C’est dans le cadre d’un « temps fort » proposé du 18 mars au 2 avril autour du thème « Le monde du travail aujourd’hui » que Le Maillon nous a proposé des spectacles qui feront date .
Avec Stefan Kaegi et Rimini Protokoll à l’affiche on sait qu’on va vers l’aventure, vers l’originalité et l’intelligence et cela nous plaît et cela nous tente, bien sûr. D’avoir été emmenés dans les différents lieux signifiants de ce périple destiné à nous immerger dans le monde de l’entreprise nous a autant intrigués que secoués.
Tout a commencé, en ce qui concerne le groupe d’une dizaine de personnes auquel j’appartenais, par l’intervention de l’entomologiste qui, s’appuyant sur des photos et des dessins, nous a fait pénétrer dans le monde des fourmis pour montrer comment ces petites bêtes mettaient en œuvre pour vivre, une remarquable organisation qui, comparée à celle des humains, paraît plus rationnelle, plus efficace, on aurait envie de dire « mieux pensée » à tous les niveaux qu’il s’agisse de la construction de l’habitat, de la recherche de nourriture, de la répartition des tâches… Une introduction pertinente au vu de la suite des autres lieux qui seront ensuite proposés.
Car, dans la grande salle du Maillon c’est une sorte de chantier qui a été reconstitué avec ses escaliers en fer, ses passerelles, ses estrades, ses chemins balisés, ses piles de briques et de panneaux d’agglomérés.
Par groupes nous sommes invités à rencontrer des experts, entrepreneur, urbaniste, avocat, entre autres qui nous informent des différentes problématiques qui se posent lorsqu’il est question de mettre, en place ou de réaliser des transformations ou des constructions dans un lieu donné ou dans l’espace urbain.
Casques sur la tête, écouteurs sur les oreilles, nous nous transformons en visiteurs attentifs, consciencieux, prêts à encaisser leurs démonstrations, leurs explications.
Et nous sommes même sollicités à exécuter des travaux pratiques, ici, trimballer des briques ou des panneaux de bois, ailleurs, sous la conduite de l’ouvrière chinoise, faire et refaire les gestes de pelletage ou de forage avec le marteau-piqueur, plus loin enfermés dans un bureau nous sommes invités à choisir un projet d’investissement pour lequel on nous a donné de gros billets de banque(faux naturellement !)…
Ainsi sommes-nous autant spectateurs qu’acteurs. Les sujets les plus délicats, les plus complexes sont abordés comme les problèmes de corruption ou de malversation, de rapports de pouvoir, de rivalité ils sont rendus audibles et cet ensemble de situations nous conduit inévitablement à cette prise de conscience politique que montrant que dans ce monde, les intérêts privés prennent le pas sur le bien public qui, seul devrait prévaloir.
La démonstration à la fois concrète et ludique de Stefan Kaegi nous a enthousiasmés et convaincus qu’un théâtre engagé peut être une vraie source de joie.
Bien décidé à bâtir un soft power qui passe par la culture, les Emirats Arabes Unis ont déployé depuis plusieurs années de nombreux efforts dans ce domaine comme en témoignent le Louvre Abu Dhabi ou l’attention portée à l’architecture avec notamment les oeuvres de Zahia Hadid, d’Abdulmajid Karanouh et Aedas Arquitectos. En matière de promotion des lettres et de la culture arabe, le Sheikh Zayed Book Award organisé par le Centre de langue arabe d’Abu Dhabi sous les auspices du département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi est très vite devenu non seulement le prix le plus doté du Proche et Moyen Orient (près de 200 000 euros) mais également l’une des principales récompenses littéraires du monde en matière de littérature et de culture arabes. « Que représente le prix ? Précisément de sortir, comme le veulent les jeunes dirigeants des pays du Golfe aujourd’hui, d’une certaine image de la région, attachée au pétrole et à rien d’autre. L’Arabie et le Golfe veulent reconquérir la place qui leur revient assez naturellement dans la culture arabe » affirme ainsi l’historien Gabriel Martinez-Gros, nommé pour la deuxième année consécutive dans la catégorie culture arabe dans une autre langue.
Pour sa 17e édition, parmi
les 3151 candidatures provenant de 60 pays dont la France, les membres du jury
du Sheikh Zayed Book Award ont dévoilé leurs finalistes 2023 dans les six catégories
du Prix : Littérature, Jeune auteur,
Édition et Technologie, Traduction, Culture Arabe dans une autre langue et
Critique littéraire et artistique.
