La Taïga court

Sonia Chambretto, à la demande de Stanislas Nordey, propose un texte bien dans l’air du temps sur les conséquences du dérèglement climatique, aux élèves des Groupes 46 et 47 de l’Ecole du TNS afin qu’ils en présentent quatre mises en scène différentes.


Il est, en effet, intéressant de voir comment chaque metteur en scène interprète un texte selon sa sensibilité et ses critères artistiques.

Le hasard dû à la distribution des billets selon la disponibilité des salles, nous a conduit à assister successivement à deux mises en scène conçues de manière bien différente.

Pour la première intitulée « Anti-atlas » elle est signée Ivan Marquez du groupe 47, assisté de Sarah Cohen avec à la dramaturgie Marion Stenton. lls proposent aux comédiens ,Yanis  Boulerrache, Kadir Ersoy, Simon Jacquard, Lucie Rouxel un jeu assez complexe qui les met en demeure de manipuler nombre d’objets, tels, par exemple, que caméras vidéo, micros, rubans de scotch, seaux et tas de terre. Le plateau devient un chantier en perpétuel chamboulement (scénographie Sarah Barzic) à l’image de l’état catastrophique du monde, énoncé par les acteurs qui viennent, chacun à sa façon en apporter témoignage.

 Et tout commence par ce constat « l’eau monte » répété à l’envi et presque comme un prélude à toutes ces catastrophes que le spectacle se chargera de mettre en évidence. Moment très pertinent, celui, au début de la représentation, où la jeune fille imagine les conséquences d’un éventuel mais probable ouragan sur son quotidien, elle qui aime dormir nue en raison de la chaleur et de l’humidité, elle ne pourra plus le faire car si l’ouragan survenait elle devrait fuir très vite et risquerait de se retrouver nue dans la rue, ce qui est inenvisageable. Petit exemple des conséquences des catastrophes qui vont survenir et impacter la vie des gens.

A l’évidence il y a plus grave et c’est l’interrogation du personnage du journaliste chargé d’enquêter sur les réfugiés climatiques, les déplacés. Sachant qu’ils sont des millions, il déplore sans cesse de ne pas les trouver et va de ci de là, micro tendu, sans se départir de sa quête.

Cependant, un assez long développement sur la Chine permet d’en concrétiser la réalité, même si, là encore, personne n’apporte à l’enquêteur les réponses attendues alors que sont évoqués les chantiers d’autoroute et de barrages qui ont chassé les habitants des petits villages, et ce, à grands renforts de bruitage d’explosion (son Léa Bonhomme) et de projections d’images (vidéo Charlotte Moussié).

Les comédiens en tenue de chantier (costumes Ninon Le Chevalier) interviennent à tout va pour parfaire cette démonstration de ce qui est et qu’on refuse de dire explicitement. On éclaire les visages avec des lampes de poche (Zoé Robert), on escalade les praticables, on s’y cache.

On dénonce les origines de la crise. En anoraks et bonnets, les comédiens annoncent la disparition des glaciers avant que l’un d’eux, à moitié dénudé ne se mette à ramper sur le sol pour jouer le léopard des neiges en voie de disparition et qu’un autre déguisé en ours polaire ne s’empare d’un micro pour, d’adressant à son auditoire, assis devant lui énumère les catastrophes déjà répertoriées ou à venir.

Une mise en scène riche de nombreuses propositions de jeu au caractère parfois trop illustratif mais incontestablement déterminée à ne rien omettre du texte proposé.

Représentation du 5 novembre


Ce même jour nous avons pu assister au spectacle « La Taïga court » intitulé « Bleu Béton » mis en scène par Thimotée Israël du groupe 46 de l’Ecole du TNS


Nous rencontrons ici une proposition, bien différente de la précédente, plutôt minimaliste avec une scénographie, très épurée, offrant au plateau une sorte d’estrade carrée surmontée d’un énorme cube qui semble symboliser la menace qui pèse sur la planète (scénographie Dimitri Lenin).

Les comédiens, Jade Emmanuel, Thomas Stachorsky, Manon Xardel, et Thimotée Israël surgissent, l’un après l’autre de derrière l’estrade et se plaçant en son centre viennent à jouer le texte de la pièce. Tout est dit, dans la pénombre (lumière Simon Anquetil) avec une certaine sobriété, si ce n’est ce cri qui soudain déchire l’air et exprime l’effroi devant la catastrophe (son Manon Poirier).

