Sélection poches

L’Afrique, le Pacifique et le sud des Etats-Unis, la sélection poches d’Hebdoscope vous invite à de multiples voyages dans le temps et l’espace.


Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Le Livre de Poche, 576 p.

Le prix Goncourt 2021 arrive en poche offrant ainsi une session de rattrapage à tous ceux qui auraient raté la première sortie de ce grand livre. La plus secrète mémoire des hommes raconte ainsi l’histoire d’un livre mystérieux, Le Labyrinthe de l’inhumain écrit en 1938 par un certain T.C. Elimane écrivain tombé dans l’oubli et inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), premier prix Renaudot africain (1968) accusé de plagiat. Le héros du livre, Diégane Latyr Faye, écrivain sénégalais, se lance alors à la recherche d’Elimane et sa quête va le conduire sur plusieurs continents et à la rencontre de personnages énigmatiques et sulfureux.

Magnifique livre où son érudition ne fait que renforcer sa force addictive, La plus secrète mémoire des hommes est un témoignage incandescent sur le pouvoir de la littérature mais également sur la force de la langue française à travers le monde et sa capacité à se réinventer en dehors de ses frontières nationales, notamment en Afrique.

Eugène B. Sledge, Frères d’armes, Tempus, 576 p.

Entre septembre 1944 et juin 19 45, Eugène B. Sledge, membre du corps des Marines des Etats-Unis fut engagé dans deux batailles parmi les plus sanglantes de la guerre du Pacifique : Peleliu et Okinawa. Au milieu de la jungle humide et face à des Japonais plus résolus et cruels que jamais, il lutta et revint en vie dans une Amérique victorieuse. Rassemblant ses souvenirs, il composa alors ce magnifique chant littéraire à la mémoire des hommes qui restèrent sans sépulture sur le sol brûlant de ces îles.

Son livre, paru une première fois en 1981 et que le célèbre historien britannique John Keegan considérait comme « l’un des plus importants témoignages de guerre qu’il ait jamais lu », est prodigieux. On s’enfonce avec lui dans l’épaisseur de la jungle, on transpire avec lui. La barbarie de la guerre, les combats menés dans des conditions dantesques sont révélés dans leur plus sanglante cruauté. Celle-ci tranche avec ces moments de fraternité inouïs entre les soldats où Sledge « Sledgehammer » nous dépeint des personnages tous droits sortis de romans comme le capitaine Andrew Haldane abattu par un sniper japonais.

Frères d’armes est l’un des plus beaux livres sur les hommes dans la guerre. Des images tirées des Nus et des morts que republient ces derniers jours les éditions Robert Laffont (voir article le siècle Mailer), ainsi que celles de La Ligne rouge de Terence Malick vous viennent immédiatement à l’esprit. Un livre que vous n’oublierez pas de sitôt.

Robert Penn Warren, Le cavalier de la nuit, 10/18, 552 p.

L’espace des grandes plantations du Sud des Etats-Unis, voilà le cadre du premier roman de Robert Penn Warren (1905-1989), auteur entre autres des Fous du roi et de L’esclave libre. Ce premier opus d’une œuvre qui allait marquer durablement les lettres américaines et valoir à son auteur trois prix Pulitzer (un de fiction et deux de poésie) – il est le seul à ce jour – se déploie dans les grandes plantations de tabac de ce Kentucky où le cheval et le bourbon forgent les hommes. Dans ce roman publié en 1939 aux Etats-Unis puis en France en 1951, le lecteur suit la destinée de Percy Munn, un avocat devenu « cavalier de la nuit », sorte de Pale Rider des planteurs propulsé malgré lui à tête de cette fronde sanglante contre ces traîtres à la solde de l’industrie naissante du tabac.

Robert Penn Warren dépeint à merveille ces planteurs du Sud spoliés par les grandes industries du Nord dans ce 20e siècle naissant qui allait voir l’explosion d’un capitalisme dévorant et dans ce prolongement économique d’une guerre de Sécession qui a pris fin quelques quarante ans plus tôt. Dans ces pages, Robert Penn Warren installe les premières pierres de son style granitique si puissant sur lesquelles il grava plus tard ses autres chefs d’œuvre. Timidement, les œuvres de ce grand écrivain arrivent enfin jusqu’à nous. L’occasion de ne pas rater ce grand roman où John Steinbeck rencontre John Ford.

Par Laurent Pfaadt

Le Pacte antisémite, le début de la Shoah en Galicie orientale

Dans l’immensité de ce que Marie Moutier-Bitan appelait les champs de la Shoah, titre de son ouvrage précédent (Passés composés, 2021) qui fut en tous points remarquable et correspondait à ces territoires d’Union soviétique envahis par la Wehrmacht et la SS le 22 juin 1941, entre marécages et cités soviétiques, le lecteur semblait, géographiquement, un peu perdu. Et pour placer sur la carte la Galicie orientale, cette région à cheval entre la Pologne et l’ouest de Ukraine, il a fallu à la fois l’ouvrage de référence de Timothy Snyder mais surtout les deux enquêtes de Philip Sands.


Le Pacte antisémite, le nouvel ouvrage de l’historienne se veut la vision micro du précédent. En prenant comme point de départ la fameuse photo du pogrom de Lvov, début juillet 1941 qui suivit l’entrée des troupes allemandes en Union soviétique, Marie Moutier-Bitan a souhaité « étudier à hauteur d’homme, au ras du sol, ces bouleversements brutaux et meurtriers au sein de la population locale ». Et le cadre qu’elle dessine de ce tableau où sévit cette Shoah par balles qui se répandit dans tous les territoires soviétiques est saisissant.

