Sélection poches

L’Afrique, le Pacifique et le sud des Etats-Unis, la sélection poches d’Hebdoscope vous invite à de multiples voyages dans le temps et l’espace.


Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Le Livre de Poche, 576 p.

Le prix Goncourt 2021 arrive en poche offrant ainsi une session de rattrapage à tous ceux qui auraient raté la première sortie de ce grand livre. La plus secrète mémoire des hommes raconte ainsi l’histoire d’un livre mystérieux, Le Labyrinthe de l’inhumain écrit en 1938 par un certain T.C. Elimane écrivain tombé dans l’oubli et inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), premier prix Renaudot africain (1968) accusé de plagiat. Le héros du livre, Diégane Latyr Faye, écrivain sénégalais, se lance alors à la recherche d’Elimane et sa quête va le conduire sur plusieurs continents et à la rencontre de personnages énigmatiques et sulfureux.

Magnifique livre où son érudition ne fait que renforcer sa force addictive, La plus secrète mémoire des hommes est un témoignage incandescent sur le pouvoir de la littérature mais également sur la force de la langue française à travers le monde et sa capacité à se réinventer en dehors de ses frontières nationales, notamment en Afrique.

Eugène B. Sledge, Frères d’armes, Tempus, 576 p.

Entre septembre 1944 et juin 19 45, Eugène B. Sledge, membre du corps des Marines des Etats-Unis fut engagé dans deux batailles parmi les plus sanglantes de la guerre du Pacifique : Peleliu et Okinawa. Au milieu de la jungle humide et face à des Japonais plus résolus et cruels que jamais, il lutta et revint en vie dans une Amérique victorieuse. Rassemblant ses souvenirs, il composa alors ce magnifique chant littéraire à la mémoire des hommes qui restèrent sans sépulture sur le sol brûlant de ces îles.

Son livre, paru une première fois en 1981 et que le célèbre historien britannique John Keegan considérait comme « l’un des plus importants témoignages de guerre qu’il ait jamais lu », est prodigieux. On s’enfonce avec lui dans l’épaisseur de la jungle, on transpire avec lui. La barbarie de la guerre, les combats menés dans des conditions dantesques sont révélés dans leur plus sanglante cruauté. Celle-ci tranche avec ces moments de fraternité inouïs entre les soldats où Sledge « Sledgehammer » nous dépeint des personnages tous droits sortis de romans comme le capitaine Andrew Haldane abattu par un sniper japonais.

Frères d’armes est l’un des plus beaux livres sur les hommes dans la guerre. Des images tirées des Nus et des morts que republient ces derniers jours les éditions Robert Laffont (voir article le siècle Mailer), ainsi que celles de La Ligne rouge de Terence Malick vous viennent immédiatement à l’esprit. Un livre que vous n’oublierez pas de sitôt.

Robert Penn Warren, Le cavalier de la nuit, 10/18, 552 p.

L’espace des grandes plantations du Sud des Etats-Unis, voilà le cadre du premier roman de Robert Penn Warren (1905-1989), auteur entre autres des Fous du roi et de L’esclave libre. Ce premier opus d’une œuvre qui allait marquer durablement les lettres américaines et valoir à son auteur trois prix Pulitzer (un de fiction et deux de poésie) – il est le seul à ce jour – se déploie dans les grandes plantations de tabac de ce Kentucky où le cheval et le bourbon forgent les hommes. Dans ce roman publié en 1939 aux Etats-Unis puis en France en 1951, le lecteur suit la destinée de Percy Munn, un avocat devenu « cavalier de la nuit », sorte de Pale Rider des planteurs propulsé malgré lui à tête de cette fronde sanglante contre ces traîtres à la solde de l’industrie naissante du tabac.

Robert Penn Warren dépeint à merveille ces planteurs du Sud spoliés par les grandes industries du Nord dans ce 20e siècle naissant qui allait voir l’explosion d’un capitalisme dévorant et dans ce prolongement économique d’une guerre de Sécession qui a pris fin quelques quarante ans plus tôt. Dans ces pages, Robert Penn Warren installe les premières pierres de son style granitique si puissant sur lesquelles il grava plus tard ses autres chefs d’œuvre. Timidement, les œuvres de ce grand écrivain arrivent enfin jusqu’à nous. L’occasion de ne pas rater ce grand roman où John Steinbeck rencontre John Ford.

