Un Egyptien vivant à Londres reçoit l’appel d’un ami. Il doit organiser les funérailles d’un compatriote mort dans la capitale britannique, un jeune homme qu’il ne connaît pas mais dont il doit pourtant accompagner les derniers pas dans ce monde. Pendant plusieurs jours, Shady Lewis nous conte cette improbable épopée hors du temps menée par son personnage principal, sorte de Sébastien Brant du monde arabe embarqué dans cette Nef des fous british.
Dans ce roman où le burlesque côtoie le tragique, Shady Lewis évoque ainsi de multiples questions qui structurent nos sociétés modernes : la question des identités multiples dans ce monde uniformisé, celle d’être un musulman dans une société occidentale, celle de devoir lutter contre les préjugés des autres et d’être forcé de les adopter pour ressembler à l’image que les autres se font de vous, celle enfin du manichéisme qui structure nos modes de pensée. Ici le méridien de Greenwich est symbolique et se trouver d’un côté ou de l’autre ne signifie pas la même chose. Les allers-retours entre le présent et le passé du personnage, notamment l’histoire de sa grand-mère conteuse, ajoutent à ce jeu de masques, cette espèce de bal masqué sociétal dont on ne sait plus, avec délice d’ailleurs, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Mais surtout, Shady Lewis, en utilisant l’arme de l’humour, réussit parfaitement à dépeindre une société britannique qui marche sur la tête après avoir tant vanté ce fameux multiculturalisme qui ne veut plus rien dire aujourd’hui.
Maniant une langue décapante qui joue à merveille avec les codes de l’absurde, Shady Lewis nous conduit à travers les méandres d’une administration et d’une société où les fous ne sont pas forcément ceux qui se trouvent dans les centres psychiatriques.
Par Laurent Pfaadt
Shady Lewis, Sur le méridien de Greenwich, traduit de l’arabe par May Rostom et Sophie Pommier Chez Actes Sud, 208 p.
L’emprise psychologique qu’exerça le régime soviétique sur les esprits, en URSS mais également dans le monde entier rendait impossible l’idée même de révolte dans le système concentrationnaire soviétique. Il était ainsi inconcevable d’imaginer une telle initiative tant le communisme et son appareil répressif avait fait du légendaire fatalisme russe, l’un des socles de son pouvoir sur les êtres. Au mieux, l’idée de révolte appartenait au domaine des rêves, ceux que l’on oublie, que l’on enfoui de peur d’être trahi par les autres ou par soi-même et d’être expédié au goulag.
Sergueï Soloviev a enfoui ses rêves y compris celui de liberté dans des carnets. Car des carnets, il en a rempli. Des carnets de relevés surtout pour ce jeune topographe des années 1930 propulsé comme des millions de jeunes hommes dans cette grande guerre patriotique. Cette manie de consigner ses rêves aurait pu lui valoir la réputation d’un fou. Comme aux échecs qu’il pratiqua sur l’échiquier du destin où il joua avec les noirs de l’Armée de libération nationale d’un général Vlassov rallié aux Allemands par haine anticommuniste ou avec ceux des morts du camp du Struthof en Alsace où il fut expédié.
De retour en URSS, Soloviev fut broyé par le système et ses sbires du NKVD. Mais Soloviev ne renonça pas. « Je me mis à manger ma soupe en songeant à quel point ces enquêteurs, ces gars baraqués, se ressemblaient tous. Ils affichaient une assurance indéfectible, et pourtant, on lisait aussi dans leurs yeux : Je suis une victime autant que toi, nous sommes dans la même cage, sous la même loupe, dans la même prison » écrit-il. Expédié au goulag de Norilsk en Sibérie, Soloviev allait y jouer son coup de maître avec cette révolte fomentée en 1953, sorte d’épilogue d’un destin irrémédiablement tourné vers la liberté.
Nikolaï Kononov nous raconte tout cela dans ce livre passionnant qui rappelle par bien des aspects le météorologue d’Oliver Rolin. Ecrit à la première personne, l’auteur, journaliste russe ayant collaboré au New York Times ou au magazine Forbes, est « devenu » Soloviev, faisant de ce récit documentaire des mémoires romancées. Il a merveilleusement épousé la personnalité de son héros, ce topographe attaché à la nature, aux paysages, à ses couleurs, à ses variations comme ce vent alsacien qui « ne cessait jamais de hurler ». Ses descriptions de la folie des Allemands et de la réalité du goulag témoignent d’une normalité effrayante. Mais en Alsace comme en Sibérie, le froid et la faim ne parvinrent jamais à le vaincre. Et Kononov de montrer la résilience d’un homme passé à travers les deux totalitarismes du 20e siècle malgré les épreuves, les menaces et la mort toute proche. Un homme qui a su conserver la liberté de dire non, une liberté qu’aucun régime, même le plus répressif du 20e siècle, ne réussit à vaincre.