Passants regardant un jeune garçon attaquer un Juif avec un balai dans une rue de Lviv,
juin-juillet 1941
crédit : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Leonard Lauder

Plantant le décor de la vie de ces juifs de l’Est, entre shtetl et campagnes environnantes, entre commerçants juifs et paysans ukrainiens souvent illettrés, Marie Moutier-Bitan restitue à merveille ce climat antisémite hérité de cette Russie du Protocole des sages de Sion qui véhicula les pires stéréotypes sur les juifs, sur leur prétendue richesse, sur leur perfidie.

Les intérêts des différents acteurs du génocide vont converger dans ce tableau et forger ce pacte antisémite qui, en Galicie orientale, s’abattit sur les quelques 570 000 juifs de la région. Idéologue pour les envahisseurs, social et économique pour les habitants locaux, politique pour les partisans d’une Ukraine indépendante, chacun y trouva son compte. Mais « comme tout pacte avec le diable, l’indépendance ukrainienne avait un prix : il fallait se salir les mains et entrer dans la danse macabre que Hitler avait composée » écrit-elle à propos des motivations indépendantistes.

On connait la suite. Dès l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, les premiers massacres furent perpétrés par les hommes de l’Einsatzgruppen C sous les commandements d’Otto Rasch et de Paul Blobel, responsable plus tard de l’opération 1005 visant à faire disparaître les corps, et aidé de collaborateurs ukrainiens et de voisins. De Sokal à la frontière polonaise à Lvov, le 1er juillet 1941, en passant par Dobromyl, Marie Moutien-Bitan suit les traces de sang que laissèrent les signataires de ce pacte ignoble dans les champs fertiles de l’ouest de l’Ukraine. Grâce aux nombreux témoignages qu’elle a collecté au sein de l’association Yahad-In Unum présidée par Patrick Desbois et sa mise en situation littéraire très réussie, elle donne à voir et à sentir l’enfer qui s’abattit sur les populations juives locales.

Le Pacte antisémite est bel et bien un livre de chair et malheureusement de cendres. Sur ces dernières, Marie Moutier-Bitan a élevé un magnifique mémorial de papier qui transporte entre passé et présent son lecteur dans l’œil de ce cyclone que personne n’imaginait et qui, pourtant, advint.

« Toutes les fêtes s’étaient transformées en torture, les jours de joie en jours de deuil. Il n’y avait plus pour elle de printemps ni d’été ; à chaque saison, c’était l’hiver pour elle. Le soleil se levait, mais ne la réchauffait pas. Seul l’espoir persistait, indéracinable ». Les mots de l’écrivain Joseph Roth, lui-même originaire de cette Galicie orientale et mort avant le début de la seconde guerre mondiale, résonnèrent très certainement dans ces champs d’horreur. Ils ont aujourd’hui rencontré ceux, importants, de Marie Moutier-Bitan. 

Par Laurent Pfaadt

Marie Moutier-Bitan, Le Pacte antisémite, le début de la Shoah
en Galicie orientale
Chez Passés composés, 315 p.

Le siècle Mailer

A l’occasion du centenaire de sa naissance, retour sur cet écrivain majeur des lettres américaines au 20e siècle

Le 31 janvier, Norman Mailer aurait eu 100 ans. Figure de proue du nouveau journalisme qui fut également incarné par Tom Wolfe, Truman Capote ou Hunter S. Thomson, Mailer s’inscrivit dans ce mouvement littéraire qui vit la mise en scène racontée à la première personne supplanter l’historique narration désincarnée de faits divers ou de questions de société afin de dresser le décor d’une Amérique traversée par ses démons. Morceaux de bravoure, recueils de textes sur la télévision, le succès ou la politique incarna ainsi à merveille cette technique qui constitua une révolution littéraire et lui valut, en 1969 son premier Pulitzer pour Les Armées de la nuit, livre évoquant les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam. Cette technique culmina avec Le chant du bourreau où Mailer aborde la peine de mort dans la société américaine à travers le destin de Gary Gilmore, reconnu coupable d’un double homicide. Le livre devenu un best-seller international valut à Mailer un autre Pullitzer, celui de la fiction en 1980.


Norman Mailer, 1987
©-William-Coupon CORBIS

L’œuvre de Normal Mailer suit ainsi une histoire des Etats-Unis au 20e siècle. Une histoire traversée par les tragédies et les gloires. De la guerre du Pacifique au match entre Ali et Foreman au Zaïre qu’il contribua à mythifier en passant par la peine de mort, la conquête de la lune ou le Watergate, sa plume accompagna les convulsions d’une Amérique en ébullition dont il se voulut le portraitiste au vitriol. Le combat du siècle publié en 1975 illustre à merveille cette alliance de violence et d’énergie en faisant du duel entre Ali et Foreman, un récit mythologique, une sorte d’Illiade africaine.

A partir de son premier roman en 1948 où il évoqua son expérience de soldat durant la guerre du Pacifique, la carrière littéraire de Norman Mailer épousa la vie tumultueuse du 20e siècle américain. Les Nus et les Morts, probablement l’un des plus grands livres des hommes dans la guerre bouleversa plusieurs générations d’écrivains. Olivier Sebban, écrivain français qui a fait des Etats-Unis le décor de ses romans en convient : « Ce fut pour moi un véritable choc de lecture. A la fois roman classique, moderne, social, éminemment politique, ce roman de l’intime battit dans une temporalité non linéaire, audacieuse, est en vérité le portrait de l’Amérique de son temps, de l’Amérique de toujours transposée hors de l’Amérique. Les Nus et les Morts est un texte écrit dans une langue précise et descriptive, parfois physique et matérielle jusqu’au lyrisme. Sans doute le plus grand livre de Mailer, dans la lignée de La Guerre et la Paix, de la Ligne Rouge réalisé par Terence Malick. »

A l’instar d’un Gore Vidal dont l’affrontement télévisuel en 1971 dans le Dick Cavett show demeura célèbre, Norman Mailer fut également l’un des grands biographes américains, installant un Oswald au sommet de la mythologie américaine (Oswald. Un mystère américain), narrant l’enfance d’un Hitler par un envoyé du diable (Un château en forêt) et inventant les mémoires d’une Marylin Monroe en quête de dignité.