Chacun se fera donc porteur d’un récit témoignant de l’angoisse, de la peur, de la solitude face à ce dérèglement climatique qui engendre la fonte des glaciers, la montée des eaux, quand, par ailleurs, comme en Chine, les grands travaux d’urbanisation chassent les gens de leurs villages.

Chaque comédien par son attitude, le choix même de son costume (Loïse Beauseigneur) manifeste ce qu’il éprouve en mesurant l’ampleur des dégâts qui surviennent chaque jour de plus en plus nombreux.  

Pièce courte mais suffisamment évocatrice pour qu’elle nous conduise à nous interroger sur notre façon de percevoir l’avenir apocalyptique qui guette l’humanité.


Troisième mise en scène de « La Taïga court », celle intitulée « première cérémonie » mise en scène d’Antoine Hespel du Groupe 46 avec comme assistant Tristan Schintz, dramaturge du Groupe 48.


Dès l’entrée dans le studio Jean-Pierre Vincent où va avoir lieu la représentation, c’est la surprise, nous sommes accueillis avec empressement par une hôtesse qui nous remet en bonne et due forme le programme de la soirée et nous donne le choix d’une boisson car nous sommes bel et bien des invités et on nous conduits derechef à prendre place dans un fauteuil ou sur un canapé, ambiance cosy avec petites tables et lumières douces. En face de nous un écran sur lequel, figure en pointillés lumineux le dessin d’un continent indéterminé (scénographie Valentine Lê, Lumière et son Thomas Cany ).

C’est là, dans ce cabaret de luxe que les comédiens des groupes 46 et47 de l’Ecole du TNS, Jonathan Bénéteau de La Prairie, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud,  vont nous présenter les différents « numéros » inscrits au programme de la soirée. Une maîtresse de cérémonie bien maquillée, habillée « classe » (costumes Clara Hubert) se charge de les introduire, commençant sa prestation, en répétant, sur un fond de grand bruit et de plus en plus fort, les mots fatidiques « l’eau monte ».

Puis apparaît, installé dans une petite alcôve, un jeune homme qui parle de son problème d’aimer dormir nu ce qu’il ne peut plus envisager de faire en raison des risques d’ouragan qui l’obligeraient à se retrouver nu dans la rue, impensable évidemment.

Quand la jeune femme traverse l’espace scénique avec sa longue traîne en papier d’alu on comprend qu’on est au début d’une sorte de défilé de mode où les tenues originales contredisent le propos.  Voici que quelqu’un passe dignement avec pour coiffure un palmier sur la tête, précédant une jeune fille qui a revêtu son gilet de sauvetage, un autre lui succède brandissant un panneau sur lequel se lit en grosses lettres le mot « TSUNAMI » Il est suivi d’un garçon en robe de mariée. Défilé au cours duquel on chantonne et on danse dans l’esprit de cette vieille chanson « tout va très bien Madame la marquise, on déplore un tout petit rien » Minimiser la catastrophe pour continuer à s’adonner au plaisir, un avertissement plein d’humour adressé à ceux que nous représentons les spectateurs conscients mais qui se contentent de regarder, sans rien faire, les calamités-spectacles.

La suite ne va pas démentir ce point de vue.  La maitresse de cérémonie introduit l’enquêteur, celui qui s’inquiète de ne pas trouver alors qu’ils sont nombreux, les réfugiés climatiques, les déplacés. Toujours avec empressement, il va interviewer le chinois Lee qui, en tenue traditionnelle, pantalon court et veste rouge, l’air accablé, raconte sa vie, les années Mao, la longue marche, l’armée, les guerres. Le journaliste est dépassé, une voix off derrière l’écran parle de la sécheresse, des inondations. Lee s’en va alors que l’enquêteur se colle à l’écran pour écouter et finit par y pénétrer.

Pour la suite, dans l’ombre, derrière la cloison, avec une lampe de poche, il se met à la recherche de gens et on s’aperçoit que ce sont des SDF. L’explication, c’est qu’il est question de se rapprocher des villes car si l’on fait exploser les montagnes, si on construit des barrages, les gens doivent quitter les villages. Le « Grand Etat » commande à la police de faire partir les villageois et ceux-ci se retrouvent sans terre et sans ressource. Cette séquence est illustrée par des projections de paysages de la Chine.

