Treize jours

Plongée dans la crise de Cuba avec le livre passionnant
de Sheldon Stern

Il y a soixante ans, le monde évitait une troisième guerre mondiale, une guerre nucléaire qui, plus encore qu’aujourd’hui, n’a tenu qu’à un cheveu, à une seule erreur de jugement, à une seule décision mal interprétée. C’est ce que révèle le livre passionnant de Sheldon Stern.


Ce dernier, historien de la bibliothèque John Fitzgerald Kennedy, a été le premier à avoir accès aux enregistrements de la Maison-Blanche entre le président des Etats-Unis et ses divers conseillers. Comme il le rappelle lui-même, il a été « la petite souris » cachée dans le bureau ovale écoutant des heures d’enregistrement qui font de ce livre un récit historique plein de rythme et une sorte de série sur papier.

D’abord posons le décor. Arrivé en 1961 à la Maison-Blanche, le nouveau président des Etats-Unis, JFK, accompagné de son frère Bobby et d’une pléiade de conseillers que le journaliste David Halberstam surnomma « les meilleurs et les plus intelligents » décident de se débarrasser de Fidel Castro. Ils montent l’opération de la baie des Cochons qui s’acheva en fiasco. Fidel Castro, proche du Kremlin, décide alors de demander à Khrouchtchev l’installation de missiles sur son territoire, des missiles pouvant frapper les villes américaines et en premier lieu la Floride. Des missiles pouvant emporter des têtes nucléaires. Ainsi, si l’initiative de la crise de Cuba est soviétique, celle-ci, nous dit Stern, a été la conséquence de l’agression américaine de 1961.

C’est sur la base de ces éléments transmis en partie par des avions U2 que les différents protagonistes pénètrent dans le bureau ovale, en ce 16 octobre 1962 à 11h50. Le lecteur entre avec eux dans un huis clos haletant, celui du Comité Exécutif du Conseil de Sécurité Nationale dont il sort, treize jours plus tard, éreinté, lessivé de tant de pression. Sheldon Stern excelle à peindre cette pression insoutenable qui monte et forge les hommes qui se révèlent tantôt médiocres, tantôt à la hauteur de l’évènement. Il y a ceux qui s’effondrent, ceux qui s’enferment dans leur logique et ceux qui ont l’intelligence d’évoluer, de faire preuve de pragmatisme. « Certains, sous la pression, y perdirent leur équilibre » relata Bobby Kennedy (13 Jours, la crise des missiles de Cuba, Pluriel, 2018). Parmi ces hommes d’Etat figure Robert Mc Namara, secrétaire à la Défense qui, dès le premier jour, se questionne sur les conséquences des décisions à prendre : « je crois que nous n’avons pas envisagé de façon satisfaisante les conséquences d’aucune de nos décisions…Je ne suis pas sûr que nous prenions maintenant toutes les mesures nécessaires pour les minimiser. Je ne sais pas dans quel monde nous vivrons une fois que nous aurons commencé à frapper Cuba. »

Certains conseillers poussent le président à bombarder, à envahir l’île et à se débarrasser définitivement de Castro. JFK décrète le blocus de l’île mais ne cède pas et le livre montre parfaitement qu’il a su garder la tête froide face aux faucons emmenés le chef d’état-major, Maxwell Taylor. Le président privilégie une solution pacifique, conscient que l’œil de l’histoire est posé sur lui. « Je pense que vous allez trouver vraiment difficile d’expliquer pourquoi vous vous apprêtez à attaquer Cuba, à détruire ces sites…alors qu’il (Khrouchtchev) dit, « si vous retirez les vôtres de Turquie, nous retirerons les nôtres de Cuba. » Je pense que cela va être très dur » estime-t-il le 27 octobre. Il engage alors des négociations avec l’URSS où Robert Kennedy et l’ambassadeur soviétique, Anatoli Dobrynine, mettent au point l’accord final qui clôt la crise de Cuba. Stern relate ainsi parfaitement ces évènements périphériques qui contextualisent parfaitement les entretiens de la Maison-Blanche.

Finalement, Khrouchtchev accepte de retirer les missiles de Cuba en échange des missiles américains Jupiter en Turquie. Khrouchtchev y laissa son poste et Kennedy sa vie. Mais ils auront évité le pire à la planète. Grâce à ce livre palpitant, il est aujourd’hui possible de toucher du doigt l’un de ces moments où l’histoire a failli basculer.

