Bibliothèque ukrainienne, épisode 5

Témoigner, voilà le maître-mot de ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne. Témoigner de la réalité des bibliothèques détruites ou endommagées par l’armée russe et ses supplétifs, témoigner de la mobilisation des acteurs locaux mais également pour rendre hommage à la mémoire des écrivains morts durant le conflit. Témoigner enfin de la réalité de la guerre.


Le 17 novembre 2022 s’est ainsi réunit un forum international sur les destructions de bibliothèques ukrainiennes. Piloté par Lyusyena Shum, Executive Director Charitable Foundation Library Country, il a été l’occasion de dresser un état des lieux des destructions opérées par l’armée russe à l’encontre du patrimoine ukrainien. En matière de lecture publique et de livres, une entreprise systématique de purge des bibliothèques des villes passées sous contrôle russe a été opérée. Considérés comme « extrémistes », de nombreux livres traitant de la révolution de Maidan en 2013-2014, des mouvements de libération ukrainiens ou des opérations militaires contre les régimes séparatistes dans les régions de Donetsk et Louhansk ont été saisis ou détruits. Dans certaines écoles de la région de Kharkov, les livres saisis ont été remplacés par des livres de propagande russe.

A Marioupol, l’armée russe a ainsi brûlé la bibliothèque ukrainienne Vasyl Stus, bibliothèque publique située dans l’église de la ville. Vasyl Stus était un poète qui durant l’époque soviétique, célébra la langue et la nation ukrainienne. Envoyé au goulag, il y décéda en 1985.

Ce forum a aussi été l’occasion de mettre en lumière la formidable mobilisation de la population ukrainienne, militaires comme civils pour sauvegarder les livres et les bibliothèques de leur pays. Une immense chaîne de solidarité s’est ainsi mise en place et a permis de collecter près de 10 000 euros qui ont été redistribués à 200 bibliothèques. Cette chaîne de solidarité a également été entretenue par tous ces intellectuels, femmes et hommes de lettres engagés sur le front qui ont produit œuvres littéraires ou ont continué depuis leurs postes de combat à faire vivre la littérature ukrainienne.

Bibliothèque Karazin

Nous commençons ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne par le discours de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan, à l’occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands le 23 octobre 2022 et traduit par Iryna Dmytrychyn. Serhiy Jadan a fait un don de 12 500 dollars afin de reconstruire la bibliothèque Karazin de Kharkov (photo). Il a publié son nouveau roman L’Internat aux Éditions Noir sur Blanc, dans une traduction d’Iryna Dmytrychyn que nous avons chroniqué dans notre épisode 4 : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/bibliotheque-ukrainienne-episode-4/

« Qu’est-ce que la guerre change en premier lieu ? La perception du temps, la perception de l’espace. Ils changent très vite, les contours de la perspective, les contours du temps. L’homme dans l’espace de la guerre s’efforce de ne pas bâtir des projets d’avenir, tente de ne pas trop penser à comment sera le monde de demain. Ce qui compte, c’est ce qui t’arrive ici et maintenant ; ce qui a du sens, ce sont les choses et les gens qui resteront avec toi jusqu’au lendemain matin, tout au plus, dans le cas où tu survis et que tu te réveilles. L’objectif principal est de rester entier, d’avancer une demi-journée de plus. Après, plus tard, on verra, on saura comment agir, comment se comporter, sur quoi s’appuyer dans cette vie, quel en sera le nouveau point de départ. »

« C’est une question de langage. De l’usage précis et justifié de tel ou tel mot, de l’exactitude de notre intonation, lorsque nous parlons de l’existence à la limite entre la vie et la mort. À quel point notre vocabulaire d’avant, ce lexique qui hier encore nous permettait parfaitement d’appréhender le monde, à quel point est-il donc opérant aujourd’hui, pour exprimer ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous donner de la force ? Car nous nous sommes tous retrouvés dans ce lieu du langage que nous ne connaissions pas auparavant et, par conséquent, notre système de valeurs et de perception est déplacé, le sens a changé de grille de lecture, le besoin a redessiné ses limites. Ce qui de l’extérieur, vu de côté, peut s’apparenter à des conversations sur la mort, en vérité représente très souvent une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à sa possibilité, à sa pérennité. De manière générale, où dans cette réalité nouvelle, brisée et déplacée, se termine le thème de la guerre et où commence la zone de la paix ? »