Et puis soudain nous nous acheminons vers une séquence insolite. Pour nous signifier la fonte des glaciers et la probable disparition des espèces qui y vivent, voilà que nous sommes bousculés par les comédiens qui ont revêtus des costumes d’ours polaires et qui nous obligent à quitter nos sièges pendant que l’ensemble des installations est promptement déménagé et qu’on voit la paroi qui nous fait face se rapprocher de nous, diminuant notre espace vital. Puis elle devient transparente et nous avons la surprise d’apercevoir en face de nous le « cabaret » reconstitué où ce sont les comédiens qui jouent les spectateurs que nous avons été.

A bon entendeur salut. Fin de partie. Mais la leçon est bien envoyée et a des chances de porter.

Un spectacle intelligent et ludique, avec de jeunes acteurs très impliqués dans leurs rôles, pour en finir, peut-être, avec le confort de l’Occidental face au dérèglement climatique qui impacte dangereusement la nature et tous les êtres vivants.

Représentation du 6 novembre


Quatrième mise en scène de « La Taïga court », celle intitulée « Image(s) de Terre » signée Mathilde Waeber du Groupe 47 de L’Ecole du TNS., assistée d’Elsa Revcolevschi, metteure en scène du groupe 48, la dramaturgie est signée Alexandre Ben Mrad


Nous nous retrouvons de part et d’autre d’un long plateau en bois, surélevé par rapport à notre position de spectateurs et au- dessus duquel est installée une suspension métallique composée d’anneaux rivetés. Côté jardin sont disposés des tas de briques, côté cour, le tas a déjà l’air d’une petite construction (scénographie Constant Chassai-Polin).

Deux actrices et deux acteurs, Hameza El Omari, Naïsha Randrianasolo, Cindy Vincent et Sefa Yeboah, tous vêtus de blanc (costumes Jeanne Daniel Nguyen) déambulent autour du plateau avant, l’un après l’autre de l’escalader.

Commence alors un long travail de transport et de pose de briques, d’abord vers le centre du plateau, puis tout autour, des transports et des poses qui se pratiquent lentement, de façon précautionneuse et qui exigent une sorte de retenue, de délicatesse. Les comédiens se prêtent à cette forme d’expression corporelle qui s’apparente à une chorégraphie (préparation performance et corps Jean-Gabriel Manolis, danseur performeur intervenant extérieur). Le fond sonore est une sorte de brouhaha qui s’amplifie au fur et à mesure que la construction avance (son Arthur Màndo). 

Au début le travail se fait sans que personne ne parle. Puis la parole se met à circuler. Alors que le brouillard se dissipe et que tout s’écroule dans un grand fracas, quelqu’un dit « ça manque de définition ». Puis chacun, chacune prend en charge le texte de la pièce que nous reconnaissons pour l’avoir entendu dans les mises en scène vues précédemment. La peur des ouragans qui empêche de dormir nue, l’évocation de ce qui s’est passé en Chine, des montagnes bouffées par le progrès qui exige des autoroutes et chasse les gens de leurs villages tenus d’abandonner leurs champs. Il est question des réfugiés climatique, des déplacés nombreux mais dont on nous dissimule l’existence, d’où cette question récurrente « où sont-ils ? » Pour évoquer tous ces problèmes les comédiens prennent des mines graves, certains, assis sur les briques écoutent celui ou celle qui raconte et mime la détresse de ceux qui subissent, impuissants les méfaits de ces grands travaux, que sont, entre autres, la construction des barrages, l’installation des chemins de fer. Simultanément, une jeune femme travaille avec patience et détermination à colmater avec de la terre glaise les brèches de la petite sculpture, située côté Cour de la scène pour réaliser ce que la metteure en scène  appelle  dans sa présentation une imitation  des « Giant-s Causeway ,architecture naturelle présente en Irlande », une élaboration qui semble défier les destructions partout annoncées et dont l’imminence sera bientôt confirmée quand un des comédiens s’emparant du micro , s’adressant directement au public déclamera haut et fort, avec force gestes, en les énumérant, les catastrophes qui guettent le monde : Les eaux qui montent, les glaciers qui fondent  et tout ce qui en est impacté, citant  dans un inventaire à la Prévert la neige, les sources, les mousses, les chouettes, les lacs…

Un travail pertinent qui se veut avertissement avec des jeunes artistes bien déterminés à faire passer le message.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 8 novembre

En conclusion, ces quatre mises en scène  constituent une expérience enrichissante autant pour les élèves de l’Ecole que pour nous spectateurs curieux  de découvrir les différentes interprétations d’un même texte.