Par Laurent Pfaadt

Sheldon M. Stern, Quand le monde s’arrêta. Les enregistrements de la crise de Cuba
Les Belles Lettres, 368 p.

L’Ohio, terre de colère littéraire

Il est celui qui aurait pu faire basculer le Sénat dans le camp républicain, celui qui aurait lancé la reconquête de la Maison Blanche de son mentor, Donald Trump. Celui qui assurait pourtant, dans son autobiographie à succès, Hillbilly Elegie, n’être « ni sénateur, ni gouverneur » et a fini par en devenir un. Le Hillbilly, le « péquenot » de l’Ohio tel qu’il se définit dans son ouvrage, est devenu le symbole de la colère d’une partie du peuple américain, de ces laissés-pour-compte qui se sentent abandonnés et voient dans l’ancien président le restaurateur de leur fierté. D’ailleurs le sous-titre de son livre Mémoire d’une famille et d’une culture en crise résume assez bien la situation de l’Ohio. « Je veux qu’on comprenne comment une personne en vient à ne plus croire en elle et pourquoi. Je veux qu’on sache quelle vie mènent les plus pauvres et qu’on mesure l’impact de cette pauvreté, matérielle et spirituelle, sur leurs enfants (…) Je veux transmettre une chose que je n’ai compris que récemment : les démons que nous avons fuis continuent de poursuivre certains d’entre nous qui ont assez de chance pour vivre ce rêve américain » écrit J.D. Vance qui, de cette colère populaire en a fait une colère littéraire puis un succès politique. Une colère façonnée dans un Etat, l’Ohio.


Joe Maiorana/AP Photo

Depuis la grande Toni Morrisson, originaire de Lorain à l’ouest de Cleveland, et son roman culte Beloved, l’Ohio a été le théâtre de nombreux romans américains récents. De la bataille contre l’avortement chez Joyce Carol Oates au roman éponyme de Stephen Markley, grand prix de littérature américaine 2021 en passant par la dérive d’Amy Wirkner, l’héroïne de John Woods (Lady Chevy, Albin Michel, lire son interview) où il évoque pêle-mêle désastres environnementaux et suprémacisme blanc, la violence d’un Donald Ray Pollock ou les différences de classes chez Celeste Ng, l’Ohio semble concentrer tous les maux et toutes les divisions de l’Amérique.

Les deux romans de Tiffany Mc Daniel, Betty et plus récemment L’été où tout a fondu (Gallmeister) apparaissent comme emblématiques de ces maux et évoquent tour à tour la difficile intégration des populations amérindiennes (notamment les Cherokee en Ohio) violemment réprimées, les souffrances sociales, intrafamiliales, la violence sociétale à l’oeuvre, le fanatisme politique et religieux. Le prochain livre du prodige des lettres américaines, On the Savage Side, attendu pour 2023 racontera l’histoire de deux sœurs hantées par de terribles secrets familiaux et s’inspirera des Chillicothe Six, l’histoire de ces six disparues de Chillicothe, toujours dans l’Ohio.

L’Ohio est ce que l’on appelle aux Etats-Unis, un « swing state », un état pivot capable de faire basculer une élection. Bastion industriel et agricole, elle appartient à la « Rust Belt » ou « ceinture rouillée », cette région industrielle du nord-est des Etats-Unis. Septième état le plus peuplé du pays, terre des Cavaliers de Cleveland, l’une des meilleures équipes de basket, l’Ohio a envoyé six présidents des Etats-Unis à la Maison-Blanche. « Il est exact que c’est un peu un condensé des Etats-Unis. C’est vraiment un « swing state » de tous points de vue, politique, sociétal, etc. On y trouve des gens très à gauche autant que des gens d’extrême-droite raciste. De plus, depuis des décennies, sa population ne cesse de basculer d’un camp politique à l’autre. C’est un Etat très symbolique de beaucoup d’enjeux américains » estime ainsi Sylvain Cypel, ancien correspondant du Monde aux Etats-Unis.