Par Laurent Pfaadt
Nikolaï Kononov, La Révolte, traduit du russe par Maud Mabillard Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.
Trois successeurs d’Edgar P. Jacobs, le fidèle Jean Van Hamme au scénario qui a ressuscité Blake et Mortimer avec L’affaire Francis Blake, La malédiction des trente deniers ou Le Dernier Espadon, Christian Cailleaux et Etienne Schréder, auteurs des dessins du diptyque consacré au professeur Septimus s’associent pour nous proposer une suite au Rayon U, le premier album de Jacobs paru en 1944. Le trio nous replonge ainsi dans cet univers à la fois préhistorique et futuriste du désormais cultissime Rayon U et dans cette suite où se mêlent une fois de plus à merveille monstres et fiction.
Les Iles noires sont toujours aussi convoitées. L’empereur d’Austradie charge ainsi sa nouvelle créature, le général Robioff, de prendre possession de ces dernières et de mettre la main sur l’uradium qui pourrait lui assurer le pouvoir absolu. Il faut alors toute l’ingéniosité de Lord Calder et de ses compagnons de Norlandie pour contrecarrer les terribles visées de Babylos III.
Les auteurs ont voulu dans cet album en tout point réussi, comme le rappelle Jean Van Hamme, « rester fidèles à l’esprit de Jacobs ». Le scénario de Van Hamme, expert en la matière, est à nouveau parfait avec son lot d’aventures et de rebondissements. Il y a même une forme d’hommage à Jacobs avec notamment la place prise par Adji, le serviteur de Lord Calder qui n’est pas sans rappeler Ahmed Nasir. L’évolution des personnages entre Le Rayon U et La Flèche ardente permet quelques libertés tout en respectant certains codes propres à l’univers du créateur de La Marque jaune comme la position des mains ou la manière de courir qui donnent immédiatement le sentiment d’être dans Jacobs.
Au final, le lecteur prend un plaisir immense à découvrir cette suite passionnante du Rayon U où l’on apprend enfin la véritable nature de ce dernier. « J’avais envie d’apporter une réponse à cette question » poursuit Jean Van Hamme. Donc, n’attendez plus.
Par Laurent Pfaadt
Jean Van Hamme, Christian Cailleaux, Etienne Schréder, La flèche ardente, avant Blake et Mortimer Tome 2 Dargaud, 48 p.
A lire également une nouvelle édition du Rayon U colorisée par Bruno Tatti (Dargaud, 48 p.)
Le Musée Magnin de Dijon consacre une magnifique exposition à la collection De Vito
On pensait le sujet de la peinture italienne du XVIIe siècle épuisé, sans nouveauté. Et voilà qu’arrive pour la première fois en France les chefs d’œuvre de la collection De Vito, du nom de ce magnat italien des télécommunications, Giuseppe De Vito (1924-2015) qui accumula des toiles de maîtres napolitains avant de formaliser cette collection dans une fondation créée en 2011 et qui a aujourd’hui traversé la péninsule et les Alpes pour venir s’installer en Bourgogne.
Et dire que le COVID faillit empêcher les amoureux du Seicento napolitain de contempler ce Ribera, ces Giordano, ces Stanzione ou ces Vaccaro. Il a fallu pour cela toute la passion et l’opiniâtreté de Nadia Bastogi, directrice scientifique de la Fondazione De Vito et de Sophie Harent, conservateur en chef du musée Magnin qui non seulement ont permis l’aboutissement de ce projet inédit tant au niveau des peintres exposés que de la nature de leurs oeuvres avec ces grands formats sortis pour la première fois de leurs écrins italiens.
A l’origine, comme le rappelle une section de l’exposition consacrée à Giuseppe de Vito, il y a un ingénieur, adepte des sciences dures qui se passionna pour la peinture napolitaine du XVIIe siècle. « Ce qui intéressa De Vito, c’est comprendre l’évolution de l’art napolitain » relate ainsi Sophie Parent. Sa rencontre avec le surintendant de Naples, Raffalleo Causa, signa le début de cette aventure artistique et conduisit à la formalisation d’une collection unique aujourd’hui visible par tous.