Pour lire l’intégralité du discours :

https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/prix-de-la-paix-des-libraires-allemands-2022-pour-serhiy-jadan-discours-de-reception-du-prix/

Témoigner, c’est aussi ce qu’entreprend Lasha Otkhmezuri, ancien diplomate et historien géorgien. Délaissant un temps le front russe de la seconde guerre mondiale qu’il a raconté avec Jean Lopez dans quelques livres devenus aujourd’hui des références (Barbarossa 1941, la guerre absolue, Passés composés, 2019 ou Joukov, Perrin, 2013), il est allé à la rencontre d’acteurs de la guerre en Ukraine pour recueillir leurs témoignages qu’il a consigné de ce livre simplement appelé Combattre pour l’Ukraine, dix soldats racontent (Passés composés, 224 p). Pour Hebdoscope, il nous en dit plus :

1.Comment est née l’idée de ce livre ?

Contrairement à mes livres précédents, il s’agit d’un livre très personnel. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans son écriture. J’avais peur de ressembler à un journaliste « vautour ». Quand la guerre a débuté, j’ai voulu aider l’Ukraine autrement que par mes écrits. C’est après la multiplication d’imprécisions et d’inexactitudes notamment des déclarations faisant référence à Yalta et à Munich que j’ai décidé d’écrire. La déclaration d’Henry Kissinger du 23 mai 2022 disant que l’Ukraine devait consentir à des concessions territoriales m’a définitivement convaincu.

2. Votre livre regroupe les témoignages de différentes personnes impliquées dans la guerre. Qu’ont-elles en commun ?

Je pense que ce que les unit renvoie à des termes comme la liberté, la paix et la sécurité. Des mots que certains en Occident considèrent depuis quelques décennies comme acquis. Maksym Lutsyk, un étudiant âgé de 20 ans, est sûrement le plus explicite lorsqu’il explique être allé à la guerre pour défendre la vie paisible, le droit des habitants de Kiev à pouvoir prendre un verre en terrasse. Il ne faut jamais oublier que la liberté et la paix renvoient à la nécessité de les défendre. Dans le livre, je cite Romain Rolland qui, en juillet 1938, a déclaré que « la paix ne se donne qu’à ceux qui ont le courage de la vouloir et de la défendre ». Mais je pourrais également citer Périclès qui, il y a 2500 ans, a prononcé exactement les mêmes mots. C’est pourquoi Maksym Lutsyk, Maria Chashka, des Russes, des Géorgiens ou encore le Letton Gundars Kalve ont raison quand ils déclarent que ce n’est pas seulement une guerre pour la liberté de l’Ukraine, mais également une guerre pour la paix et la démocratie en Ukraine.

3. Les propos des témoins non ukrainiens, notamment cet ancien officier du FSB, sont particulièrement édifiants

Je voulais avoir le témoignage de Russes pour démontrer qu’il n’y a pas de fatalité à voir la démocratie disparaître de Russie pour des décennies. En voyant les crimes à Boutcha et dans d’autres villes d’Ukraine, beaucoup ont conclu que tous les Russes sont des impérialistes, que la Russie ne sera jamais une démocratie. Rappelons-nous comment les citoyens russes ont réagi à l’invasion de la Lituanie le 13 janvier 1991 : des foules de moscovites sont descendues dans les rues de Moscou dès le lendemain et ont stoppé la possibilité d’un accroissement de la violence. Ce fut la plus grande manifestation de l’histoire de la Russie moderne. Ces manifestants tenaient des pancartes « pour votre et notre liberté».

L’Europe doit parler avec le peuple russe et non avec Poutine pour lui rappeler ces pages de l’histoire dont ils peuvent être fier comme ce 14 janvier 1991. L’Europe doit assurer aux Russes qu’après Poutine, au lieu du cauchemar impérialiste, ils auront la possibilité de vivre une vie meilleure et que l’Europe les aidera à réaliser cet objectif.