Terre des Amish, l’Ohio est également l’Etat qui possède l’une des plus importantes communautés juives du pays. Cette dimension religieuse est fondamentale dans l’analyse sociologique de l’Ohio. C’est un fanatique chrétien qui tue le médecin avorteur dans la scène d’ouverture du livre de Joyce Carol Oates. Pour autant « si les institutions religieuses jouent un rôle positif dans la vie des gens, dans une partie du pays frappée par le déclin de l’industrie, le chômage, la drogue et l’alcool, ainsi que par l’éclatement des familles, la fréquentation des lieux de culte est en chute libre » écrit toujours Vance. Comme un paradoxe, une religiosité accrue qui confine parfois à un fanatisme mais moins de pratique. L’Ohio est enfin l’un des états les plus touchés par les décès liés à la drogue mais également par ce que les Américains appellent les « painkillers » ou analgésiques.

Le déclin de l’industrie, le chômage, la drogue, l’alcool, l’éclatement des familles et leurs corollaires de violence, celle contre d’autres groupes sociaux, sont autant de « carburants » qui alimentent la littérature américaine. Autant de facteurs pour nourrir ici, comme ailleurs, le discours complotiste d’un Donald Trump.

Mais pourquoi l’Ohio génère-il plus qu’aucun autre état aux Etats-Unis, une telle production littéraire ? La réponse doit être recherchée du côté des écrivains eux-mêmes, nombreux à venir de l’Ohio. Dans l’ombre de la grande Toni Morrisson, citons Anthony Doerr, Michael Cunningham, Edmund White qui y sont nés mais aussi Stephen Markley, Donald Ray Pollock, John Woods ainsi que quelques grands auteurs classiques, Harriet Beecher Stowe (1811-1896), autrice de La Case de l’Oncle Tom (1852), monument de la littérature américaine, Paul Laurence Dunbar (1872-1906) dont les œuvres, majeures, n’ont jamais été traduites en France, Sherwood Anderson, Ambrose Bierce et James Purdy. Il y a donc un tropisme littéraire très marqué dans l’Ohio au sein duquel des auteurs souvent formés à l’université dans des ateliers de créations littéraires exigeants trouvent dans leurs quotidiens, leurs histoires, matières à leurs futurs romans. Comme le souligne à juste titre le franco-américain Benjamin Hoffmann, écrivain et professeur de littérature française à l’Université Ohio State : « Il est vrai que l’Université Ohio State a un département de creative writing particulièrement réputé. Si l’Ohio occupe une telle place dans la fiction contemporaine, c’est sans doute parce qu’il condense les États-Unis tout entiers : parler de cet État, c’est parler de l’Amérique dans son ensemble, alors que d’autres États à travers l’Amérique ont des identités plus accusées et des traits plus caractéristiques. »

S’il n’est pas le seul Etat à agréger les différents maux de l’Amérique, l’Ohio a donc développé une tradition littéraire et un système public favorisant le livre, prompts à générer de grandes œuvres littéraires comme le reconnait l’écrivain John Woods : « l’Ohio possède l’un des meilleurs systèmes de bibliothèques publiques du pays et la bibliothèque publique de notre ville a certainement contribué à mon développement en tant que lecteur et écrivain ». Une usine à produire des chefs d’œuvre donc. Et il arrive parfois que de ces chefs d’œuvre sortent de mauvais génies.

Par Laurent Pfaadt

Quelques conseils de lecture :

J.D. Vance, Hillbilly Elegie, Globe éditions, 288 p.
Le Livre de poche, 336 p.

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains
Philippe Rey, 864 p.

Tiffany Mc Daniel, Betty et L’été où tout a fondu
Gallmeister, 704 p. et 480 p.

Stephen Markley, Ohio
Albin Michel, 560 p.

Jim Woods, Lady Chevy
Albin Michel, 464 p.

Céleste Ng, La saison des feux
Pocket, 480 p.

Jeu d’échecs bolchevique

L’historien britannique Antony Beevor signe avec son récit de la révolution russe un nouvel ouvrage magistral

Délaissant les plages du débarquement et les forêts des Ardennes, Antony Beevor est de retour sur ces autres plages, celles des îles de Kotline et Kronstadt, et dans les forêts soviétiques de ses premiers succès pour y remonter le temps et évoquer les quatre premières années de la révolution bolchévique. D’emblée, l’historien pose le décor : « L’engrenage révolutionnaire semble manifeste pour tout le monde, à l’exception de ceux qui se voilent volontairement la face. Une seule question se pose : la révolution surviendra-t-elle pendant la guerre ou juste après ? »