Aujourd’hui, cent ans après sa naissance, la relecture de Norman Mailer permet de redécouvrir ce géant des lettres américaines mais également un esprit qui ne fut jamais mainstream. Et en ces temps troublés, il devient plus que nécessaire d’entendre à nouveau des voix comme celle de Mailer.

Par Laurent Pfaadt

Pour entrer dans l’univers de Norman Mailer, Hebdoscope vous recommande :

  • Les Nus et les Morts, Pavillons poche, Robert Laffont, 960 p.
  • Le Combat du siècle, Folio, 336 p.
  • Oswald. Un mystère américain, Plon, 670 p.

A lire également Cendres blanches d’Olivier Sebban, Rivages, 304 p.

Atalante et l’empereur

La Vierge néerlandaise de l’écrivaine néerlandaise Marente de Moor arrive enfin en France. Préparez-vous à affronter l’un des meilleurs livres de cette rentrée littéraire


Atalante fut une héroïne, la seule femme des Argonautes engagée dans la quête de la Toison d’or. Cette peau de bélier dorée a aujourd’hui été revêtue par Katharina Loix van Hooff, ancienne éditrice du domaine étranger de Gallimard qui vient de fonder une nouvelle maison d’édition baptisée justement Les Argonautes. Bien décidée à gravir l’Olympe de la littérature européenne, notre Athéna de l’édition a décidé de lancer sa première guerrière, la néerlandaise Marente de Moor, autrice mondialement connue mais qui, paradoxalement, n’avait jamais été traduite en français.

L’Atalante de La Vierge néerlandaise se nomme Janna, jeune femme de dix-huit ans envoyée par son père à Aix-la-Chapelle, l’ancienne capitale de Charlemagne, auprès d’un vieux maître d’armes, Egon von Bötticher, pour y apprendre le fleuret. Débute alors une histoire d’amour entre deux êtres que tout oppose à commencer par l’âge dans une sorte de remake de la Belle et la Bête. Bötticher sera son Jason, héros d’un monde antique aux valeurs d’airain mais périmées. Son prince Bolkonsky de ce Guerre et Paix qui l’accompagne partout notamment dans cet entre-deux guerres et paix. Son empereur dans ce royaume hors du temps. Son pygmalion de l’épée dont elle sera le fourreau.

Lancée dans la quête de cette Toison d’or de papier, ces lettres échangées entre son père médecin et Egon von Bötticher pendant la Première guerre mondiale et dont le mystère de la relation parcourt le livre à coups de parades et de ripostes, notre Atalante trouva sur sa route quelques compagnons, ces Dioscures sabreurs, Friedrich et Siegbert, ou « la loutre », sorte d’Echion allemand conteur d’aventures du vieux Bötticher. D’ailleurs, la gémellité traverse, de part en part, ce livre. Une gémellité séparée de miroirs. Il y a les vrais jumeaux qui finissent, dans l’amour et le combat, par se dissocier de part et d’autre de leurs sabres. Les faux jumeaux Egon von Bötticher et son ami Jacq, le père de Janna, séparés par ces miroirs de papier entre progressisme et romantisme. Les jumelles du fleuret enfin, Janna et Hélène Mayer, la championne olympique, sorte de Médée trahissant les idéaux de Bötticher, qui finissent par s’affronter dans un duel onirique.

Marente de Moor construit ici un magnifique roman d’apprentissage avec une jeune femme qui découvre l’amour et l’adversité de la vie. Avec son style perforant comme un fleuret, à la fois sec et plein de poésie, elle fait de l’escrime la métaphore d’une vie coincée entre deux mondes, entre deux guerres, entre monstres d’une guerre passée et créatures d’une guerre à venir. La vierge néerlandaise, symbole des Pays-Bas, est aussi un roman sur la fin d’une époque, celle où la mort se voulait héroïque et non industrielle. Atalante finira par ramener la Toison d’Or chez elle. Lors de leur voyage retour, les Argonautes passèrent par le Rhin avant de faire demi-tour. Retenons-les un peu avec ce superbe roman.

Par Laurent Pfaadt

Marente de Moor, La Vierge néerlandaise
Les Argonautes éditeur, 352 p.

Un abri de fortune

Après une pige de quelques années chez Flammarion, l’une de nos plus belles romancières, la Strasbourgeoise Agnès Ledig revient chez Albin Michel avec son nouveau roman, Un abri de fortune. Une petite infidélité à son Alsace natale pour s’aventurer chez le voisin vosgien dans ce très beau roman qui glorifie la nature avec l’histoire magnifique de cette maison devenue le refuge de quelques cabossés de la vie. Au contact de la nature sauvage et envoûtante de la forêt vosgienne, les trois personnages du livre tireront ainsi la force de leur résurrection.

Tous les ingrédients qui ont fait le succès d’Agnès Ledig sont une nouvelle fois réunis dans ce nouveau roman feel-good. Il devrait à coup sûr réjouir ses lecteurs et en séduire, avec cette ode à la nature rédemptrice et à la biodiversité, de nouveaux. Un retour aux sources, aux fondamentaux donc pour redonner du sens à sa vie.

Par Laurent Pfaadt

Agnès Ledig, Un abri de fortune
Chez Albin Michel, 368 p.

