 octobre

Texte édité par Les Solitaires

The Silence

Une grande amitié et une vraie complicité ont sans doute présidé à la naissance de ce spectacle dans lequel avec audace, impétuosité, conviction et grande sensibilité, Stanislas Nordey porte sur le plateau du TNS un texte de Falk Richter, auteur associé au TNS, évoquant principalement les non-dits au sein des familles et le silence qui nous est trop souvent imposé sur les problèmes qui menacent notre société et l’avenir même de l’humanité.


Sur un mode incantatoire le spectacle s’ouvre en faisant répéter la formule « dans ma famille on n’a jamais parlé de… » au comédien qui arpente le plateau puis se met à l’écart pour suivre le film réalisé par Lion Bischof et qui rapporte l’entretien de Falk avec sa mère. Il a attendu la mort de son père pour revenir la voir après une longue absence démarrée lors de son coming out il y a trente ans. Il veut qu’elle lui parle de son enfance mais c’est surtout la sienne qu’elle relate, se gardant de parler du nazisme comme si elle n’avait pas été consciente de ce qu’il représentait. Mais Falk qui connaît certains éléments de l’histoire ne cesse de demander des précisions, des explications. Elle résiste. Lui sait que son père fut un homme violent, mobilisé à dix-huit ans, poursuivi toute sa vie par des cauchemars dus à la guerre, homme influent marié, qui a une liaison avec la mère de Falk, une jeune fille alors, avec laquelle il a deux enfants, situation qu’il dissimule à son épouse et sur laquelle pèse le silence. De cela il n’en a jamais été question. 

Falk veut que sa mère parle de la manière dont ont été élevés ses enfants. Lui a des souvenirs qu’il veut confronter aux siens mais elle dit ne pas se rappeler et ne cesse de répéter qu’ils étaient une famille heureuse et que les enfants ne manquaient de rien. Elle ira jusqu’à dire, sans état d’âme, que si elle interceptait son courrier et lisait ses lettres c’était pour éviter qu’il ait de mauvaises fréquentations et tourne mal. Elle avouera, en guise d’excuse pour la non-compréhension de l’homosexualité de son fils, qu’elle n’a reçu aucune éducation à la sexualité et que c’est son mari qui l’a initiée. Quant à celui-ci, à ce propos, il s’est montré d’une extrême violence, projetant son fils contre le mur, et ne reviendra jamais sur cet acte, même sur son lit de mort.

Autant de souvenirs contradictoires qui montrent à quel point la mémoire joue un rôle dans la construction de notre identité. Sur son homosexualité, Falk reviendra en évoquant cet autre coup qui lui fut porté par un inconnu en pleine rue quand il avait dix-huit ans. Encore une fois, comme lors de la rouste de son père « personne ne m’a aidé » précise-t-il.

Après cette partie très autobiographique le spectacle s’engage dans un mode plus fictionnel.

Le comédien devient un jeune Falk qui s’apprête à voyager, sac au dos et se remémore sa relation amoureuse avec un certain Constantin.

On revient alors à la mort du père qui déclenche l’envie de renouer avec cet ami d’enfance, Constantin et il s’ensuit une série de coups de téléphone pour le supplier de venir et d’accomplir les actes qu’ils se sont interdits de faire dans leur jeunesse bridée par les préjugés.

Enfin dans la dernière partie du spectacle, Falk Richter élargit son propos en abordant les questions sur lesquelles nous butons actuellement, celle de la souffrance animale, de la disparition des espèces, du dérèglement climatique, pour montrer l’hypocrisie des informations médiatisées   sur ces sujets et les non-dits qui en masquent la gravité , rappelant l’obligation de «  désapprendre les comportements destructeurs et apprendre l’empathie et l’action collective », la nécessité de se débarrasser du patriarcat, du racisme, de l’homophobie.

Le spectacle se terminera sur l’évocation du requin du Groenland dont nous parle, Stanislas Nordey déambulant entre les obstacles épars sur scène, coiffé d’une chapka et vêtu d’une combinaison en fourrure à l’image d’un anthropologue à la recherche du dernier spécimen vivant.

Ce spectacle, mis en scène par Falk Richter, lui-même, repose sur la prestation de Stanislas Nordey qui a su se prêter au jeu d’être et ne pas être Falk Richter et de mettre en valeur ce texte traduit par Anne Monfort « le plus personnel que j’ai jamais livré au public » reconnaît l’auteur dont, par ailleurs, nous avons pu voir représenter au TNS « Je suis Fassbinder » en 2016 et « I am Europe » en 2019 où déjà il faisait montre d’un engagement non dissimulé.