Bibliothèque ukrainienne épisode 4

Près de neuf mois après le début de la guerre, 221 bibliothèques ukrainiennes ont été endommagées et 100 complètement détruites. 101 bibliothèques ont perdu une partie importante de leurs collections et 21 bibliothèques n’ont conservé aucun document. Selon le ministère ukrainien de la culture, 33% des bibliothèques atteintes sont situées dans la région de Donetsk, 24% dans celle de Kiev et 9% dans celles de Mykolaiv et Kharkiv.


Le 10 octobre 2022, les forces russes ont détruit le bâtiment principal de l’Université nationale de la construction navale de Mykolaiv. Les locaux de la bibliothèque scientifique de l’institution ont subi des destructions importantes. Pour autant, la bibliothèque continue de fonctionner et les employés donnent des cours aux étudiants de première année et tous les services en ligne, les abonnements et les salles de lecture des autres bâtiments fonctionnent. Partout sur le sol ukrainien, militaires et civils s’activent pour sauver les livres et les bibliothèques. A Tulchyn dans la région de Vinnytsia, des bibliothèques ont disposé 165 livres d’enfants dans le square à la mémoire des enfants tués durant la guerre .

Bibliothèque de Borodianka

A Borodianka au nord-ouest de Kiev où des crimes de guerre ont été commis au printemps 2022, la bibliothèque et la maison de la culture ont été complètement détruites.

Pour en savoir plus sur les dégâts causés aux bibliothèques ukrainiennes :
https://rubryka.com/en/article/save-libraries-ukraine/

Bibliothèque ukrainienne tient également à rendre hommage à tous ces artistes et intellectuels tués pendant le conflit. Parmi eux, citons  Max Levin, journaliste, photojournaliste, co-auteur du livre-album photo « Indépendants », mort près de Kiev dans l’exercice de son métier.

Mykola Kravchenko, écrivain et historien de 38 ans qui rêvait de publier un livre de contes de fées avec les illustrations de sa femme, mort en défendant la région de Kiev. Un recueil de poèmes d’Oleksandr Berezhny, 57 ans, qu’il a écrits sous le feu de l’ennemi, sera publié à titre posthume.

Deux bibliothèques ont également trouvé la mort lors du bombardement de la gare de Kramatorsk par l’armée russe le 8 avril 2022. Cette attaque a causé la mort de 57 personnes et fait 109 blessés.

Soutenir l’Ukraine, sa littérature et sa culture, c’est aussi parler de livres écrits par elle, pour elle. Ainsi le festival Week-end à l’Est du 23 au 28 novembre 2022 à Paris aura comme thématique la ville mythique d’Odessa et accueillera notamment l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan.

« Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours »

Dans son nouveau roman, L’Archiviste (Aux forges de Vulcain), Alexandra Koszelyk aborde la question de la destruction de l’héritage ukrainien par une force d’occupation. Dans une ville occupée par les Russes, une archiviste dénommée K est contrainte de détruire l’héritage culturel ukrainien pour sauver sa mère malade. Devant ce cas de conscience, celle qui est la gardienne de ce patrimoine entre alors en résistance.

Comment est née l’idée de ce livre ?

D’une urgence. Celle de résister, à ma manière, face à ces terribles images que je voyais à la télé et sur les réseaux. Quand l’annonce de l’invasion a eu lieu, j’ai complètement arrêté d’écrire le texte que j’avais en cours, et qui m’apparaissait soudain futile au regard de la réalité. Je me devais d’être au plus près de mes origines. En parler, alors que des bombes et une armée tentent de les détruire, est vite devenu une évidence.

Ce sont tout d’abord « des voix ukrainiennes » qui sont arrivées, comme des fantômes qui servent de refuge, quand on tente de trouver des réponses. K, l’archiviste, est venue par la suite. C’est une protectrice, une vestale du feu sacré.

Vous insistez fortement sur l’importance de la préservation de l’héritage culturel comme composant de la construction d’une nation. Pourquoi ?

Je me souviens, au tout début de la guerre, les pronostics n’étaient pas bons. Puis, quand on s’est aperçu que l’Ukraine résistait, et surtout qu’elle allait au-delà des attentes, on a commencé à s’étonner.

J’ai toujours su que l’Ukraine se battrait comme elle le fait. Tout simplement parce que cela a été le fruit de mon éducation, et cela fait aussi partie de ce peuple. Si l’on regarde son histoire, on se rend très vite compte que cette invasion n’est pas la première.