4. Vous, l’historien, le diplomate qui a écrit sur les batailles du front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale, comment avez-vous perçu ces témoignages sur celles d’Irpin ou de Marioupol ?

En général, je préfère éviter ce type de parallèles, surtout quand ils sont faits par des historiens. Comme l’écrit Nietzsche, « l’histoire monumentale trompe par analogie ». 

5. Votre pays a également été envahi par la Russie (en 2008). Quel regard portez-vous sur la différence de réactions par apport à l’Ukraine ?

En 2008, je fus l’un des premiers à pointer dans la presse française la responsabilité géorgienne dans ce conflit. Comme je l’écris dans l’introduction de mon livre, il y a une grande différence entre ces deux guerres : en 2008, rien n’était noir ou blanc alors que dans la guerre actuelle nous avons une partie – l’Ukraine – qui, alors même qu’elle était déjà à moitié occupée, a tout fait pour éviter la guerre et que de l’autre côté, il y a un agresseur qu’aucun compromis n’a arrêté.

Un autre point très important pour moi : j’ai une aversion profonde pour toute sorte « d’exhibitionnisme littéraire ». Si dans l’introduction du livre je parle de mon expérience personnelle, je l’ai fait pour que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions qui n’ont rien à voir avec mes origines.

Henry Lion Oldie, Invasion, journal d’Ukrainiens pacifiques, Les Belles Lettres, 180 p.

Henry Lion Oldie est un pseudonyme regroupant deux célèbres auteurs d’heroic fantasy et de littérature imaginaire (publiés chez Mnémos), Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov. Délaissant leurs mondes merveilleux, c’est dans le chaos et les ténèbres de l’occupation russe qu’ils nous convient dans ce livre. Vivant dans le même immeuble de Kharkov, ils sont certainement passés par cette bibliothèque Karazin qui illustre aujourd’hui notre épisode.

L’attaque du 24 février 2022 les a projetés dans le réel, dans le quotidien d’une nation en armes, d’une population qui combat et qui survit. Leurs témoignages qui s’étalent de février à l’automne 2022 parlent des attaques quotidiennes de missiles russes, de ces astuces pour éviter que volent en éclats les vitres des appartements, de ces séjours prolongés dans la cave avec les autres résidents. Et puis l’exil. Début mars 2022, les deux hommes accompagnés de leurs familles sont contraints de quitter Kharkov pour Lviv. Leur notoriété leur permet, grâce au réseau de leurs lecteurs et fans, de trouver des points de chute. Un chronique ordinaire d’une guerre extraordinaire.

Etienne de Poncins, Au cœur de la guerre, XO éditions, 352 p.

La guerre, il l’a vu à de nombreuses reprises. Mais peut-être pas d’aussi près. Etienne de Poncins est un diplomate chevronné. Passé par l’ENA, il a été en poste en Bulgarie, au Kenya et en Somalie. Arrivé à Kiev en 2019, il ne s’attendait certainement pas, malgré les menaces russes, à voir les chars de Vladimir Poutine, envahir l’Ukraine aux premières heures du 24 février 2022. « Comment expliquer et comprendre ce qui vous paraît proprement incompréhensible et irrationnel ? » écrit alors que les fantômes de la seconde guerre mondiale et de Staline se bousculent dans son esprit.

Vient alors l’évacuation de l’ambassade pour Lviv, à l’ouest du pays, la photo brisée – comme cette relation franco-russe qui avait survécut à deux guerres mondiales – du président de la République sous le bras, l’évacuation des ressortissants français, l’aide apportée à l’Ukraine, les visites à Boutcha, lieu de crimes de guerre qui semblaient appartenir au passé ou à la bibliothèque de Tchernihiv que nous avons évoqué dans notre épisode 2.

Puis vient le moment de coucher ses souvenirs sur le papier, conscient d’être engagé dans quelque chose qui le dépasse et s’appelle l’Histoire avec un grand H. Avec ce récit, le lecteur a l’impression de faire un bon dans le passé. Le livre d’Etienne de Poncins n’est pas un livre d’histoire mais un témoignage, celui d’un diplomate en guerre qui constate avec amertume que l’essence même de son action a échoué. Ce n’est pas un livre d’histoire. Pas encore.

