Mahler, Symphonie nᵒ 3 en ré mineur

Avant sa nomination au poste de directeur musical de l’orchestre, Aziz Shokhakimov avait donné, pendant l’hiver 2020, une cinquième symphonie de Mahler des plus convaincantes. Allait-il, durant cette saison, renouveler la prouesse avec la troisième, qu’il dirigeait pour la première fois ? Nous eûmes, en fin de compte,  une interprétation d’une intelligence musicale exceptionnelle, servie par un orchestre éblouissant.


Aziz Shokhakimov
©Jean-Baptiste Millot

Dans une de ses conférences sur Gustav Mahler donnée à Vienne dans les années 1960, le philosophe allemand Adorno parlait ‘’du fond d’enfance qu’il avait conservé, pour son bonheur et pour son malheur, dans son existence d’adulte et l’ayant empêché de souscrire à ce qui définit le contrat social officiel de toute musique : l’obligation de se fixer des limites’’. Cette esthétique de la démesure imprègne particulièrement la troisième symphonie, longue d’environ 1h30, composée de six mouvements dont le premier, à lui tout seul, dure le temps de la cinquième de Beethoven, mobilisant un orchestre gigantesque, une mezzo-soprano, une maîtrise de garçons et un chœur de femmes. Commençant sous l’aspect d’un chaos musical chargé d’inquiétude, l’œuvre se termine dans l’utopie d’une fusion totale, clamée dans un accord monumental et ponctué par les deux timbaliers, mettant les cuivres de l’orchestre au bord de l’apoplexie.

Dans la vaste introduction de l’œuvre, certains chefs installent un climat d’inquiétude mélancolique, d’autres soulignent davantage la dimension chaotique et agitée. A vrai dire, les deux options se défendent, l’essentiel résidant dans la qualité du jeu orchestral. Dès les premières mesures, Shokhakimov installe une ambiance tourmentée et fébrile, mais d’une manière très rigoureuse, dépourvue d’emphases et de grossissements inutiles. D’emblée, l’orchestre, avec une mention spéciale pour les cors, fait preuve d’une tenue et d’une concentration saisissantes. Tous les changements d’atmosphère qui traversent cet immense premier mouvement, partagé entre épisodes de marches exultantes et retour du chaos initial, sont vraiment restitués avec un art consommé. Comme souvent, le jeune directeur de l’OPS opte pour des tempi soutenus, mais sans précipitations ni bousculades, fignolant au contraire une polyphonie scintillante d’une grande richesse de timbre, que des enregistrements pourtant bardés de micros indiscrets ne font pas toujours entendre. Toute cette évidence de la musique se retrouve dans sa vision du second mouvement, d’une grande poésie sonore, et du troisième, avec un dialogue entre orchestre et cor de postillon fort réussi.

Alle Lust will Ewigkeit (Toute joie aspire à l’éternité), telles sont les paroles tirées du Zarathoustra de Nietzsche, chantées d’une voix profonde et grave par la mezzo Anna Kissjudit, avant le bim/bam, mouvement choral entonné par la maîtrise de l’Opéra du Rhin et le Chœur de femmes de l’OPS, sur un de ces textes de religiosité populaire tiré du recueil du Knaben Wunderhorn qu’affectionnait Mahler. Quant au long adagio final, il laisse souvent insatisfait, même sous la houlette de chefs de renom, tant certains l’amoindrissent pendant que d’autres font dans l’enflure ou dans l’alambiqué. Décidemment très inspiré par la musique de Mahler, Shokakhimov subjugue par l’intensité et la justesse du propos, obtenue avec des phrasés judicieusement épurés et des tempi plutôt allants. Moyennant de très subtils ralentis et juste ce qu’il faut d’emphase, toutes les convulsions orchestrales précédant le gigantesque accord final sont magnifiquement restituées par un orchestre qui jamais n’a paru autant en accord avec son chef. Programmée avant la crise sanitaire, cette intégrale Mahler en voie d’achèvement avait connu des débuts incertains avec notamment une fort décevante sixième symphonie sous la conduite du chef Josef Pons. Avec la récente neuvième dirigée par Vassili  Sinaïski et cette troisième de Shokakhimov, le niveau atteint soutient toutes les comparaisons.

Michel LE GRIS

Orchestre philharmonique de Strasbourg

https://philharmonique.strasbourg.eu