Face à ces nombreuses invasions, à ces changements de frontières, il était important de se rallier derrière une Histoire commune, avec ses héros, ses légendes, ses poètes aussi. Ainsi, les générations d’ukrainiens apprennent par cœur les vers de Taras Chevtchenko. Chacun a en soi ses écrits qui disent qu’un jour la vérité et la liberté reviendront. C’est cette culture-là qui a permis au peuple ukrainien d’avoir du courage et de l’audace, puisque des artistes par le passé s’étaient déjà battus pour être ou rester libres. Les grecs appelaient ce sentiment « le thumos », une ardeur collective qui se manifeste par du courage. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Votre héroïne est confrontée un terrible dilemme, sacrifier l’une de ses deux mères : biologique et symbolique. Comment choisir ?

Lorsque l’Homme au chapeau débarque dans la bibliothèque de K, elle s’occupe déjà de sa mère qui est mourante. Je voulais en effet établir un parallèle entre les deux mères de mon personnage. Celle qui relève de l’intime, l’autre de la sphère publique. Au début de la narration, les deux semblent aller de pair, puisque la mère de K a une attaque le jour même de l’invasion.

En revanche, cet Homme au chapeau tient notre personnage, puisqu’il détient la sœur de K, une autre figure féminine, pratiquement le double de K. Mila est sa jumelle. Et là, le dilemme est quasiment insoluble, il est cornélien. C’est justement là que l’héroïne se révèle. A cette peur, elle aussi répondra par de l’audace et osera se soustraire à cette mission terrifiante. Comme elle ne plie pas, K ne cesse de dire au lecteur qu’il est urgent de continuer.

Dans L’archiviste, la bibliothèque est plus qu’un temple du savoir. C’est un refuge pour toute une nation. Comment percevez-vous la destruction systématique des bibliothèques ukrainiennes ?

La perte est significative, ce sont parfois des œuvres d’art que nous ne retrouverons jamais, mais aussi des manuscrits uniques. L’anéantissement de l’autre, son avilissement nécessite cette destruction culturelle. La lutte idéologique passe par tous ces ravages. Toutefois, on peut détruire un livre, mais le texte – lui – survivra. Aucun autodafé n’a rempli la mission terrible que les assassins de la pensée lui donnaient. Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours.

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les chevaux de feu, Editions Noir sur Blanc, 96 p.

D’héritage culturel, littéraire, il en est question avec Les chevaux de feu de Mykhaïlo Kotsioubynsky Chef d’œuvre de la littérature symboliste ukrainienne, épigone ukrainien du Romeo et Juliette de Shakespeare, le livre conte l’amour impossible d’Ivan et Maritchka dans ces Carpates ukrainiennes où Jésus côtoie les démons et les sorciers. Avec sa prose pleine de poésie notamment dans cette glorification de la nature, Kotsioubynsky nous entraîne dans un récit entre rêve et réalité, entre légendes et cruauté des hommes.  Une très belle découverte.

Serhiy Jadan, L’Internat, Editions Noir sur Blanc, 272 p.

D’une époque à l’autre et d’une guerre à l’autre, il n’y a qu’un pas qu’il est possible de franchir comme on change de trottoir ou de rue. C’est ce que nous raconte dans son nouveau livre, l’Internat, Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus talentueux qui vient de recevoir le Prix de la paix des libraires allemands à la foire du livre de Francfort. Nous sommes en 2015 dans le Donbass. Pacha doit chercher son neveu à son internat. Mais la guerre et le chaos viennent subitement tout ravager. Tandis qu’il traverse la ville, Pacha découvre un paysage apocalyptique : maisons éventrées, cadavres de chiens, habitants hagards. Il ne reconnaît plus rien. Sa vie d’avant a disparu. Les pages de Jadan sentent la mort et le lecteur est pris aux tripes.

Roman d’une terrible actualité, époustouflant, vertigineux, L’Internat est une tempête littéraire, une tempête qui peut en quelques minutes faire voler en éclats votre quotidien, comme celle qui a surpris les Ukrainiens le matin du 24 février 2022. Un livre qui montre que rien n’est jamais acquis et que toute votre vie peut être balayée en quelques instants.

Julian Semenov, Opération Barbarossa, 10/18, 384 p.

Pour reprendre le titre de l’un des derniers livres de John Le Carré, l’héritage des espions, à qui Julian Semenov peut être aisément comparé, l’œuvre de ce dernier évoque à travers les aventures de son personnage, Maxim Issaïev alias Max von Stierlitz, espion soviétique infiltré au sein du Troisième Reich, les champs de bataille de la seconde guerre mondiale et notamment l’Ukraine.