Sylvie Bermann, Madame l’Ambassadeur, De Pékin à Moscou, une vie d’ambassadeur, Tallandier, 352 p.

De l’autre côté du Donbass, un autre diplomate français a vu cette guerre se dessiner. Première femme à avoir occupé un poste d’ambassadeur dans trois pays du Conseil de sécurité des Nations-Unies (Chine, Royaume-Uni, Russie), Sylvie Bermann arrive à Moscou en 2017. Pendant un peu plus de deux ans (jusqu’en décembre 2019), elle est la voix de la France et côtoie le maître du Kremlin dont elle perçoit vite sa volonté de renouer avec un passé sanglant : « À la recherche de l’avenir dans le passé, empreints de nostalgie de la puissance, des hommes forts rêvent du retour d’empires et s’inscrivent dans la lignée des empereurs de Chine et des tsars de toutes les Russies » estime celle qui a également côtoyé Xi Jinping.

Aux premières loges d’une situation qu’elle voit se dégrader malgré la signature des accords Minsk en 2014-2015 qui prévoyaient notamment un cessez-le-feu bilatéral et le retrait des unités armées, Sylvie Bermann a aujourd’hui un jugement sévère sur l’action du maître du Kremlin : « Cette guerre absurde est tragique pour l’Ukraine, d’abord en raison du sang versé, mais également pour la Russie et le peuple russe » écrit-elle avant de conclure  « La guerre, dont le premier objectif était de décapiter le gouvernement en installant un homme de main à Kiev, est d’ores et déjà perdue. »

Pavel Filatiev, ZOV, l’homme qui a dit non à la guerre, Albin Michel, 224 p.

ZOV, trois lettres peintes sur les blindés russes. Trois lettres qui résument l’occupation de l’armée russe. Trois lettres, titre du témoignage de l’un de ses soldats, Pavel Filatiev. Engagé dans le 56e régiment d’assaut aéroporté, ce dernier est très vite blessé à l’œil. Son témoignage, édifiant, révèle une prise de conscience parmi les militaires. Filatiev décrit une armée russe mal préparée, désorganisée, mal équipée. Mais surtout une profonde désillusion sur son pays, sur le sens que lui, et à travers lui, des milliers de jeunes russes, peinent à trouver dans cette guerre absurde. Aux épisodes de la guerre qu’il vit, succèdent ceux de sa vie d’avant, celle-là même qu’il a consacré, en vain, à son pays. « J’ai un pressentiment très net de fiasco total » écrit-il dès le 24 février 2022. Son témoignage dont l’intégralité des droits d’auteurs sera reversée à des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine traduit ce doute désormais présent, tel un poison, dans la société et l’armée russes. Mais ce poison est-il devenu mortel ? Personne ne le sait pour l’instant.

Hommage à Valeriya Karpylenko

Valerija Karpylenko (Nava) Asow-Kämpferin

Avant de clore ce nouvel épisode, Hebdoscope souhaite citer ce poème de Valeriya Karpylenko dont le sort a ému le monde entier au printemps 2022. L’universitaire et poétesse faisait partie des défenseurs de l’usine Azovstal à Marioupol. Elle s’était mariée avec l’amour de sa vie, Andrei, 3 jours avant la mort de ce dernier. Aujourd’hui, Valeriya Karpylenko est depuis plusieurs mois, prisonnière des Russes dans la colonie pénitentiaire d’Olevnika. Nous pensons à elle et à tous les prisonniers et demandons sa libération.

VIS !

Tire ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Peu importe le nombre de visières d’ennemis pour lesquelles tu es une cible !

Tire ! N’aies peur de rien, même de la mort !

Ne meurs pas ! En ayant une âme tachée de peur, laisse mourir tes ennemis – unités, dizaines, centaines, milliers – de toi seul !

Car ils n’ont pas ce que tu as. Un but suprême ayant pour noms honneur et dignité !

Ne meurs pas ! Il faut vivre. Toujours.

Vis jusqu’à ce que les ennemis de la terre ukrainienne soient obligés de se mettre à genoux !