Par Laurent Pfaadt

Le Pacte antisémite, le début de la Shoah en Galicie orientale

Dans l’immensité de ce que Marie Moutier-Bitan appelait les champs de la Shoah, titre de son ouvrage précédent (Passés composés, 2021) qui fut en tous points remarquable et correspondait à ces territoires d’Union soviétique envahis par la Wehrmacht et la SS le 22 juin 1941, entre marécages et cités soviétiques, le lecteur semblait, géographiquement, un peu perdu. Et pour placer sur la carte la Galicie orientale, cette région à cheval entre la Pologne et l’ouest de Ukraine, il a fallu à la fois l’ouvrage de référence de Timothy Snyder mais surtout les deux enquêtes de Philip Sands.


Le Pacte antisémite, le nouvel ouvrage de l’historienne se veut la vision micro du précédent. En prenant comme point de départ la fameuse photo du pogrom de Lvov, début juillet 1941 qui suivit l’entrée des troupes allemandes en Union soviétique, Marie Moutier-Bitan a souhaité « étudier à hauteur d’homme, au ras du sol, ces bouleversements brutaux et meurtriers au sein de la population locale ». Et le cadre qu’elle dessine de ce tableau où sévit cette Shoah par balles qui se répandit dans tous les territoires soviétiques est saisissant.

Passants regardant un jeune garçon attaquer un Juif avec un balai dans une rue de Lviv,
juin-juillet 1941
crédit : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Leonard Lauder

Plantant le décor de la vie de ces juifs de l’Est, entre shtetl et campagnes environnantes, entre commerçants juifs et paysans ukrainiens souvent illettrés, Marie Moutier-Bitan restitue à merveille ce climat antisémite hérité de cette Russie du Protocole des sages de Sion qui véhicula les pires stéréotypes sur les juifs, sur leur prétendue richesse, sur leur perfidie.

Les intérêts des différents acteurs du génocide vont converger dans ce tableau et forger ce pacte antisémite qui, en Galicie orientale, s’abattit sur les quelques 570 000 juifs de la région. Idéologue pour les envahisseurs, social et économique pour les habitants locaux, politique pour les partisans d’une Ukraine indépendante, chacun y trouva son compte. Mais « comme tout pacte avec le diable, l’indépendance ukrainienne avait un prix : il fallait se salir les mains et entrer dans la danse macabre que Hitler avait composée » écrit-elle à propos des motivations indépendantistes.

On connait la suite. Dès l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, les premiers massacres furent perpétrés par les hommes de l’Einsatzgruppen C sous les commandements d’Otto Rasch et de Paul Blobel, responsable plus tard de l’opération 1005 visant à faire disparaître les corps, et aidé de collaborateurs ukrainiens et de voisins. De Sokal à la frontière polonaise à Lvov, le 1er juillet 1941, en passant par Dobromyl, Marie Moutien-Bitan suit les traces de sang que laissèrent les signataires de ce pacte ignoble dans les champs fertiles de l’ouest de l’Ukraine. Grâce aux nombreux témoignages qu’elle a collecté au sein de l’association Yahad-In Unum présidée par Patrick Desbois et sa mise en situation littéraire très réussie, elle donne à voir et à sentir l’enfer qui s’abattit sur les populations juives locales.

Le Pacte antisémite est bel et bien un livre de chair et malheureusement de cendres. Sur ces dernières, Marie Moutier-Bitan a élevé un magnifique mémorial de papier qui transporte entre passé et présent son lecteur dans l’œil de ce cyclone que personne n’imaginait et qui, pourtant, advint.

« Toutes les fêtes s’étaient transformées en torture, les jours de joie en jours de deuil. Il n’y avait plus pour elle de printemps ni d’été ; à chaque saison, c’était l’hiver pour elle. Le soleil se levait, mais ne la réchauffait pas. Seul l’espoir persistait, indéracinable ». Les mots de l’écrivain Joseph Roth, lui-même originaire de cette Galicie orientale et mort avant le début de la seconde guerre mondiale, résonnèrent très certainement dans ces champs d’horreur. Ils ont aujourd’hui rencontré ceux, importants, de Marie Moutier-Bitan. 