Dans cet opus, notre espion a eu vent de l’invasion du territoire soviétique par la Wehrmacht en juin 1941. Il est envoyé sur place en Ukraine et élabore un stratagème machiavélique en infiltrant les ennemis de Staline pour ralentir l’avancée des troupes allemandes. Progressant entre les cadavres qui jonchent les plaines noires d’Ukraine et manipulant les bourreaux, Opération Barbarossa est un petit bijou de roman d’espionnage d’un auteur demeuré longtemps inconnu à l’ouest et qui possède son musée en Crimée.

Anna Colin Lebedev, Jamais frères, une tragédie postsoviétique, Seuil, 224 p.

Enfin, lorsqu’on parle d’héritage, il convient d’évoquer l’héritage soviétique qui pendant longtemps tenta d’unir les destinées de l’Ukraine et de la Russie avant de les dissocier irrémédiablement. C’est ce que montre Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique dans cet essai pertinent. Analysant les trajectoires des sociétés des deux pays de la chute de l’URSS au début des années 1990 à nos jours, elle montre les chemins distincts pris par les deux nations qui mettent à mal aujourd’hui le discours poutinien de peuples frères. Du regard de l’étranger à la construction d’une mémoire historique basée sur le passé soviétique, la seconde guerre mondiale et la Shoah, en passant par le contrat social qui régit les relations entre les citoyens et l’Etat et le rapport à la violence, Anna Colin Lebedev constate avec intelligence la fracture durable entre Russie et Ukraine scellée par la guerre.

« Aujourd’hui, le Russe devient un Autre, d’autant plus hostile qu’il se cache derrière une apparence fraternelle » écrit l’auteur. Un livre salutaire donc qui déconstruit intelligemment les stéréotypes que quelques démagogues et fous de guerre souhaitent nous imposer.

Par Laurent Pfaadt

L’Archipel du Goulache

Rien que le titre et sa couverture rouge éclatante valent le coup. Internationale du goût, marmitage communiste, tous les jeux de mots sont bons pour qualifier ce livre passionnant qui vous fait voyager à travers la cuisine des diverses contrées de l’ex-empire soviétique, de l’Arctique au Caucase et de Moscou à l’Asie centrale.


Florian Pinel, ingénieur informaticien devenu chef à mi-temps est parti avec son compère Jean Valnoir Simoulin, sur les traces des recettes de l’ex-empire soviétique et propose une réinterprétation de ces dernières. Récit de voyages autant que guide gastronomique, réalisé non sans une pointe d’humour « au péril de notre santé intestinale », les deux auteurs nous convient à déguster de la perche, du steak de cheval à Almaty au Kazakhstan, du renne, de la nouvelle cuisine moscovite, des raviolis qu’ils soient pelmenis (russes) ou varenikis (ukrainiens) et du kebab caucasien. La partie dédiée au Caucase est particulièrement intéressante. Si elle fait la part belle à l’Azerbaïdjan, terre de baklava et à la Géorgie et son fromage, Florent Pinel n’en oublie pas le lavash arménien, ce pain plat inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’ouvrage de Nathalie Baravian sur La cuisine arménienne (Actes Sud, 2007) offrira un formidable complément à ces aventures. Dans la préface de ce dernier, l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, rappelait d’ailleurs que « ce livre n’est pas seulement un livre de recettes : à travers les plats délicieux qu’il nous présente, il nous rend plus proches de l’âme arménienne. » On pourrait dire la même chose du livre de Florent Pinel et de Jean Valnoir Simoulin. A travers leurs plats, leurs façons de les concevoir, les ingrédients choisis, le lecteur pénètre l’âme des peuples qui composèrent l’URSS, leurs savoirs-faires, leurs coutumes, leurs rapports aux autres. La gastronomie devient ainsi dans ces pages une littérature du sensible.

Au-delà des recettes présentées et qui sont presque toujours complétées par des notices fort utiles, le lecteur est surtout embarqué dans l’histoire de cet empire qui a agrégé mille et une histoires car si Staline a annexé les provinces et les hommes, il en a fait de même avec les frigidaires !  Dans ces pages se racontent donc les histoires du goulag pour y montrer l’importance du thé, de la seconde guerre mondiale et de l’éclatement de l’URSS en nous emmenant dans ces conflits « gelés » comme le Haut-Karabakh pour y déguster une truite à la grenade (le fruit bien évidemment), l’Abkhazie ou la Transnistrie où Florent Pinel rebaptise des paupiettes de porc en cornichons de Tiraspol. Jusqu’au Moyen-Age pour nous expliquer que le plov ouzbek à base de riz n’est rien de moins que l’ancêtre de la paella espagnole et du biryani indien ! 