Ou qu’ils soient profondément enterrés dans ses profondeurs !

Vis, car la noblesse de l’homme réside dans l’amour et la fidélité à sa terre natale

Ce dégueulasse n’a ni sa terre, ni sa maison. Ils n’ont rien. Rien à défendre.

Vis et tue ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Vis car tu n’as pas le droit de mourir !

Traduction Olha Demidas

Le Livre de Pacha

Véronique Sales possède un style qui lui est propre. Perceptible dans Okoalu (Vendémiaire, 2021), son univers situé à mi-chemin entre rêve et réalité, convie son lecteur dans une sorte d’entre-deux où seules les sensations permettent au lecteur d’avancer. Comme dans un brouillard qui s’effiloche au fur et à mesure de la progression du récit avant de dévoiler l’ensemble du paysage. Ici dans ce livre publié une première fois en 2010, point de jungle tropicale ni d’humidité suintante mais un voyage dans le temps et l’espace entre Suède et Sibérie en passant par les côtes normandes. Quoique…


Dans ce livre qui n’est pas sans rappeler la grande tradition littéraire russe avec ces personnages mi sorcier, mi démon, Pavel Kiriline a indéniablement quelque chose du baron balte Ungern-Sternberg, ce général fou converti au bouddhisme pendant la révolution russe. Kiriline est entouré en permanence d’un halo de mystère dont la perte de la vue va renforcer sa clairvoyance sur la nature du monde. Un chaman arrivé au terme de ses multiples réincarnations que le lecteur rencontre dans l’immensité de cet univers que fait tenir parfaitement Véronique Sales à travers ses pages en exhalant la beauté du monde. Le brouillard se déchire alors, révélant, comme dans Okoalu, une île, située au Fidji cette-fois ci. Une île à la fois paradisiaque et cruelle, circulaire où tout se tient, et dominée par des aras, ces perroquets aux mille couleurs comme le livre et l’œuvre de Véronique Sales.

Par Laurent Pfaadt

Véronique Sales, Le Livre de Pacha
Vendémiaire, 312 p.

Les hyènes nazies

Un livre passionnant revient sur les gardiennes des camps de concentration et d’extermination

Nombreuses furent les survivantes évoquant ces femmes qui, à l’instar de leurs collègues masculins, ont fait régner la terreur dans les camps de concentration et d’extermination. Mais pourquoi alors, ces histoires ont-elles été si peu racontées ? Certes, La liseuse de Bernhard Schlink avait abordé ce sujet mais le livre n’avait pas eu de suites.


Celui de Barbara Necek remédie enfin à ce manque. En se penchant sur le cas des Aufseherin, les « surveillantes » comme elles furent appelées, la documentariste ne souhaite pas faire œuvre d’exhaustivité mais plutôt expliquer à travers quelques exemples, la place que réserva le Troisième Reich à ces femmes provenant de milieux populaires et modestes et qui ont servi le régime de la plus funeste des manières.

En suivant ainsi les destinées de quelques-unes des 4000 femmes environ qui servirent dans les camps de concentration et d’extermination nazis, en particulier Johanna Langefeld et Maria Mandl, l’ouvrage revient sur la mécanique d’extermination des ennemis du Reich dans laquelle les femmes eurent toute leur place. De plus, il met à mal un tabou, celui qui a longtemps prévalu et qui servit d’ailleurs de défense à ces femmes en les assimilant à des « victimes d’un régime qui les instrumentalisés ».

Barbara Necek s’inscrit ainsi en totale contradiction avec cet argument. Et dresse le portrait de ces femmes qui participèrent activement, de leur plein gré, souvent à des fins d’ascension sociale, à la Shoah. L’ascension sociale, voilà le point de départ de cette implacable mécanique, celle donnant à des êtres méprisés socialement, économiquement, l’impunité de leur vengeance. « Beaucoup de femmes issues de milieux défavorisés, peu éduquées, aux ambitions professionnelles déçues, ont en effet l’impression d’être devenues quelqu’un » écrit ainsi l’auteur. Cette vengeance qui s’accompagna d’avantages de toutes sortes comme des logements ou une relation amoureuse avec l’élite SS des camps, s’exerça sur ces médecins, ces avocats, ces professeurs devenus les ennemis du régime et qui les méprisaient avant la guerre.