Par Laurent Pfaadt

Marie Moutier-Bitan, Le Pacte antisémite, le début de la Shoah
en Galicie orientale
Chez Passés composés, 315 p.

Le siècle Mailer

A l’occasion du centenaire de sa naissance, retour sur cet écrivain majeur des lettres américaines au 20e siècle

Le 31 janvier, Norman Mailer aurait eu 100 ans. Figure de proue du nouveau journalisme qui fut également incarné par Tom Wolfe, Truman Capote ou Hunter S. Thomson, Mailer s’inscrivit dans ce mouvement littéraire qui vit la mise en scène racontée à la première personne supplanter l’historique narration désincarnée de faits divers ou de questions de société afin de dresser le décor d’une Amérique traversée par ses démons. Morceaux de bravoure, recueils de textes sur la télévision, le succès ou la politique incarna ainsi à merveille cette technique qui constitua une révolution littéraire et lui valut, en 1969 son premier Pulitzer pour Les Armées de la nuit, livre évoquant les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam. Cette technique culmina avec Le chant du bourreau où Mailer aborde la peine de mort dans la société américaine à travers le destin de Gary Gilmore, reconnu coupable d’un double homicide. Le livre devenu un best-seller international valut à Mailer un autre Pullitzer, celui de la fiction en 1980.


Norman Mailer, 1987
©-William-Coupon CORBIS

L’œuvre de Normal Mailer suit ainsi une histoire des Etats-Unis au 20e siècle. Une histoire traversée par les tragédies et les gloires. De la guerre du Pacifique au match entre Ali et Foreman au Zaïre qu’il contribua à mythifier en passant par la peine de mort, la conquête de la lune ou le Watergate, sa plume accompagna les convulsions d’une Amérique en ébullition dont il se voulut le portraitiste au vitriol. Le combat du siècle publié en 1975 illustre à merveille cette alliance de violence et d’énergie en faisant du duel entre Ali et Foreman, un récit mythologique, une sorte d’Illiade africaine.

A partir de son premier roman en 1948 où il évoqua son expérience de soldat durant la guerre du Pacifique, la carrière littéraire de Norman Mailer épousa la vie tumultueuse du 20e siècle américain. Les Nus et les Morts, probablement l’un des plus grands livres des hommes dans la guerre bouleversa plusieurs générations d’écrivains. Olivier Sebban, écrivain français qui a fait des Etats-Unis le décor de ses romans en convient : « Ce fut pour moi un véritable choc de lecture. A la fois roman classique, moderne, social, éminemment politique, ce roman de l’intime battit dans une temporalité non linéaire, audacieuse, est en vérité le portrait de l’Amérique de son temps, de l’Amérique de toujours transposée hors de l’Amérique. Les Nus et les Morts est un texte écrit dans une langue précise et descriptive, parfois physique et matérielle jusqu’au lyrisme. Sans doute le plus grand livre de Mailer, dans la lignée de La Guerre et la Paix, de la Ligne Rouge réalisé par Terence Malick. »

A l’instar d’un Gore Vidal dont l’affrontement télévisuel en 1971 dans le Dick Cavett show demeura célèbre, Norman Mailer fut également l’un des grands biographes américains, installant un Oswald au sommet de la mythologie américaine (Oswald. Un mystère américain), narrant l’enfance d’un Hitler par un envoyé du diable (Un château en forêt) et inventant les mémoires d’une Marylin Monroe en quête de dignité.

Aujourd’hui, cent ans après sa naissance, la relecture de Norman Mailer permet de redécouvrir ce géant des lettres américaines mais également un esprit qui ne fut jamais mainstream. Et en ces temps troublés, il devient plus que nécessaire d’entendre à nouveau des voix comme celle de Mailer.

Par Laurent Pfaadt

Pour entrer dans l’univers de Norman Mailer, Hebdoscope vous recommande :

  • Les Nus et les Morts, Pavillons poche, Robert Laffont, 960 p.
  • Le Combat du siècle, Folio, 336 p.
  • Oswald. Un mystère américain, Plon, 670 p.

A lire également Cendres blanches d’Olivier Sebban, Rivages, 304 p.

