Une jeunesse en enfer

Un adolescent couche sur le papier sa vie durant le siège de Leningrad. Bouleversant


Ce qu’il y a de fascinant avec les livres et les manuscrits, c’est les chemins qu’ils prennent pour arriver jusqu’à nous. Même dans les situations les plus extrêmes, les plus inextricables, ils demeurent, survivent au feu, à la mort, à l’oppression et à la destruction systématique et organisée des hommes. Comme si l’histoire, avec sa volonté propre, veillait sur ces documents pour qu’ils nous parviennent.

Tel fut le cas du journal de Iouri Riabinkine, jeune adolescent de quinze ans enfermé dans l’immense piège qu’Adolf Hitler tendit à la ville de Leningrad. Perdu, à moitié brûlé, son journal réapparut à l’occasion d’un recueil de contributions sur le siège avant de retrouver son propriétaire puis d’être enfin publié.

A l’image d’une Anne Frank dont il soutient aisément la comparaison, le jeune Iouri ne s’attendait pas à laisser à l’humanité cet exceptionnel témoignage. Car comme dans le cas de l’invasion des Pays-Bas, celle de l’URSS par la Wehrmacht à partir du 22 juin 1941, changea le destin du jeune adolescent. A cet instant, il n’est que l’un de ces milliers d’enfants vivant dans l’ancienne St Pétersbourg. On est encore confiant. Tout le monde en est convaincu : Staline ne laissera jamais les armées du Troisième Reich prendre la ville. Alors jusqu’au 8 septembre, on vit la guerre certes mais on ne la subit pas. Iouri ne sait pas alors qu’il vient d’entamer les 872 jours de siège qui transforma la cité en une tombe à ciel ouvert.

« Adieu mes rêves d’enfant ! » écrit-il alors. Effectivement aux rêves succèdent des cauchemars qu’il vit les yeux ouverts. Les lignes de Iouri Riabinkine sont lentement rongées par la vermine, le froid, la mort, la culpabilité et surtout la faim. Et tandis que l’hiver 41-42 où les températures descendent jusqu’à -32° s’abat sur la ville, Iouri tente de conserver son humanité tout en vivant dans « la faim, le froid, parmi les puces ». Car la faim est partout. On mange le cuir, la tapisserie, ses semblables. Elle est sur les corps. Dans les âmes. Elle obsède et devient sous les mots de Iouri, un être maléfique : « Je voudrais une mort rapide, sans douleur, pas une mort causée par la faim, ce fantôme sanguinaire qui est si proche » supplie-t-il.

Le journal de Iouri Riabinkine ne fut certes pas le seul témoignage sur le siège de Léningrad, on pense notamment à celui de Lena Mukhina (non traduit), mais la puissance de ce texte frappe par cette lutte intérieure et extérieure que le jeune homme mena pour ne pas devenir une bête, face à l’anéantissement de sa propre condition. C’est le journal d’un adolescent devenu un vieillard sans avoir été un homme qui oppose à la fatalité d’une guerre et à une mort dévoreuse d’enfants une résistance admirable. Cette mort qui, chaque jour, le prive de forces, lui et son récit qui gagne alors en intensité. Ce dernier finit par s’estomper, jusqu’à s’éteindre sur ces mots : « Le temps traîne si lentement, si longtemps… Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? ».

Chaque adolescent devrait lire ce texte qui doit être montré, étudié dans chaque collège, chaque lycée, chaque école. Un texte qui selon les mots de Sarah Gruszka, historienne qui a coordonné ce projet « devrait rejoindre le vivier des grands témoignages de ce XXe siècle sanglant ». Oui, indiscutablement.

Le temps a traîné cher Iouri mais sache que ta résistance ne fut pas vaine. Elle est parvenue jusqu’à nous. Magie de l’Histoire ou hasard du destin, magie du destin ou hasard de l’histoire, je ne sais pas. Mais ton livre et ton courage demeurent aujourd’hui.

Merci.

Par Laurent Pfaadt

Iouri Riabinkine, Le siège de Leningrad, Journal d’un adolescent (1941-1942), traduit du russe par Marine Bobrova
Aux éditions des Syrtes, 236 p.

L’année du tournant

Il y a quatre-vingts ans, jour pour jour, était déclenchée l’opération Torch, le débarquement allié en Afrique du Nord, première étape de la reconquête d’une Europe passée sous le joug nazi.


Deux mois plus tôt, la Wehrmacht commençait le siège d’une ville qui allait se refermer sur elle et symboliser sa défaite : Stalingrad. Au même moment, de l’autre côté du globe, les Américains livraient une autre bataille dantesque, celle de Guadalcanal, après une autre, en juin, non loin de l’atoll des îles Midway.