Puis le crime comme preuve d’une fidélité au Führer. Celui-ci s’exerça à Ravensbrück, centre de formation des Aufseherin, ce camp de femmes dont l’enceinte était interdite aux hommes et où une femme comme Johanna Langefeld, à la tête de 150 gardiennes et de 3000 prisonnières, régna comme une reine sur un royaume de spectres. A Auschwitz où Maria Mandl décida à 30 ans, de la vie et de la mort de milliers de femmes en procédant notamment à la sélection des déportées devant la Judenramp et dont le sadisme n’eut rien à envier à ses coreligionnaires SS. Si Mandl fut pendue en Pologne après la guerre et que Langefeld échappa de peu à la mort, nombreuses furent celles qui revinrent à la vie civile sans être inquiétées. Et selon Barbara Necek, « les greniers allemands recèlent encore des trésors sous forme de journaux intimes ou de mémoires que la génération des enfants garde honteusement dans le secret ». Son livre n’est donc pas un constat. C’est un point de départ.

Par Laurent Pfaadt

Barbara Necek, Femmes bourreaux
Aux éditions Grasset, 304 p.

A lire également : Wendy Lower, Les Furies de Hitler, coll. Texto,
Chez Tallandier, 368 p. 2019

Des colombes brisées

Le nouveau roman de Douglas Stuart s’attaque à l’homophobie. Glaçant et magnifique.

Une douceur sur le visage. Voilà la première impression que l’on ressent. Ces derniers jours, le héros du dernier roman de l’écrivain écossais Douglas Stuart, Mungo, a revêtu un visage : celui du jeune Lucas, 13 ans, qui s’est suicidé dans les Vosges, début janvier parce qu’il aimait un garçon. Celui d’une homophobie révoltante, lancinante comme un poison.


Si les usines rouillées de Glasgow ont remplacé les plaines vallonnées de Golbey et que Mungo est un peu plus âgé (15 ans), le poison, lui, est le même. Il imprègne les consciences, se nourrit d’alcool et de misère sociale, les véritables maladies de nos sociétés. Cet alcool qui a corrodé le cœur de la mère de Mungo, Mo-Maw, qui n’est pas sans rappeler l’Agnès de Shuggie Bain, la poussant à abandonner son fils à deux malfrats pour le « guérir » de son homosexualité lors d’une partie de pêche, pour vider son cœur de son amour pour l’ennemi catholique James, ce garçon différent qui aime tant les colombes.

Mungo lui ne se doute de rien. Il est étranger à cette lutte que se livre catholiques et protestants, ces Atrides modernes, entre cités rivales et derbys Celtic-Rangers. Il se plaît à se moquer de ces caïds un peu harlequin. La trame narrative une nouvelle fois menée de main de maître et qui atteste du grand talent littéraire de Douglas Stuart avec ces scènes qui resteront longtemps dans la mémoire des lecteurs en particulier celles entre Mungo et James, embarque son lecteur vers ce lac tout en déroulant le chemin qui y conduit comme un fleuve menant à la mer. Un fleuve empoisonné dont on redoute l’embouchure. La solitude du voyage de l’adolescent sur ce Styx écossais où les enfers semblent être la destination finale est terrible et prenante. Dans notre cœur, les larmes se teintent de colère.

Poursuivant avec Mungo le même sillon littéraire qui lui valut un succès international et le Booker Prize 2020 pour son premier roman, Shuggie Bain qui sort en poche, Douglas Stuart signe bien évidemment un livre d’une puissance inouïe sur l’intolérance. Mais ce dernier va bien au-delà. C’est un cri d’alerte sur la destruction de notre société et de nos valeurs. Une destruction que nous constatons sans rien faire. Un choc littéraire qui pousse le lecteur et le citoyen à s’interroger sur son inaction, sur sa complicité. Pour que ne s’éteignent plus les visages de jeunes adolescents au visage d’ange.

Par Laurent Pfaadt

Douglas Stuart, Mungo, Globe, 480 p.

A lire également : Shuggie Bain, Pocket, 576 p.