Mahler, Symphonie nᵒ 3 en ré mineur

Avant sa nomination au poste de directeur musical de l’orchestre, Aziz Shokhakimov avait donné, pendant l’hiver 2020, une cinquième symphonie de Mahler des plus convaincantes. Allait-il, durant cette saison, renouveler la prouesse avec la troisième, qu’il dirigeait pour la première fois ? Nous eûmes, en fin de compte,  une interprétation d’une intelligence musicale exceptionnelle, servie par un orchestre éblouissant.


Aziz Shokhakimov
©Jean-Baptiste Millot

Dans une de ses conférences sur Gustav Mahler donnée à Vienne dans les années 1960, le philosophe allemand Adorno parlait ‘’du fond d’enfance qu’il avait conservé, pour son bonheur et pour son malheur, dans son existence d’adulte et l’ayant empêché de souscrire à ce qui définit le contrat social officiel de toute musique : l’obligation de se fixer des limites’’. Cette esthétique de la démesure imprègne particulièrement la troisième symphonie, longue d’environ 1h30, composée de six mouvements dont le premier, à lui tout seul, dure le temps de la cinquième de Beethoven, mobilisant un orchestre gigantesque, une mezzo-soprano, une maîtrise de garçons et un chœur de femmes. Commençant sous l’aspect d’un chaos musical chargé d’inquiétude, l’œuvre se termine dans l’utopie d’une fusion totale, clamée dans un accord monumental et ponctué par les deux timbaliers, mettant les cuivres de l’orchestre au bord de l’apoplexie.

Dans la vaste introduction de l’œuvre, certains chefs installent un climat d’inquiétude mélancolique, d’autres soulignent davantage la dimension chaotique et agitée. A vrai dire, les deux options se défendent, l’essentiel résidant dans la qualité du jeu orchestral. Dès les premières mesures, Shokhakimov installe une ambiance tourmentée et fébrile, mais d’une manière très rigoureuse, dépourvue d’emphases et de grossissements inutiles. D’emblée, l’orchestre, avec une mention spéciale pour les cors, fait preuve d’une tenue et d’une concentration saisissantes. Tous les changements d’atmosphère qui traversent cet immense premier mouvement, partagé entre épisodes de marches exultantes et retour du chaos initial, sont vraiment restitués avec un art consommé. Comme souvent, le jeune directeur de l’OPS opte pour des tempi soutenus, mais sans précipitations ni bousculades, fignolant au contraire une polyphonie scintillante d’une grande richesse de timbre, que des enregistrements pourtant bardés de micros indiscrets ne font pas toujours entendre. Toute cette évidence de la musique se retrouve dans sa vision du second mouvement, d’une grande poésie sonore, et du troisième, avec un dialogue entre orchestre et cor de postillon fort réussi.

Alle Lust will Ewigkeit (Toute joie aspire à l’éternité), telles sont les paroles tirées du Zarathoustra de Nietzsche, chantées d’une voix profonde et grave par la mezzo Anna Kissjudit, avant le bim/bam, mouvement choral entonné par la maîtrise de l’Opéra du Rhin et le Chœur de femmes de l’OPS, sur un de ces textes de religiosité populaire tiré du recueil du Knaben Wunderhorn qu’affectionnait Mahler. Quant au long adagio final, il laisse souvent insatisfait, même sous la houlette de chefs de renom, tant certains l’amoindrissent pendant que d’autres font dans l’enflure ou dans l’alambiqué. Décidemment très inspiré par la musique de Mahler, Shokakhimov subjugue par l’intensité et la justesse du propos, obtenue avec des phrasés judicieusement épurés et des tempi plutôt allants. Moyennant de très subtils ralentis et juste ce qu’il faut d’emphase, toutes les convulsions orchestrales précédant le gigantesque accord final sont magnifiquement restituées par un orchestre qui jamais n’a paru autant en accord avec son chef. Programmée avant la crise sanitaire, cette intégrale Mahler en voie d’achèvement avait connu des débuts incertains avec notamment une fort décevante sixième symphonie sous la conduite du chef Josef Pons. Avec la récente neuvième dirigée par Vassili  Sinaïski et cette troisième de Shokakhimov, le niveau atteint soutient toutes les comparaisons.

Michel LE GRIS

Orchestre philharmonique de Strasbourg

https://philharmonique.strasbourg.eu

Bibliothèque ukrainienne, épisode 5

Témoigner, voilà le maître-mot de ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne. Témoigner de la réalité des bibliothèques détruites ou endommagées par l’armée russe et ses supplétifs, témoigner de la mobilisation des acteurs locaux mais également pour rendre hommage à la mémoire des écrivains morts durant le conflit. Témoigner enfin de la réalité de la guerre.


Le 17 novembre 2022 s’est ainsi réunit un forum international sur les destructions de bibliothèques ukrainiennes. Piloté par Lyusyena Shum, Executive Director Charitable Foundation Library Country, il a été l’occasion de dresser un état des lieux des destructions opérées par l’armée russe à l’encontre du patrimoine ukrainien. En matière de lecture publique et de livres, une entreprise systématique de purge des bibliothèques des villes passées sous contrôle russe a été opérée. Considérés comme « extrémistes », de nombreux livres traitant de la révolution de Maidan en 2013-2014, des mouvements de libération ukrainiens ou des opérations militaires contre les régimes séparatistes dans les régions de Donetsk et Louhansk ont été saisis ou détruits. Dans certaines écoles de la région de Kharkov, les livres saisis ont été remplacés par des livres de propagande russe.

A Marioupol, l’armée russe a ainsi brûlé la bibliothèque ukrainienne Vasyl Stus, bibliothèque publique située dans l’église de la ville. Vasyl Stus était un poète qui durant l’époque soviétique, célébra la langue et la nation ukrainienne. Envoyé au goulag, il y décéda en 1985.