1942 constitua réellement le tournant de la seconde guerre mondiale. C’est ce que montrent parfaitement Cyril Azouvi et Julien Peltier dans ce livre passionnant alliant pédagogie et érudition. Porté par une rédaction et un graphisme particulièrement réussi signé Julien Peltier qui séduira à coup sûr les plus jeunes, ce livre s’ouvre à n’importe quelle page, à n’importe quelle session pour en croquer tel détail, étudier une carte en compagnie du maréchal Paulus, comparer le Panzer III et le Crusader durant la bataille du désert ou lire une analyse historique. Tout est fait pour faire de cet ouvrage, le livre de chevet par excellence pour tout passionné du second conflit mondial.

Ainsi présentées, les grandes étapes de cette année charnière montrent ainsi un Troisième Reich engagé dans une course à l’abîme tant sur le plan militaire que dans son aveuglement idéologique. Les focus mis sur certains points donnent ainsi une réalité palpable aux théories et grandes opérations de cette année 1942. Il y a presque un côté cinématographique à voir la comparaison des fusils à Stalingrad ou dans les face-à-face des acteurs qui animèrent cette sombre année. Amis ou ennemis, tels Himmler/Heydrich ou Rommel/Montgomery, ces portraits permettent l’indispensable incarnation d’un conflit car il est bien connu que l’histoire est avant tout faite par des hommes…et des femmes que les auteurs n’oublient pas comme en témoigne la Résistance française ou ces femmes soviétiques pilotes de chasse dans le ciel de Stalingrad, ces « sorcières de la nuit » pour citer le récent roman de Chantal Malaval (Préludes)

1942 fut également l’année de l’accélération de la Shoah. Le 20 janvier 1942 se tint la conférence de Wannsee qui décida de la solution finale de la question juive. Et les auteurs de montrer l’accélération de la machine de mort nazie marquée notamment en France par la rafle du Vel d’hiv, les 16 et 17 juillet.

Les Américains quant à eux, engagés sur le front du Pacifique, préparaient les contours d’une victoire qui allait intervenir trois ans plus tard. Le 6 janvier 1942, le président Franklin D. Roosevelt lançait le « Victory Program », vaste programme d’armement qui profita notamment à l’URSS d’un Staline devenu un allié. Et dans le plus grand secret commencèrent les premières recherches du projet Manhattan sous la responsabilité de Robert Oppenheimer qui, malgré ses sympathies communistes, s’était vu confier la concrétisation d’une bombe nucléaire qui allait, non seulement renverser le cours de la guerre mais permettre aux Etats-Unis de dominer l’après-guerre.

Pour autant, ce 8 novembre 1942, les boys américains posant le pied sur le sol africain ne se doutaient pas que leur pays allait devenir une super-puissance. Seule comptait alors la délivrance de l’Europe. Mais nous, lecteurs, nous connaissons, grâce à ce livre vivant, la suite de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Cyril Zouvi, Julien Peltier, préface d’Olivier Wievorka, 1942, Passés composés

A lire également sur cette année 1942 :

Chantal Malaval, Sorcière de la nuit, Préludes, 384 p.

Joseph Haydn

C’est un Joseph Haydn arrivé à sa maturité qui composa en 1788 les quatuors de l’opus 54. Celui-ci demeure encore aujourd’hui comme une sorte d’absolu pour toute formation musicale.


La montagne était donc difficile à gravir pour le quatuor Psophos, ensemble français fondé en 1997. Pour autant l’ascension de ce monument fut facilitée par leur illustre aîné, le quatuor Ysaÿe, auprès de qui il s’est formé et qui a laissé non seulement une interprétation d’anthologie en 2006 mais également un enregistrement remarqué de l’opus 54.

Celui que propose le quatuor Psophos témoigne d’une incroyable beauté, presque iréelle. Ses mouvements apparaissent comme des neiges éternelles musicales, empreintes de sérénité, de légèreté et de sensibilité. Avec en guise d’apothéose l’adagio du n°2, véritable révélation mais également un apaisant allegretto du n°1 ou un largo du n°3 avec ses airs de vent. Pareil à du miel, cette musique nous apaise, nous enchante.

Léger comme un nuage posé sur le toit du monde musical que le quatuor Psophos a indéniablement atteint. On attend avec impatience l’ascension d’un nouveau sommet.

Laurent Pfaadt

Haydn, Opus 54, Quatuor Psophos,
Enphases