Le lecteur est ainsi prévenu : aucun répit ne lui sera accordé dans ce tourbillon révolutionnaire, ce jeu d’échecs qui mena au pouvoir Lénine, Trotski et Staline et entraîna une terrible guerre civile. Avec son sens de la narration qui a fait le succès de ses livres précédents allié à travail prodigieux de collecte de multiples sources, Antony Beevor fait ainsi monter le lecteur dans le train blindé de Lénine, lancé à vive allure et qui traverse cette année 1917 puis sur les chevaux des cosaques du Don chargeant dans ces plaines rouges de sang des massacres d’une guerre sans fin. Le lecteur croise la tsarine, reine abattue par les pions rouges et son fou de Dieu, un Staline rasant le roi Lénine pour lui éviter la capture et un Kerenski, mis en échec mais pas mat, déguisé en officier serbe pour fuir le Palais d’hiver. Chez Beevor, l’Histoire avec un grand H, broyant comme la roue rouge de Soljenitsyne hommes et empires, est un cheval fougueux que rien n’arrête. Une Histoire qu’il place dans la main sanglante d’un Félix Dzerjinski, maître de cérémonie d’une Terreur rouge, cette tour sans pitié contre tous les ennemis de la révolution et dont le « visage pâle et austère, aux yeux enfoncés évoque le Greco ».

La plongée dans la guerre civile, partie importante de l’ouvrage, est certainement la plus passionnante. Renouant avec ses talents d’historien du fait militaire, Antony Beevor emmène à nouveau, comme à Stalingrad, à Berlin ou à Saint-Lô, le lecteur sur les champs de bataille et  les échiquiers des états-majors des armées, dans le cerveau des acteurs et les arcanes des obscures manœuvres des grandes puissances qui pensent voir dans ce cyclone l’œil de leur grand jeu. Des pays baltes à la Sibérie, de la frontière chinoise et celle de la Pologne, c’est à une partie littéraire faîte de rouge et de blanc que nous convie l’historien.

Les Rouges sous la férule d’un Trotski adulé affrontent sur plusieurs théâtres d’opération des Blancs restés fidèles au tsar et emmenés par l’amiral Koltchak et les généraux Denikine et Wrangel. Dans chaque camp se jouent des luttes d’influence. Par officiers interposés, la guerre fratricide entre Trotski et Staline est impitoyable et voit l’émergence des futurs héros de la seconde guerre mondiale, ces pions appelés à devenir cavaliers : Joukov, Boudienny, Koniev. Dans le même temps, le livre met en lumière quelques comètes telles que le baron balte converti au bouddhisme, Roman von Ungern-Sternberg ou Nestor Makhno, le « Robin des bois de la steppe », fondateur de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui combattit les deux camps.

De l’autre côté, les Blancs ayant perdu l’initiative sont gagnés par la panique, à l’image d’un Koltchak « maigre, ravagé, l’œil hagard, et (qui) semble dans un état de tension nerveuse extrême » selon le général Maurice Janin à la tête d’une légion tchèque venue prêter main-forte à des Blancs qui ont renoncé à obtenir le nul. Rien n’y fait, le fou rouge est impitoyable, il renverse le tsar et ses cavaliers, laissant derrière lui une interminable traînée de sang sur laquelle se jouera les futurs massacres de la seconde guerre mondiale.

Vingt ans après, on sait ce qu’il advint dans ces mêmes forêts ukrainiennes, devenues ces nouveaux échiquiers de la mort.

Par Laurent Pfaadt

Anthony Beevor, Russie, révolution et guerre civile (1917-1921)
Aux éditions Calmann-Levy, 568 p.

Garde-robe littéraire

Haruki Murakami se raconte à travers ses T-Shirts. De la haute couture comme d’habitude

L’habit ne fait pas le moine. Mais il semble faire l’écrivain nous dit Haruki Murakami, figure de proue des lettres japonaises qui, à défaut de prix Nobel vient de recevoir le prix Cino Del Luca récompensant une œuvre scientifique ou littéraire au message d’humanisme et succédant notamment à Andrei Sakharov, Mario Vargas Llosa, Sylvain Germain et Joyce Carol Oates. Et plus particulièrement ses T-Shirts qu’il affectionne tout particulièrement. De cette passion est née l’idée peut-être un peu folle de confectionner une autobiographie. Il a fallu pour cela la rencontre avec le magazine japonais de mode Popeye.