Ce forum a aussi été l’occasion de mettre en lumière la formidable mobilisation de la population ukrainienne, militaires comme civils pour sauvegarder les livres et les bibliothèques de leur pays. Une immense chaîne de solidarité s’est ainsi mise en place et a permis de collecter près de 10 000 euros qui ont été redistribués à 200 bibliothèques. Cette chaîne de solidarité a également été entretenue par tous ces intellectuels, femmes et hommes de lettres engagés sur le front qui ont produit œuvres littéraires ou ont continué depuis leurs postes de combat à faire vivre la littérature ukrainienne.

Bibliothèque Karazin

Nous commençons ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne par le discours de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan, à l’occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands le 23 octobre 2022 et traduit par Iryna Dmytrychyn. Serhiy Jadan a fait un don de 12 500 dollars afin de reconstruire la bibliothèque Karazin de Kharkov (photo). Il a publié son nouveau roman L’Internat aux Éditions Noir sur Blanc, dans une traduction d’Iryna Dmytrychyn que nous avons chroniqué dans notre épisode 4 : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/bibliotheque-ukrainienne-episode-4/

« Qu’est-ce que la guerre change en premier lieu ? La perception du temps, la perception de l’espace. Ils changent très vite, les contours de la perspective, les contours du temps. L’homme dans l’espace de la guerre s’efforce de ne pas bâtir des projets d’avenir, tente de ne pas trop penser à comment sera le monde de demain. Ce qui compte, c’est ce qui t’arrive ici et maintenant ; ce qui a du sens, ce sont les choses et les gens qui resteront avec toi jusqu’au lendemain matin, tout au plus, dans le cas où tu survis et que tu te réveilles. L’objectif principal est de rester entier, d’avancer une demi-journée de plus. Après, plus tard, on verra, on saura comment agir, comment se comporter, sur quoi s’appuyer dans cette vie, quel en sera le nouveau point de départ. »

« C’est une question de langage. De l’usage précis et justifié de tel ou tel mot, de l’exactitude de notre intonation, lorsque nous parlons de l’existence à la limite entre la vie et la mort. À quel point notre vocabulaire d’avant, ce lexique qui hier encore nous permettait parfaitement d’appréhender le monde, à quel point est-il donc opérant aujourd’hui, pour exprimer ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous donner de la force ? Car nous nous sommes tous retrouvés dans ce lieu du langage que nous ne connaissions pas auparavant et, par conséquent, notre système de valeurs et de perception est déplacé, le sens a changé de grille de lecture, le besoin a redessiné ses limites. Ce qui de l’extérieur, vu de côté, peut s’apparenter à des conversations sur la mort, en vérité représente très souvent une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à sa possibilité, à sa pérennité. De manière générale, où dans cette réalité nouvelle, brisée et déplacée, se termine le thème de la guerre et où commence la zone de la paix ? »

Pour lire l’intégralité du discours :

https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/prix-de-la-paix-des-libraires-allemands-2022-pour-serhiy-jadan-discours-de-reception-du-prix/

Témoigner, c’est aussi ce qu’entreprend Lasha Otkhmezuri, ancien diplomate et historien géorgien. Délaissant un temps le front russe de la seconde guerre mondiale qu’il a raconté avec Jean Lopez dans quelques livres devenus aujourd’hui des références (Barbarossa 1941, la guerre absolue, Passés composés, 2019 ou Joukov, Perrin, 2013), il est allé à la rencontre d’acteurs de la guerre en Ukraine pour recueillir leurs témoignages qu’il a consigné de ce livre simplement appelé Combattre pour l’Ukraine, dix soldats racontent (Passés composés, 224 p). Pour Hebdoscope, il nous en dit plus :

1.Comment est née l’idée de ce livre ?

Contrairement à mes livres précédents, il s’agit d’un livre très personnel. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans son écriture. J’avais peur de ressembler à un journaliste « vautour ». Quand la guerre a débuté, j’ai voulu aider l’Ukraine autrement que par mes écrits. C’est après la multiplication d’imprécisions et d’inexactitudes notamment des déclarations faisant référence à Yalta et à Munich que j’ai décidé d’écrire. La déclaration d’Henry Kissinger du 23 mai 2022 disant que l’Ukraine devait consentir à des concessions territoriales m’a définitivement convaincu.

2. Votre livre regroupe les témoignages de différentes personnes impliquées dans la guerre. Qu’ont-elles en commun ?

Je pense que ce que les unit renvoie à des termes comme la liberté, la paix et la sécurité. Des mots que certains en Occident considèrent depuis quelques décennies comme acquis. Maksym Lutsyk, un étudiant âgé de 20 ans, est sûrement le plus explicite lorsqu’il explique être allé à la guerre pour défendre la vie paisible, le droit des habitants de Kiev à pouvoir prendre un verre en terrasse. Il ne faut jamais oublier que la liberté et la paix renvoient à la nécessité de les défendre. Dans le livre, je cite Romain Rolland qui, en juillet 1938, a déclaré que « la paix ne se donne qu’à ceux qui ont le courage de la vouloir et de la défendre ». Mais je pourrais également citer Périclès qui, il y a 2500 ans, a prononcé exactement les mêmes mots. C’est pourquoi Maksym Lutsyk, Maria Chashka, des Russes, des Géorgiens ou encore le Letton Gundars Kalve ont raison quand ils déclarent que ce n’est pas seulement une guerre pour la liberté de l’Ukraine, mais également une guerre pour la paix et la démocratie en Ukraine.