Chacun trouvera donc un intérêt à ce livre : cuisinier, voyageur, historien en herbe ou simple curieux. On en oublierait presque l’essentiel : manger. Il est donc grand temps de passer à table, non pas devant les sbires du KGB mais devant un bon qurutob tadjik ou une soupe pomore des rives de la Mer Blanche.

Par Laurent Pfaadt

Florian Pinel, Jean Valnoir Simoulin, L’Archipel du Goulache
Aux Editions Noir sur Blanc, 264 p.

A lire également :

Nathalie Baravian, La cuisine arménienne, Actes Sud, 2007.

Le ghetto de Minsk

C’est en lisant l’ouvrage de Richard Rashke, Les évadés de Sobibor (1983) que j’entendis pour la première fois parler du ghetto de Minsk. Plusieurs déportés se trouvaient alors dans la ville notamment Alexandre Petchersky, officier juif de l’armée russe et leader de la révolte. Je découvris également que le ghetto fut secoué par la résistance d’une partie de la population juive.


Toute le monde connait le ghetto de Varsovie, celui de Lodz et d’autres en Pologne. Mais de Minsk, peu de traces. Car la ville, coincée entre Ukraine et Russie, capitale d’une Biélorussie fermée semble restée prisonnière d’un passé soviétique qui a longtemps minoré, caché l’Holocauste.

Lorsque la Wehrmacht, les Einsatzgruppen et leurs supplétifs notamment lituaniens conquièrent Minsk dans la foulée de l’invasion de l’URSS, le 28 juin 1941, ils y installent un ghetto qui compta jusqu’à sa liquidation en octobre 1943, près de 100 000 juifs et fut l’un des plus importants des territoires de l’Est.

Hersh Smolar, un juif communiste, se trouve à Minsk à ce moment. Il a réussi in extremis à faire évacuer sa femme et son fils. Passé un moment de sidération, il organise avec d’autres, l’embryon d’une résistance baptisée Organisation secrète de combat et fait le choix de s’allier aux partisans notamment ceux du commandant Diadia Vossia qui se trouvent dans les forêts environnantes. En compagnie du narrateur, le lecteur pénètre alors dans le dédale des rues de ce ghetto qui fait 200 hectares où Smolar et les autres juifs réunis dans cette armée des ombres se réunissent en secret, fabriquent des faux-papiers, se procurent des armes et surtout évacuent les enfants. Ces enfants justement « qui, dans le ghetto, avaient cessé d’être des enfants ». Ils ont dix, douze ans et servent de messagers ou de guetteurs. A 17-18 ans, ils sont les meneurs de la résistance. Cette résistance qui est également le fait de femmes magnifiques, ces amazones du ghetto emmenées par un personnage de roman, Emma Radova, cette « jolie jeune femme aux cheveux sombres, aux yeux noirs dans un visage rond » qui périra sous les coups de la Gestapo.

Rythmé, parfois angoissant, souvent rayonnant de courage, le récit d’Hersh Smolar s’apparente à un thriller où se livre une lutte entre le bien et le mal incarnée par le docteur Koulik qui fit de son service de maladies infectieuses à l’hôpital un sanctuaire pour les juifs persécutés et le Schärführer SS Ribe surnommé « le Diable aux yeux blancs ». Organisés, les juifs polonais et russes, occidentaux et orientaux travaillent en bonne intelligence, les uns ayant l’expérience de la clandestinité quand les autres apportent la connaissance du terrain.

Le livre avance comme guidé par une lumière que l’on croit parfois éteinte notamment lors des grands massacres de 1942 où, entre le 28 juillet et le 1er août, les Allemands exécutent près de 25 000 personnes. « La destruction, les mares de sang sur le sol, la désolation et le malheur, tout cela jetait un linceul de désespoir sur tous et sur chacun. Personne n’avait de paroles de réconfort à offrir, nulle part » écrit Hersh Smolar.

Pourtant, la résistance se poursuit. Avec les mots de Smolar, elle est admirable, mythique. C’est David contre Goliath, des juifs affamés et persécutés contre un régime tout puissant. L’Organisation secrète de combat est démantelée début 1943 et le ghetto liquidé en octobre. Alexandre Petchersky est là : « Les femmes et les enfants ont été transportés à la gare par des voitures. Les hommes ont marché. Sur la route nous sommes passés devant le ghetto (…) On pouvait entendre des gens se dire au revoir, certains pleuraient. Tout le monde savait ce qui les attendait ».