Murakami aime les T-Shirts. En été, il ne porte que cela et en possède des centaines qu’il reçoit ou chine aux détours de ses pérégrinations. Accompagné de photos, le livre se promène ainsi dans les placards de notre auteur et raconte un peu plus sa vie. Il y a ce qu’on sait de lui, ses passions pour la musique et le jazz en particulier mais également Bruce Springsteen ou le célèbre groupe de rock des Ramones, pour la course à pied et le marathon, le baseball et le whisky. Parfois, le connaisseur de l’œuvre du maître trouve sur les cols de ces T-Shirts quelques poussières d’inspiration glissées ici ou là comme par exemple sa passion à chiner des vinyles qui renvoie à la nouvelle Charlie Parker plays bossa-nova (Première personne du singulier, Belfond, 2022). D’ailleurs il rappelle qu’un T-Shirt comme tout autre objet peut être une source d’inspiration. Ainsi son préféré, un T-Shirt jaune du nom de Tony Takitani, obscur candidat démocrate aux Etats-Unis qui lui inspira une nouvelle et qui elle-même devint un film.

Parfois, au détour d’une confection qui se veut confession, le lecteur découvre un Murakami qu’il connait moins. En préférant les T-Shirts sans marques floqués de logos plutôt que des T-Shirts chics, Murakami révèle cette humilité et cette simplicité qui le caractérisent. « Je ne veux pas attirer l’attention » se justifie-t-il tout en admettant que certains T-Shirts restent difficiles à porter, soit par conformisme, soit parce qu’ils demandent du courage : « les motifs qui ornent les T-Shirts sont innombrables mais oser porter ceux qui représentent des voitures constitue un acte bien plus héroïque qu’on ne le pense ». Derrière ces T-Shirts, Murakami offre ainsi une réflexion sur ce que les habits disent de nous, les messages, les idées que nous véhiculons. Plus encore, la force qu’il assigne à ce bout de tissu sans valeur marchande traduit cette capacité qu’ont les objets de posséder leur propre vie et de consigner une mémoire, celle de ceux qui les ont portés avant nous, celle des rencontres que vous avez effectuées, et celle enfin des lieux que vous avez arpenté durant votre vie (les plages d’Hawaï, les villes américaines où il a enseigné, etc.). Une mémoire projetée au cœur de l’œuvre de l’écrivain japonais quand on pense à quelques-uns de ses livres comme récemment Le Meurtre du Commandeur (Belfond, 2018).

Une nouvelle fois magnifiquement traduit par Hélène Morita, T complète ainsi une autobiographie composée de fragments épars, sorte de puzzle mental que le lecteur doit assembler à sa guise, un puzzle où se côtoient éléments factuels et ressentis. T confirme également un écrivain à la prose à la fois profonde et pleine d’humour lorsqu’il révèle à la fin du livre que « j’ai aussi une collection de shorts ». Donc comme le dit la publicité, demain Murakami enlève le bas !

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, T, ma vie en T-Shirts, Belfond, 200 p.

Belfond, éditeur historique de Murakami poursuit sa réédition des œuvres de l’écrivain avec La Ballade de l’impossible et surtout l’un de ses plus grands succès, Kafka sur le rivage. En mars 2023 sortira en salle l’adaptation de sa nouvelle Saules aveugles, femme endormie (Belfond, 2008)

Bachelard Quartet

Le TNS présente avec le TJP-CDN la dernière création de la Cie La belle Meunière « Une rêverie sur les éléments à partir de l’œuvre de Gaston Bachelard »


 Les trois interprètes, Pierre Meunier, Jeanne Bleuse, Matthew Sharpqui réservent un accueil chaleureux aux spectateurs qui progressivement gagnent leur place dans la salle. Nous sommes là pour évoquer, Bachelard, un grand philosophe, un vrai poète. Et c’est un beau projet qui mérite que, nous, les spectateurs, comme conviés à une veillée, nous soyons, pour plus d’intimité, installés dans un dispositif tri -frontal.

Pierre Meunier avec la complicité de Marguerite Bordat qui dirige avec lui la Cie « La Belle Meunière », a tenu à cette rencontre qui fait l’éloge de l’imagination et des quatre éléments constitutifs de la vie, la terre, l’air, l’eau et le feu. Il est le conteur, celui qui rapporte avec attention, respect et enthousiasme les mots de l’écrivain que lui-même a découvert en 1990 en lisant son ouvrage « L’air et les songes ». Depuis cet auteur ne l’a plus quitté et sans le citer explicitement, il a créé en 2021 un spectacle pour le jeune public, intitulé « Terairofeu » dans lequel les quatre éléments sont mis en jeu de façon ludique à l’aide de nombreux objets manipulés, ce qui caractérise souvent les spectacles de « La Belle Meunière », ce qui n’est pas le cas ici.