3. Les propos des témoins non ukrainiens, notamment cet ancien officier du FSB, sont particulièrement édifiants

Je voulais avoir le témoignage de Russes pour démontrer qu’il n’y a pas de fatalité à voir la démocratie disparaître de Russie pour des décennies. En voyant les crimes à Boutcha et dans d’autres villes d’Ukraine, beaucoup ont conclu que tous les Russes sont des impérialistes, que la Russie ne sera jamais une démocratie. Rappelons-nous comment les citoyens russes ont réagi à l’invasion de la Lituanie le 13 janvier 1991 : des foules de moscovites sont descendues dans les rues de Moscou dès le lendemain et ont stoppé la possibilité d’un accroissement de la violence. Ce fut la plus grande manifestation de l’histoire de la Russie moderne. Ces manifestants tenaient des pancartes « pour votre et notre liberté».

L’Europe doit parler avec le peuple russe et non avec Poutine pour lui rappeler ces pages de l’histoire dont ils peuvent être fier comme ce 14 janvier 1991. L’Europe doit assurer aux Russes qu’après Poutine, au lieu du cauchemar impérialiste, ils auront la possibilité de vivre une vie meilleure et que l’Europe les aidera à réaliser cet objectif.

4. Vous, l’historien, le diplomate qui a écrit sur les batailles du front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale, comment avez-vous perçu ces témoignages sur celles d’Irpin ou de Marioupol ?

En général, je préfère éviter ce type de parallèles, surtout quand ils sont faits par des historiens. Comme l’écrit Nietzsche, « l’histoire monumentale trompe par analogie ». 

5. Votre pays a également été envahi par la Russie (en 2008). Quel regard portez-vous sur la différence de réactions par apport à l’Ukraine ?

En 2008, je fus l’un des premiers à pointer dans la presse française la responsabilité géorgienne dans ce conflit. Comme je l’écris dans l’introduction de mon livre, il y a une grande différence entre ces deux guerres : en 2008, rien n’était noir ou blanc alors que dans la guerre actuelle nous avons une partie – l’Ukraine – qui, alors même qu’elle était déjà à moitié occupée, a tout fait pour éviter la guerre et que de l’autre côté, il y a un agresseur qu’aucun compromis n’a arrêté.

Un autre point très important pour moi : j’ai une aversion profonde pour toute sorte « d’exhibitionnisme littéraire ». Si dans l’introduction du livre je parle de mon expérience personnelle, je l’ai fait pour que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions qui n’ont rien à voir avec mes origines.

Henry Lion Oldie, Invasion, journal d’Ukrainiens pacifiques, Les Belles Lettres, 180 p.

Henry Lion Oldie est un pseudonyme regroupant deux célèbres auteurs d’heroic fantasy et de littérature imaginaire (publiés chez Mnémos), Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov. Délaissant leurs mondes merveilleux, c’est dans le chaos et les ténèbres de l’occupation russe qu’ils nous convient dans ce livre. Vivant dans le même immeuble de Kharkov, ils sont certainement passés par cette bibliothèque Karazin qui illustre aujourd’hui notre épisode.

L’attaque du 24 février 2022 les a projetés dans le réel, dans le quotidien d’une nation en armes, d’une population qui combat et qui survit. Leurs témoignages qui s’étalent de février à l’automne 2022 parlent des attaques quotidiennes de missiles russes, de ces astuces pour éviter que volent en éclats les vitres des appartements, de ces séjours prolongés dans la cave avec les autres résidents. Et puis l’exil. Début mars 2022, les deux hommes accompagnés de leurs familles sont contraints de quitter Kharkov pour Lviv. Leur notoriété leur permet, grâce au réseau de leurs lecteurs et fans, de trouver des points de chute. Un chronique ordinaire d’une guerre extraordinaire.

Etienne de Poncins, Au cœur de la guerre, XO éditions, 352 p.

La guerre, il l’a vu à de nombreuses reprises. Mais peut-être pas d’aussi près. Etienne de Poncins est un diplomate chevronné. Passé par l’ENA, il a été en poste en Bulgarie, au Kenya et en Somalie. Arrivé à Kiev en 2019, il ne s’attendait certainement pas, malgré les menaces russes, à voir les chars de Vladimir Poutine, envahir l’Ukraine aux premières heures du 24 février 2022. « Comment expliquer et comprendre ce qui vous paraît proprement incompréhensible et irrationnel ? » écrit alors que les fantômes de la seconde guerre mondiale et de Staline se bousculent dans son esprit.

Vient alors l’évacuation de l’ambassade pour Lviv, à l’ouest du pays, la photo brisée – comme cette relation franco-russe qui avait survécut à deux guerres mondiales – du président de la République sous le bras, l’évacuation des ressortissants français, l’aide apportée à l’Ukraine, les visites à Boutcha, lieu de crimes de guerre qui semblaient appartenir au passé ou à la bibliothèque de Tchernihiv que nous avons évoqué dans notre épisode 2.

Puis vient le moment de coucher ses souvenirs sur le papier, conscient d’être engagé dans quelque chose qui le dépasse et s’appelle l’Histoire avec un grand H. Avec ce récit, le lecteur a l’impression de faire un bon dans le passé. Le livre d’Etienne de Poncins n’est pas un livre d’histoire mais un témoignage, celui d’un diplomate en guerre qui constate avec amertume que l’essence même de son action a échoué. Ce n’est pas un livre d’histoire. Pas encore.

Sylvie Bermann, Madame l’Ambassadeur, De Pékin à Moscou, une vie d’ambassadeur, Tallandier, 352 p.

De l’autre côté du Donbass, un autre diplomate français a vu cette guerre se dessiner. Première femme à avoir occupé un poste d’ambassadeur dans trois pays du Conseil de sécurité des Nations-Unies (Chine, Royaume-Uni, Russie), Sylvie Bermann arrive à Moscou en 2017. Pendant un peu plus de deux ans (jusqu’en décembre 2019), elle est la voix de la France et côtoie le maître du Kremlin dont elle perçoit vite sa volonté de renouer avec un passé sanglant : « À la recherche de l’avenir dans le passé, empreints de nostalgie de la puissance, des hommes forts rêvent du retour d’empires et s’inscrivent dans la lignée des empereurs de Chine et des tsars de toutes les Russies » estime celle qui a également côtoyé Xi Jinping.

