Jeu sur tambours et tambourins

Il est toujours agréable de découvrir les nouvelles œuvres d’un Prix Nobel surtout quand celui-ci se nomme Olga Tokarczuk. L’auteure des Livres de Jakob (Noir sur Blanc, 2018) démontre ainsi avec cette série de nouvelles écrites il y a une vingtaine d’années et qui n’avaient jamais été traduites toute la précocité de son talent.


Une fois de plus, l’écrivaine polonaise la plus traduite au monde fait la preuve de son incroyable talent de narration et de mise en scène avec ces histoires qui nous emmènent à la frontière du rêve et de la réalité en compagnie d’un écrivain face à son personnage ou de ce professeur de psychologie perdu dans une Varsovie hors du temps et qui se retrouve face à une carpe. A la fois intrigantes et fascinantes, ces nouvelles opèrent une distorsion de la réalité et l’ancienne psychothérapeute aime, dans ses récits, se jouer de son lecteur, le mener par le bout du nez et le terroriser. Mais surtout, ces nouvelles nous permettent, paradoxalement, d’entrer dans le cerveau d’Olga Tokarczuk. Sorte d’échantillons, ils sont proprement fascinants car ils permettent de mesurer, de voir presque comme devant un microscope, les labyrinthes narratifs complexes et si effaces échafaudés par Olga Tokarczuk.

La prose de l’écrivaine rappelle parfois quelques-uns de ses prédécesseurs au Nobel ou en voie peut-être de l’être tels que José Saramago ou Haruki Murakami. Comme lui, elle célèbre également le pouvoir incroyable de la musique sur les êtres, sur leur psyché dans cette magnifique nouvelle Ariane à Naxos où une cantatrice se lie d’amitié avec sa voisine du dessus qui l’écoute en secret à travers le plancher. D’ailleurs, c’est à un autre Prix Nobel, Thomas Mann qu’elle a consacré son nouveau roman qui devrait être bientôt être traduit en français. Reste à savourer ces quelques histoires fascinantes avant de gravir une nouvelle montagne littéraire qui s’annonce, comme à chaque fois, magique.

Par Laurent Pfaadt

Olga Tokarczuk, Jeu sur tambours et tambourins
Aux éditions Noir sur Blanc, 320 p.

Tous les livres d’Olga Tokarczuk sont à lire aux éditions Noir sur Blanc : https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/

Exil blanc

Nicolas Ross achève avec cet opus durant la guerre froide, son histoire de l’émigration russe blanche

C’est ce qui s’appelle une œuvre. Celle d’une vie. Celle d’un exil sans relâche. Celle d’une persécution aveugle. Une œuvre à la poursuite d’un idéal, d’une vision comme boussole. Une œuvre qui s’apparente à la lutte sempiternelle de David contre Goliath.


Avec ce livre qui succède à celui, brillant, des Russes blancs et rouges pendant la seconde guerre mondiale (Entre Hitler et Staline, éditions des Syrtes, 2020), Nicolas Ross, historien spécialiste de l’émigration russe blanche clôt son histoire de ces Russes restés fidèles au tsar et aux valeurs de la Russie d’avant 1917.

La seconde guerre mondiale vient de s’achever et les Russes blancs se sont partagés entre sauver la mère patrie quitte à pactiser avec le diable soviétique et miser sur une défaite et un effondrement du régime qui n’a pas eu lieu. Parmi ceux qui ont choisi cette deuxième voie figurent les partisans d’Andrei Vlassov, ce général soviétique ayant rejoint les nazis à la tête d’une armée russe de libération nationale. Arrêté et livré à Staline, il est exécuté en 1946 tandis qu’autour du général Anton Tourkoul se forme un comité qui cohabite avec d’autres structures notamment la NTS (Union Nationale-Travailliste) dans une difficile structuration que nous décortique parfaitement Nicolas Ross pour comprendre l’organisation de la résistance blanche.

Mais en ces lendemains d’apocalypse, déjà, une nouvelle guerre se dessine. Elle sera froide et l’émigration blanche va représenter un allié de poids dans la lutte planétaire que se livrent Etats-Unis et URSS. Les Américains vont ainsi soutenir massivement l’émigration russe antisoviétique et sa plus importante organisation, la NTS qui a succédée au ROVS décapité avant-guerre par Staline et s’est imposée sur toutes les autres.

Dans ce nouveau contexte, Nicolas Ross nous emmène dans ces lieux de résistance, des officines aux églises orthodoxes, des maisons de retraite que les premiers russes émigrés viennent remplir aux revues littéraires de l’émigration notamment la Nouvelle Revue qui paraît à New York à partir de 1946 et aux appartements clandestins où se cachent les chefs blancs, Gueorgui Okolovitch ou Alexandre Trouchnovitch, traqués par les sbires du futur KGB et leurs alliés, notamment la Stasi. Le livre de Nicolas Ross, déjà passionnant, prend alors des airs de romans d’espionnage lorsqu’il évoque avec, il faut le dire, un suspens non feint, les tentatives d’assassinat contre Gueorgui Okolovitch. Car si les époques ont changé, les méthodes, elles, n’ont guère évolué. Staline a décidé de faire subir à Okolovitch le même sort qu’à Evgueny Miller, enlevé à Paris en 1937. Il a d’ailleurs chargé un élève de Pavel Soudoplatov, son maître espion durant l’entre-deux-guerres, de cette besogne. Mais l’homme a des scrupules et prévient Okolovitch. Ce sera l‘affaire Khokhlov en 1954 qui provoquera un retentissement international. La NTS ne sera d’ailleurs pas en reste et aidée de la CIA et du MI-6, elle tentera à son tour de s’implanter sur le territoire de la mère patrie.

Il faudra attendre encore près de trente-cinq ans pour permettre à ces émigrés et à leurs descendants de rentrer chez eux. Trente-cinq longues années où leurs souffles finiront par s’éteindre dans les maisons de retraite, leurs écrits se tarir dans les revues et leurs enfants choisir la mondialisation comme identité. Avec ce livre qui ne referme pas le tombeau de l’émigration blanche mais bien au contraire l’ouvre sur une histoire dont l’écriture doit assurément se poursuivre, Nicolas Ross rend à tous ces hommes et ces femmes, l’hommage qu’ils méritent.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas Ross, Au cœur de la guerre froide, Les combats de l’émigration russe de 1945 à 1960
Editions des Syrtes, 544 p.