Atalante et l’empereur

La Vierge néerlandaise de l’écrivaine néerlandaise Marente de Moor arrive enfin en France. Préparez-vous à affronter l’un des meilleurs livres de cette rentrée littéraire


Atalante fut une héroïne, la seule femme des Argonautes engagée dans la quête de la Toison d’or. Cette peau de bélier dorée a aujourd’hui été revêtue par Katharina Loix van Hooff, ancienne éditrice du domaine étranger de Gallimard qui vient de fonder une nouvelle maison d’édition baptisée justement Les Argonautes. Bien décidée à gravir l’Olympe de la littérature européenne, notre Athéna de l’édition a décidé de lancer sa première guerrière, la néerlandaise Marente de Moor, autrice mondialement connue mais qui, paradoxalement, n’avait jamais été traduite en français.

L’Atalante de La Vierge néerlandaise se nomme Janna, jeune femme de dix-huit ans envoyée par son père à Aix-la-Chapelle, l’ancienne capitale de Charlemagne, auprès d’un vieux maître d’armes, Egon von Bötticher, pour y apprendre le fleuret. Débute alors une histoire d’amour entre deux êtres que tout oppose à commencer par l’âge dans une sorte de remake de la Belle et la Bête. Bötticher sera son Jason, héros d’un monde antique aux valeurs d’airain mais périmées. Son prince Bolkonsky de ce Guerre et Paix qui l’accompagne partout notamment dans cet entre-deux guerres et paix. Son empereur dans ce royaume hors du temps. Son pygmalion de l’épée dont elle sera le fourreau.

Lancée dans la quête de cette Toison d’or de papier, ces lettres échangées entre son père médecin et Egon von Bötticher pendant la Première guerre mondiale et dont le mystère de la relation parcourt le livre à coups de parades et de ripostes, notre Atalante trouva sur sa route quelques compagnons, ces Dioscures sabreurs, Friedrich et Siegbert, ou « la loutre », sorte d’Echion allemand conteur d’aventures du vieux Bötticher. D’ailleurs, la gémellité traverse, de part en part, ce livre. Une gémellité séparée de miroirs. Il y a les vrais jumeaux qui finissent, dans l’amour et le combat, par se dissocier de part et d’autre de leurs sabres. Les faux jumeaux Egon von Bötticher et son ami Jacq, le père de Janna, séparés par ces miroirs de papier entre progressisme et romantisme. Les jumelles du fleuret enfin, Janna et Hélène Mayer, la championne olympique, sorte de Médée trahissant les idéaux de Bötticher, qui finissent par s’affronter dans un duel onirique.

Marente de Moor construit ici un magnifique roman d’apprentissage avec une jeune femme qui découvre l’amour et l’adversité de la vie. Avec son style perforant comme un fleuret, à la fois sec et plein de poésie, elle fait de l’escrime la métaphore d’une vie coincée entre deux mondes, entre deux guerres, entre monstres d’une guerre passée et créatures d’une guerre à venir. La vierge néerlandaise, symbole des Pays-Bas, est aussi un roman sur la fin d’une époque, celle où la mort se voulait héroïque et non industrielle. Atalante finira par ramener la Toison d’Or chez elle. Lors de leur voyage retour, les Argonautes passèrent par le Rhin avant de faire demi-tour. Retenons-les un peu avec ce superbe roman.

Par Laurent Pfaadt

Marente de Moor, La Vierge néerlandaise
Les Argonautes éditeur, 352 p.

Un abri de fortune

Après une pige de quelques années chez Flammarion, l’une de nos plus belles romancières, la Strasbourgeoise Agnès Ledig revient chez Albin Michel avec son nouveau roman, Un abri de fortune. Une petite infidélité à son Alsace natale pour s’aventurer chez le voisin vosgien dans ce très beau roman qui glorifie la nature avec l’histoire magnifique de cette maison devenue le refuge de quelques cabossés de la vie. Au contact de la nature sauvage et envoûtante de la forêt vosgienne, les trois personnages du livre tireront ainsi la force de leur résurrection.

Tous les ingrédients qui ont fait le succès d’Agnès Ledig sont une nouvelle fois réunis dans ce nouveau roman feel-good. Il devrait à coup sûr réjouir ses lecteurs et en séduire, avec cette ode à la nature rédemptrice et à la biodiversité, de nouveaux. Un retour aux sources, aux fondamentaux donc pour redonner du sens à sa vie.

Par Laurent Pfaadt

Agnès Ledig, Un abri de fortune
Chez Albin Michel, 368 p.