Aux premières loges d’une situation qu’elle voit se dégrader malgré la signature des accords Minsk en 2014-2015 qui prévoyaient notamment un cessez-le-feu bilatéral et le retrait des unités armées, Sylvie Bermann a aujourd’hui un jugement sévère sur l’action du maître du Kremlin : « Cette guerre absurde est tragique pour l’Ukraine, d’abord en raison du sang versé, mais également pour la Russie et le peuple russe » écrit-elle avant de conclure  « La guerre, dont le premier objectif était de décapiter le gouvernement en installant un homme de main à Kiev, est d’ores et déjà perdue. »

Pavel Filatiev, ZOV, l’homme qui a dit non à la guerre, Albin Michel, 224 p.

ZOV, trois lettres peintes sur les blindés russes. Trois lettres qui résument l’occupation de l’armée russe. Trois lettres, titre du témoignage de l’un de ses soldats, Pavel Filatiev. Engagé dans le 56e régiment d’assaut aéroporté, ce dernier est très vite blessé à l’œil. Son témoignage, édifiant, révèle une prise de conscience parmi les militaires. Filatiev décrit une armée russe mal préparée, désorganisée, mal équipée. Mais surtout une profonde désillusion sur son pays, sur le sens que lui, et à travers lui, des milliers de jeunes russes, peinent à trouver dans cette guerre absurde. Aux épisodes de la guerre qu’il vit, succèdent ceux de sa vie d’avant, celle-là même qu’il a consacré, en vain, à son pays. « J’ai un pressentiment très net de fiasco total » écrit-il dès le 24 février 2022. Son témoignage dont l’intégralité des droits d’auteurs sera reversée à des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine traduit ce doute désormais présent, tel un poison, dans la société et l’armée russes. Mais ce poison est-il devenu mortel ? Personne ne le sait pour l’instant.

Hommage à Valeriya Karpylenko

Valerija Karpylenko (Nava) Asow-Kämpferin

Avant de clore ce nouvel épisode, Hebdoscope souhaite citer ce poème de Valeriya Karpylenko dont le sort a ému le monde entier au printemps 2022. L’universitaire et poétesse faisait partie des défenseurs de l’usine Azovstal à Marioupol. Elle s’était mariée avec l’amour de sa vie, Andrei, 3 jours avant la mort de ce dernier. Aujourd’hui, Valeriya Karpylenko est depuis plusieurs mois, prisonnière des Russes dans la colonie pénitentiaire d’Olevnika. Nous pensons à elle et à tous les prisonniers et demandons sa libération.

VIS !

Tire ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Peu importe le nombre de visières d’ennemis pour lesquelles tu es une cible !

Tire ! N’aies peur de rien, même de la mort !

Ne meurs pas ! En ayant une âme tachée de peur, laisse mourir tes ennemis – unités, dizaines, centaines, milliers – de toi seul !

Car ils n’ont pas ce que tu as. Un but suprême ayant pour noms honneur et dignité !

Ne meurs pas ! Il faut vivre. Toujours.

Vis jusqu’à ce que les ennemis de la terre ukrainienne soient obligés de se mettre à genoux !

Ou qu’ils soient profondément enterrés dans ses profondeurs !

Vis, car la noblesse de l’homme réside dans l’amour et la fidélité à sa terre natale

Ce dégueulasse n’a ni sa terre, ni sa maison. Ils n’ont rien. Rien à défendre.

Vis et tue ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Vis car tu n’as pas le droit de mourir !

Traduction Olha Demidas

Le Livre de Pacha

Véronique Sales possède un style qui lui est propre. Perceptible dans Okoalu (Vendémiaire, 2021), son univers situé à mi-chemin entre rêve et réalité, convie son lecteur dans une sorte d’entre-deux où seules les sensations permettent au lecteur d’avancer. Comme dans un brouillard qui s’effiloche au fur et à mesure de la progression du récit avant de dévoiler l’ensemble du paysage. Ici dans ce livre publié une première fois en 2010, point de jungle tropicale ni d’humidité suintante mais un voyage dans le temps et l’espace entre Suède et Sibérie en passant par les côtes normandes. Quoique…


Dans ce livre qui n’est pas sans rappeler la grande tradition littéraire russe avec ces personnages mi sorcier, mi démon, Pavel Kiriline a indéniablement quelque chose du baron balte Ungern-Sternberg, ce général fou converti au bouddhisme pendant la révolution russe. Kiriline est entouré en permanence d’un halo de mystère dont la perte de la vue va renforcer sa clairvoyance sur la nature du monde. Un chaman arrivé au terme de ses multiples réincarnations que le lecteur rencontre dans l’immensité de cet univers que fait tenir parfaitement Véronique Sales à travers ses pages en exhalant la beauté du monde. Le brouillard se déchire alors, révélant, comme dans Okoalu, une île, située au Fidji cette-fois ci. Une île à la fois paradisiaque et cruelle, circulaire où tout se tient, et dominée par des aras, ces perroquets aux mille couleurs comme le livre et l’œuvre de Véronique Sales.

Par Laurent Pfaadt

Véronique Sales, Le Livre de Pacha
Vendémiaire, 312 p.

Les hyènes nazies

Un livre passionnant revient sur les gardiennes des camps de concentration et d’extermination

Nombreuses furent les survivantes évoquant ces femmes qui, à l’instar de leurs collègues masculins, ont fait régner la terreur dans les camps de concentration et d’extermination. Mais pourquoi alors, ces histoires ont-elles été si peu racontées ? Certes, La liseuse de Bernhard Schlink avait abordé ce sujet mais le livre n’avait pas eu de suites.