Un texte et un spectacle qui sonnent comme un avertissement à ne pas laisser  s’installer un silence qui dissimulerait le retour aux pires idéologies.

Marie-Françoise Grislin

Au TNS, représentation du 6 octobre

Musica

La contrebasse et Joëlle Léandre

Prélude à cette rencontre, le titre au programme de la soirée « La contrebasse m’est tombée dans les mains à l’âge de neuf ans et depuis je tisse sans cesse des histoires, des liens, des aventures, en totale liberté, avec le feu qui est en moi, c’est ainsi… »


C’est aussi comme le début de ce grand moment pendant lequel nous aurons le bonheur de l’entendre nous parler de sa vie et de la voir jouer.

Il s’agit pour elle de mettre l’accent sur la transmission comme elle le montre en commençant ce concert en jouant avec deux jeunes élèves contrebassistes de l’école des Arts de Schiltigheim, Ambre Rogez et Aude Muller, elle-même se présentant en petite fille avec nattes et socquettes blanches !

Sa présence est un immense cadeau, celui qu’elle nous fait de sa vie, qu’elle nous confie comme un viatique, un témoignage de ce que c’est de fabriquer sa vie, ce qui doit être le projet de chacun. Qu’il s’en rende compte ou non il le réalisera forcément, affirme cette battante car c’est cela « vivre ». Elle ajoute que le degré de conscience qu’on en a peut varier mais qu’il est fondamental et en perpétuel réalisation.

C’est sur son propre parcours qu’elle s’appuie pour transmettre cette leçon de vie et c’est avec   humour, lucidité, simplicité qu’elle nous en conte les péripéties, depuis son enfance de fille de prolétaire, son désir de faire de la musique si évidente qu’il lui a permis de vaincre tous les obstacles jusqu’à cet attachement à la contrebasse avec lequel elle a fait sa vie.

De sa découverte du jazz, elle en parle avec enthousiasme, de l’improvisation qui lui est lié et qui, pour elle, signifie le partage, l’absence de hiérarchie, l’humain.

Ce récit captivant et dont elle souligne l’importance comme moyen de transmission était ponctué de deux très beaux moments musicaux, l’un en trio où elle accompagne avec le batteur Edward Perraud la chanteuse Lauren Newton et l’autre avec le guitariste Serge Teyssot-Gay.

Sa façon simple et généreuse de nous faire connaître son lien indéfectible entre la musique et sa vie nous a vivement touchés.

Marie-Françoise Grislin

Musica au TJP le 26 septembre

Noir sur Blanc

Conçue et mise en scène par Heiner Goebbels,  c’est une œuvre originale mais pas récente puisqu’il l’a  créée en 1996  en s’ inspirant d’un texte  d’Edgar Allan Poe « Shadow » que lui avait conseillé Heiner Muller où il est question  d’un groupe de survivants qui résiste à la peste qui sévit au dehors grâce à une solide porte d’airain. Mais les choses se compliquent, d’abord désorganisés, il faudra être ensemble pour faire face. Il s’agit donc d’une parabole sur la nécessité du collectif.


Après une entrée dispersée, les musiciens s’installent, dos tourné au public sur les rangées de bancs alignées sur le plateau. Bientôt, certains dressent une grande plaque métallique, à côté de la grosse caisse et voilà que d’autres se mettent à y envoyer des balles de tennis ce qui déclenchent de bien sonores tambourinages. Alors tous se mettent à jouer avec conviction. Les dix-huit musiciens de l’Ensemble Modern n’en sont pas à leur coup d’essai puisqu’ils ont été là dès sa création. Pendant que les musiciens sans se départir de leurs instruments vont et viennent, escaladant parfois les bancs, s’éclipsant, pour revenir sans autre forme de procès, un lecteur redira à plusieurs reprises ces mots extraits de « L’ombre » de Poe : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants mais moi qui écris je serai depuis  longtemps parti pour la région des ombres ». Après divers moments où chacun semble poursuivre son projet, tous se retrouveront pour aller jusqu’à jouer en fanfare.

La musique est bel et bien théâtralisée, les musiciens n’hésitant pas à participer à la mise en place de certains éléments du décor.

Le spectacle est plein de surprises et nous laisse parfois interloqués mais on s’abandonne au plaisir de voir et d’entendre des interprètes aussi créatifs, autant comédiens que musiciens.

Marie-Françoise Grislin 

Musica 23 septembre au Maillon