Hersh Smolar ne fut pas envoyé au camp d’extermination de Sobibor. Il survécut à la guerre avant de quitter la Pologne et d’émigrer en Israël. Grâce à son témoignage si précieux, le courage des hommes, des femmes et des enfants des ghettos porte un nom : Minsk.

Par Laurent Pfaadt

Hersh Smolar, Le ghetto de Minsk,
Chez Payot, 360 p.

La vie comme un souffle

Dans son nouveau roman, Joyce Carol Oates évoque la perte de l’être cher. Une nouvelle fois magnifique

« Car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière » proclame la Genèse. Gérard McManus fut un brillant intellectuel de Harvard venu enseigner à l’Institut de Santa Tierra au Nouveau-Mexique. Après un cancer qu’il affronta en compagnie de sa deuxième femme, Michaela, il fut réduit à 3,1 kg de cendres. De notre naissance à notre mort, notre poids n’a que peu varié mais chacun a vécu pendant 70-80 ans une vie faîte de joies, de peines, de contradictions qu’explore depuis plus de soixante ans la romancière américaine Joyce Carol Oates, véritable peintre des batailles qui secouent notre cerveau. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si l’ouvrage sur lequel travaillait Gérard s’intitulait « Malaise dans le cerveau humain ». Un titre qui sonne chez Oates comme le résumé d’une œuvre bâtie livre après livre. Sorte de Malaise dans la civilisation américaine par cette Freud des lettres américaines.


Dans ce nouvel opus, toujours publié chez le fidèle Philippe Rey, celle qui s’attache à analyser sans relâche nos psychoses et nos peines, s’attarde sur la peine finale, celle de la mort non pas pour celui qui la vit mais pour celui qui la voit, qui la ressent sans mourir. Ici en l’occurrence Michaela, la femme de Gérard qui accompagne, seule, son mari jusqu’au seuil de la mort avant d’errer, à nouveau seule, dans les limbes du deuil.

Respire est bel et bien un thrène au sens aussi bien antique que contemporain. D’ailleurs, la référence à l’Antiquité n’est pas galvaudée puisque l’opéra favori de Gérard est celui d’Orphée et Eurydice de Glück, cette histoire d’amour maudite. Maudit, tiens un autre roman de Joyce Carol Oates. Car Michaela semble condamnée à errer dans ce monde parallèle qui n’est ni la folie, ni la réalité en compagnie des mânes de Gérard. « Tu sais que je suis ici, Michaela. Mais je suis ailleurs » entend-elle. Michaela, cette femme qui, toute sa vie, a cherché sa légitimité auprès de cet homme.

Plus on avance dans cette magnifique variation du chagrin et du deuil enveloppée de ce voile de solitude, plus Respire… nous apparaît comme un condensé de l’œuvre de l’écrivaine. Michaela semble modelée avec la propre autobiographie de l’autrice dévoilée notamment dans J’ai réussi à rester en vie (2021) où elle raconta son deuil après le décès de son mari Raymond Smith. Et cette réalité parallèle, ce calque opaque de la réalité qui fait la grande force des romans de Oates, se teinte d’une dimension animiste, sorte de gothique qu’elle trempe dans le brasier du Nouveau-Mexique.

Si on y ajoute le stupéfiant travail de projection de l’esprit humain dans les objets et la prodigieuse résilience que Joyce Carol Oates insuffle à tous ses personnages notamment féminins où, à l’instar de Michaela, ils trouvent dans leurs souffrances, leurs humiliations, le rabaissement de leurs conditions, matière à leur survie, Respire…constitue non seulement un nouveau tour de force littéraire mais ajoute une pierre supplémentaire à un édifice qui, assurément, demeurera et ne retournera pas, comme tant d’autres, à la poussière.

En plus de son nouveau roman, les éditions Philippe Rey publient également de Joyce Carol Oates une nouvelle série de quinze nouvelles inédites sous le titre d’Un (autre) toi qui mettent en scène des personnages aux prises avec les aléas du destin et où, une fois de plus, le fantastique côtoie la réalité.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Respire…
Aux éditions Philippe Rey, 400 p.

Joyce Carol Oates, Un (autre) toi, Philippe Rey, 352 p.