Car tout repose sur la voix et la musique et leur pouvoir d’évocation. Pas non plus de plateau à proprement parler pour plus de proximité avec le public (scénographie Géraldine Foucault et Marguerite Bordat) mais deux estrades(construction Florian Mèneret et Jean-François Perlicius), sur lesquelles sont installés les instruments de musique, un violoncelle, un piano. Ils seront avec ceux qui en jouent, la pianiste Jeanne Bleuse et le violoncelliste Matthew Sharp, d’extraordinaires partenaires de jeu pour le conteur, Pierre Meunier qui va de l’un à l’autre en effectuant sa causerie qui, en tout premier lieu, est un éloge de l’imaginaire, de la rêverie, deux concepts chers à Bachelard .

Il ne s’agit pas d’illustrer le propos mais d’en faire ressortir la poésie et la beauté. Une extraordinaire complicité circule entre les trois artistes. La musique parle à sa manière, le récitant se met, parfois à chantonner ou même à chanter et à esquisser des pas de danse. Parfois, aussi, de grands enthousiasmes les traversent, ils se regroupent autour du piano, trafiquent dans son ventre, se réfugient en dessous comme pour jouer à cache-cache ou se mettre à l’abri. A d’autres moments chacun regagne son lieu et joue avec talent, avec passion. Outre les improvisations, le répertoire choisi mélange les genres et les époques et l’on pourra entendre des œuvres de Gabrielli (1689) aussi bien que d’Igor Stravinsky (1913), de Béla Bartok (1915), de Meredith Monk (2003) ou d’Olivier Messiaen(1928) et de bien d’autres,  interprétés avec une formidable virtuosité dans de pertinents arrangements. (conseil à l’improvisation et au piano préparé Eve Risser)

La poésie, c’est aussi quelques jolies trouvailles, entre autres, cette boule de verre cassé qui projette une myriade de petits cercles lumineux tout autour de nous (lumière Hervé Frichet) ou ces tubes métalliques qui font des sons harmonieux en s’entrechoquant ou bien encore ces morceaux de bois à frotter pour faire jaillir l’étincelle ou la fumée qui rend imprécis les contours. 

Chaque élément sera bien sûr évoqué, La TERRE, dans laquelle la pianiste voulait creuser des trous et que le violoncelliste rêvait d’explorer en devenant égoutier.  Cette terre d’où l’on extrait le métal que le forgeron façonnera sur l’enclume, « enclume », un si beau mot dira le conteur.

Le FEU, sur lequel s’attarde Meunier qui nous conduit aussi à des révélations de bon aloi comme celle qui nous dit que, dans les temps préhistoriques les femmes connaissaient le feu avant les hommes, savaient le cacher, le conserver. On parlera du feu comme « fils du bois » puisqu’ on peut l’obtenir par frottement de deux morceaux de bois mais on peut aussi bien dire , « fils de l’homme » puisque le frottement des corps est une expérience humaine qui peut irradier les feux de l’amour et qui a peut-être été inspiratrice… On évoquera les légendes qui racontent qu’un jour un ivrogne bien imprégné d’alcool s’est enflammé de l’intérieur et les coutumes comme celle du brûlot qui voit l’alcool s’enflammer dans le verre.

Pour L’AIR, il sera question de liberté, de légèreté,  a contrario d’un jeu de mot « je pense donc je pèse » pendant que Matthew grimpe pour jouer sur le couvercle du piano et que Jeanne fait avec énergie ses gammes avec son coude. Mais on n’en reste pas là car on évoque le premier soupir poussé à la naissance et le dernier quand on rend l’âme.

Quant à L’EAU, c’est par l’intermédiaire d’un grand moment musical qu’elle sera célébrée avec le chant nuancé du violoncelliste, par un hymne à la nuit, par les musiciens jouant dos à dos et par le  récitant couché pour évoquer la mort, la nécessité de refaire un monde et de sauver des eaux des peuples qui y périssent.

Pour clore cette veillée, en toute convivialité, nous sommes invités à rejoindre le bar où les artistes nous servent le rhum encore brûlant d’avoir flambé dans la marmite.

Défense et illustration de Gaston Bachelard et de La Belle Meunière.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 26 novembre au TNS

En salle jusqu’au 2 décembre