Dans la catégorie reine, celle de
la littérature, trois écrivains se disputeront le prix. Le grand poète irakien,
Ali Ja’far al-Allaq, figure de la littérature arabe et membre de l’union
générale des écrivains arabes, auteur d’Ila Ayn Ayyathouha Al Kaseedah
(« Whereto, O Poem? » Une Autobiographie, Alan Publishers and
Distributors, 2022) affrontera deux femmes : l’égyptienne Reem Bassiouney qui
rêvera de succéder à Iman Mersal, couronnée en 2021, et dont Al-Qata’i :
Thoulatheyat Ibn Tulun (Al-Qata’i’ – La trilogie d’Ibn Tulun, Nadhet Misr,
2022), vaste fresque sur les Mamelouks se situant à la fin du 19e et
au début du 20e a été récompensée par le prix Naguib Mahfouz, et la
libanaise Alawiya Sobh avec Ifrah ya Qulbi (Réjouis-toi, ô mon cœur, Dar
Al-Adab, 2022), que les lecteurs français ont découvert, il y a une quinzaine
d’années chez Gallimard, avec Maryam ou le passé décomposé aura à cœur
de défendre les couleurs du Liban, à l’heure du centenaire de la publication du
Prophète de Khalil Gibran.
Dans la catégorie jeune auteur,
trois auteurs sont en liste : l’irakienne Shahd Al-Rawi pour Fawka Jisr
Al Joumhoureyah (Sur le Pont de la République, Dar Alhikma en 2020),
l’égyptien Ahmed Lotfi avec Al Wahl wa Al Noujoom (La saleté et les étoiles,
Aseer AlKotb, 2022) et l’algérien Said Khatibi et sa Nehayat Al Sahra’a (La
fin du désert, Hachette Antoine / Nofal, 2022).
Les Français seront également
bien représentés notamment dans les catégories culture arabe dans une autre
langue, traduction et édition. Dans la catégorie culture arabe dans une autre
langue, Gabriel Martinez-Gros, déjà nominé en 2021 pour L’Empire
Islamique: VIIe –
XIe siècle (Passés composés, 2019) est à nouveau présent
pour son ouvrage, toujours chez Passés composés, De l’autre côté des croisades
(2021) que nous avions chroniqué. « Je ne peux que m’en satisfaire et
contribuer à les aider dans ce mouvement d’innovation, qui tranche avec notre
monde un peu frileux et conservateur » estime ainsi ce dernier. Il est
cette année accompagné d’un autre compatriote, Mathieu Tillier, professeur
d’histoire de l’Islam médiéval à la Sorbonne qui a publié en 2017, L’invention
du cadi. La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers
siècles de l’Islam (Editions de la Sorbonne).
La nouvelle présence de Sindbad, éditeur
de plusieurs Sheikh Zayed Book Award notamment Iman Mersal en 2021 que nous
avions interviewé, dans la catégorie édition récompense à la fois l’immense
travail de « passeur » de la littérature arabe en France de Farouk
Mardam-Bey mais également l’ouverture artistique des Emirats arabes unis pour
les différentes esthétiques littéraires diffusées par Sindbad.
Enfin dans la catégorie
Traduction, la sélection de la traduction de l’essai de l’écrivain et
psychanalyste Michel Schneider, Voleurs De Mots : Essai Sur Le Plagiat, La
Psychanalyse et La Pensée (Gallimard, coll. Tel, 2011) par l’un des
meilleurs traducteurs tunisiens, Abdelaziz Chebil, vient compléter une 17e
édition où la France sera bien représentée.
Ces nominations révèlent en tout cas l’engagement du jury en faveur d’intellectuelles ayant placées la place de la femme dans les sociétés arabes au cœur de leurs œuvres. Ainsi tant Reem Bassiouney que Alawiya Sobh ont construit des portraits de femmes prisonnières des carcans sociaux de leurs pays. Quant à Jalila Tritar, nommée dans la catégorie critique littéraire et artistique pour Mara’i an-Nisaa’: Dirasat fi Kitabat al-That an-Nisaa’iya al-Aarabiya (Le point de vue des femmes: Études sur les écrits personnels des femmes arabes, La Maison Tunisienne Du Livre en 2021), elle a fait de la place de la femme dans la littérature, la matrice de son oeuvre. Une autre façon de dire que de ce côté-ci du monde, la culture a de beaux jours devant elle.