A travers ces quarante tableaux répartis en neuf sections et traduisant un cheminement intellectuel et pictural parfaitement cohérent, cette collection montre le caractère précurseur de Giuseppe De Vito, attaché à la redécouverte de peintres oubliés et écrasés par la figure du Caravage notamment Massimo Stanzio ou Andrea Vaccaro. L’exposition s’attarde ainsi sur l’œuvre lumineuse de ce dernier avec notamment sa magnifique Sainte Agathe (vers 1640) et son bleu canard éclatant ou sur cette Judith tenant la tête d’Holopherne (vers 1645) d’un Massimo Stanzio dont le travail sur les étoffes à l’élégance raffinée rappelle le grand Zurbaran.
Malgré deux passages très brefs, Le Caravage marqua profondément de son empreinte la peinture napolitaine. La présence dans la collection De Vito de plusieurs œuvres dont le Saint Jean Baptiste enfant d’un Battistello (vers 1622) ou le Saint Jean Baptiste dans le désert (vers 1630) de Stanzione évoquent cette filiation picturale dominée à Naples par la figure tutélaire d’un Jusepe de Ribera dont le Saint Antoine abbé (1638) semble interpeller le visiteur. Car cette peinture napolitaine du Seicento qui traverse l’exposition dans toutes ses dimensions esthétiques se divisa en deux périodes : celle du ténébrisme des héritiers du Caravage et celle du baroque de la deuxième moitié du XVIIe siècle avec deux grandes figures, Luca Giordano et Mattia Preti. A ce titre, le visiteur restera très certainement pantois devant le regard terrifié et les yeux écarquillés du Saint Jean de la puissante Déposition du Christ d’il Cavaliere Calabrese(vers 1675). Ici la scène semble encore en mouvement tant la charge émotionnelle accentuée par la vue da sotto in su (de dessous vers le haut) est forte avec ce ciel d’orage qui semble contenir une colère divine prête à éclater et un Joseph d’Arimathie ployant sous le poids du Christ. Cette oeuvre « montre la capacité de Preti à mêler précision du mouvement, intensité émotionnelle, sens de la composition et virtuosité décorative » nous rappelle Sophie Harent dans le magnifique catalogue qui accompagne cette exposition à propos d’un tableau qui mérite presque, à lui seul, la visite.
Parfois, l’exposition se mue en une enquête policière dans la salle du fameux Maître de l’annonce aux bergers qui constitua la grande passion de Giuseppe De Vito et dont l’identité reste encore sujette à discussions : s’agit-il d’une seule personne, d’un épigone de Ribera ou de plusieurs mains ? Reste l’incroyable puissance de ses tableaux et notamment ce Rebecca et Eliézer aux puits (vers 1635-1640) montré seulement pour la deuxième fois. Emporté dans cette course effrénée à l’abîme pictural, le visiteur semble submergé devant tant de beautés. Il croyait tout connaître. Il n’a encore rien vu.
Naples pour passion, chefs d’œuvre de la collection De Vito, Musée Magnin, Dijon, jusqu’au 25 juin 2023 puis au musée Granet à Aix-en-Provence à partir du 15 juillet 2023.
Par Laurent Pfaadt
A lire le catalogue accompagnant l’exposition :
Naples pour passion, chefs d’œuvre de la collection De Vito, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 160 p.
A la veille d’un nouveau Grand Prix d’Azerbaïdjan, le roi est-il de retour ? Après sa deuxième place à Melbourne, Lewis Hamilton semble n’avoir pas dit son dernier mot. Le champion le plus titré de l’histoire de la F1 – à égalité avec Michael Schumacher – en a vu d’autres. C’est ce que montre le livre de Frédéric Ferret, journaliste à l’Equipe. Sur le circuit urbain de Bakou qu’il avait dompté le 29 avril 2018 face à Raïkkönen et Perez dans une course absolument folle où les Red Bull s’étaient sabordées, Lewis Hamilton mit ce jour-là un coup d’arrêt aux Ferrari et entama sa marche triomphale vers un cinquième sacre. Pourtant, trois ans plus tard, en 2021, sur ce même circuit qui de son propre aveu s’avéra « traumatisant », Hamilton allait perdre en partie son titre de champion du monde…
Les années se suivent et ne se ressemblent pas. Pourtant, le Britannique était habitué à une certaine routine, celle d’enchaîner les titres avec son équipe Mercedes comme on enfile des perles. Il est pourtant bien loin le temps où ce jeune garçon de treize ans admirait Mika Hakkinen au volant de sa McLaren Mercedes lors de la victoire du pilote finlandais au Grand Prix du Brésil en 1998. Cette même McLaren Mercedes qui allait faire en 2008 de ce surdoué, un des plus jeunes champions du monde.