Celui de Barbara Necek remédie enfin à ce manque. En se penchant sur le cas des Aufseherin, les « surveillantes » comme elles furent appelées, la documentariste ne souhaite pas faire œuvre d’exhaustivité mais plutôt expliquer à travers quelques exemples, la place que réserva le Troisième Reich à ces femmes provenant de milieux populaires et modestes et qui ont servi le régime de la plus funeste des manières.

En suivant ainsi les destinées de quelques-unes des 4000 femmes environ qui servirent dans les camps de concentration et d’extermination nazis, en particulier Johanna Langefeld et Maria Mandl, l’ouvrage revient sur la mécanique d’extermination des ennemis du Reich dans laquelle les femmes eurent toute leur place. De plus, il met à mal un tabou, celui qui a longtemps prévalu et qui servit d’ailleurs de défense à ces femmes en les assimilant à des « victimes d’un régime qui les instrumentalisés ».

Barbara Necek s’inscrit ainsi en totale contradiction avec cet argument. Et dresse le portrait de ces femmes qui participèrent activement, de leur plein gré, souvent à des fins d’ascension sociale, à la Shoah. L’ascension sociale, voilà le point de départ de cette implacable mécanique, celle donnant à des êtres méprisés socialement, économiquement, l’impunité de leur vengeance. « Beaucoup de femmes issues de milieux défavorisés, peu éduquées, aux ambitions professionnelles déçues, ont en effet l’impression d’être devenues quelqu’un » écrit ainsi l’auteur. Cette vengeance qui s’accompagna d’avantages de toutes sortes comme des logements ou une relation amoureuse avec l’élite SS des camps, s’exerça sur ces médecins, ces avocats, ces professeurs devenus les ennemis du régime et qui les méprisaient avant la guerre.

Puis le crime comme preuve d’une fidélité au Führer. Celui-ci s’exerça à Ravensbrück, centre de formation des Aufseherin, ce camp de femmes dont l’enceinte était interdite aux hommes et où une femme comme Johanna Langefeld, à la tête de 150 gardiennes et de 3000 prisonnières, régna comme une reine sur un royaume de spectres. A Auschwitz où Maria Mandl décida à 30 ans, de la vie et de la mort de milliers de femmes en procédant notamment à la sélection des déportées devant la Judenramp et dont le sadisme n’eut rien à envier à ses coreligionnaires SS. Si Mandl fut pendue en Pologne après la guerre et que Langefeld échappa de peu à la mort, nombreuses furent celles qui revinrent à la vie civile sans être inquiétées. Et selon Barbara Necek, « les greniers allemands recèlent encore des trésors sous forme de journaux intimes ou de mémoires que la génération des enfants garde honteusement dans le secret ». Son livre n’est donc pas un constat. C’est un point de départ.

Par Laurent Pfaadt

Barbara Necek, Femmes bourreaux
Aux éditions Grasset, 304 p.

A lire également : Wendy Lower, Les Furies de Hitler, coll. Texto,
Chez Tallandier, 368 p. 2019

Des colombes brisées

Le nouveau roman de Douglas Stuart s’attaque à l’homophobie. Glaçant et magnifique.

Une douceur sur le visage. Voilà la première impression que l’on ressent. Ces derniers jours, le héros du dernier roman de l’écrivain écossais Douglas Stuart, Mungo, a revêtu un visage : celui du jeune Lucas, 13 ans, qui s’est suicidé dans les Vosges, début janvier parce qu’il aimait un garçon. Celui d’une homophobie révoltante, lancinante comme un poison.


Si les usines rouillées de Glasgow ont remplacé les plaines vallonnées de Golbey et que Mungo est un peu plus âgé (15 ans), le poison, lui, est le même. Il imprègne les consciences, se nourrit d’alcool et de misère sociale, les véritables maladies de nos sociétés. Cet alcool qui a corrodé le cœur de la mère de Mungo, Mo-Maw, qui n’est pas sans rappeler l’Agnès de Shuggie Bain, la poussant à abandonner son fils à deux malfrats pour le « guérir » de son homosexualité lors d’une partie de pêche, pour vider son cœur de son amour pour l’ennemi catholique James, ce garçon différent qui aime tant les colombes.

Mungo lui ne se doute de rien. Il est étranger à cette lutte que se livre catholiques et protestants, ces Atrides modernes, entre cités rivales et derbys Celtic-Rangers. Il se plaît à se moquer de ces caïds un peu harlequin. La trame narrative une nouvelle fois menée de main de maître et qui atteste du grand talent littéraire de Douglas Stuart avec ces scènes qui resteront longtemps dans la mémoire des lecteurs en particulier celles entre Mungo et James, embarque son lecteur vers ce lac tout en déroulant le chemin qui y conduit comme un fleuve menant à la mer. Un fleuve empoisonné dont on redoute l’embouchure. La solitude du voyage de l’adolescent sur ce Styx écossais où les enfers semblent être la destination finale est terrible et prenante. Dans notre cœur, les larmes se teintent de colère.

Poursuivant avec Mungo le même sillon littéraire qui lui valut un succès international et le Booker Prize 2020 pour son premier roman, Shuggie Bain qui sort en poche, Douglas Stuart signe bien évidemment un livre d’une puissance inouïe sur l’intolérance. Mais ce dernier va bien au-delà. C’est un cri d’alerte sur la destruction de notre société et de nos valeurs. Une destruction que nous constatons sans rien faire. Un choc littéraire qui pousse le lecteur et le citoyen à s’interroger sur son inaction, sur sa complicité. Pour que ne s’éteignent plus les visages de jeunes adolescents au visage d’ange.

Par Laurent Pfaadt

Douglas Stuart, Mungo, Globe, 480 p.

A lire également : Shuggie Bain, Pocket, 576 p.