Vingt ans exactement sépare Interlagos de sa victoire à Bakou. Vingt ans d’une aventure qui débuta en F1 en mars 2007. Il est alors 4e sur la grille de départ du Grand Prix d’Australie. Cinq grands prix plus tard, il remporte sa première victoire au Canada, l’une de ses plus belles selon l’auteur, avant de lutter jusqu’au bout face à un Kimi Raïkkönen sur Ferrari qui ne le devança que d’un petit point.
Hamilton sut tirer les leçons de cet échec qu’il n’a jamais accepté. Un petit point pour battre le record de Schumacher, cet autre monstre sacré à qui il doit être comparé. « Ils ont en commun une motivation et une détermination extrêmes qui leur ont permis de connaître le succès qu’ils ont » assure Ross Brown ingénieur légendaire interviewé par l’auteur et qui fréquenta les deux hommes. Un point, c’est peut-être ce que l’histoire de la F1 retiendra. Car Lewis Hamilton dut en permanence lutter contre les meilleurs pilotes de son époque, parfois même au sein de sa propre écurie contre Fernando Alonso, puis contre Nico Rosberg dont l’accrochage en 2018 au premier tour du Grand Prix d’Espagne allait offrir à un rookie de 18 ans, Max Verstappen, sa première victoire. Mais comme tous les grands fauves du sport, à l’image d’un Mohamed Ali qu’il vénère, Hamilton fonctionne, comme son idole Ayrton Senna, à l’instinct. « Hamilton est un créateur hors pair, refusant toute préparation préalable, jouant sur l’improvisation permanente » écrit ainsi Frédéric Ferret.
La carrière de Lewis Hamilton est une histoire de patience et de travail aboutissant à tous les records : plus de cent pole positions, 188 podiums à ce jour, 103 victoires sur 31 circuits différents. Le journaliste qui suit le champion depuis près d’une vingtaine d’années n’omet rien dans son livre : les grandes victoires et les titres comme les erreurs et les « coups » de celui qui a « écrasé tous les records et reconstruit la discipline ». Comme à Bakou en 2017 lorsqu’il provoqua le quadruple champion du monde, Sébastian Vettel qui finit par lui donner un coup de roue et écopa d’une pénalité. Bakou encore.
Dans le même temps, le champion aux sept couronnes est devenu un objet de pop culture. Ses tenues vestimentaires, ses prises de position contre le racisme et en faveur du mouvement #Blacklivesmatter après la mort de George Floyd en ont fait une icône qui a dépassé le cadre de la formule 1. En septembre 2020, à l’image d’un Tommie Smith au JO de 1968, il monte en vainqueur du Grand Prix de Toscane avec un T-Shirt « Arrest the cops who killed Breonna Taylor » en référence à cette jeune femme tuée par la police de Louisville dans le Kentucky en mars 2020. Il a même prêté sa voix à une voiture dans le dessin animé Cars 2 (2011).
Arrive aujourd’hui la nouvelle génération emmenée par Max Verstappen et, à l’image d’un Mohamed Ali sur le retour, Lewis Hamilton connaît ses premières défaites notamment ce KO d’Abu Dhabi en 2021 qui suscite encore de vives discussions et ouvrit l’ère du Hollandais. Celle du Britannique est-elle pour autant refermée ? Car l’histoire du sport fonctionne par cycles. « On sait désormais que, dans n’importe quelle condition, l’Anglais sait gagner. Avec la manière. Il sait également perdre. Ce n’est pas une légende…c’est de l’histoire » écrit le journaliste de l’Equipe. Pour autant, les exemples de Lauda ou de Prost ont montré qu’il ne faut jamais enterrer les grands champions. Alors Bakou fera-t-il mentir à nouveau cette même histoire ?
Par Laurent Pfaadt
A lire : Frederic Ferret, Les années Hamilton, Solar éditions/L’Equipe, 160 p.
La carrière de Lewis Hamilton étant indissociable de Mercedes et de son écurie de course Mercedes-AMG Petronas Formula One Team, la rédaction vous conseille également l’ouvrage AMG Mercedes, élégance et puissance (Glénat, 2022)